M. le président. La parole est à Mme Raymonde Poncet Monge.
Mme Raymonde Poncet Monge. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, cette proposition de loi s’inscrit dans un mouvement de transformation profonde de notre rapport au travail dans le contexte de la transition numérique.
Les enquêtes de l’Organisation internationale du travail (OIT) l’attestent : l’aspiration à l’autonomie progresse chez les employés ; elle motive une partie d’entre eux, attirés par la promesse d’indépendance des plateformes, à se tourner vers elles pour y exercer comme livreurs ou chauffeurs sous le statut d’autoentrepreneurs.
Pour d’autres, il s’agit simplement de créer son emploi dans un contexte de chômage massif et de marché du travail fermé aux faibles qualifications.
Exercer son travail de manière autonome, choisir ses modalités d’organisation, son rythme de travail, ses horaires, posséder son outil de travail, ne pas être dans une situation de subordination, c’est presque un idéal d’émancipation dont certaines plateformes se vantent d’être le réceptacle.
Mais ce récit d’indépendance se révèle bien souvent être une fiction, déconstruit par la force de rappel d’une exploitation sans régulation.
Un livreur de Take Eat Easy témoignait ainsi devant des journalistes : « Si tu n’honores pas un créneau, tu te prends un carton. Si tu refuses une livraison, tu t’en prends un autre. Au bout de trois, t’es convoqué. Quatre, et tu es éliminé : ils désactivent ton compte. ».
Contrôle en temps réel de la course, surveillance constante dans la réalisation de la tâche, opacité de la fixation des tarifs, impossibilité de choisir les itinéraires, obligation de se connecter régulièrement à la plateforme sous peine d’en être interdit d’accès, dépendance à l’algorithme… Tout cela est non pas l’autonomie d’un entrepreneur, mais le renforcement d’un pouvoir disciplinaire.
Ce que les chercheurs appellent le « management algorithmique » renvoie bien à des pratiques de surveillance et de contrôle qui caractérisent une subordination.
De fait, au Royaume-Uni, au Portugal, aux Pays-Bas, en Espagne, une série de décisions de justice ont permis aux travailleurs d’être requalifiés en tant que salariés.
De même, en France – vous l’avez dit –, la cour d’appel de Paris a réaffirmé le lien de subordination en soulignant qu’une condition essentielle de l’entreprise individuelle indépendante se trouve dans la « maîtrise de l’organisation de ses tâches, [de] sa recherche de clientèle et de fournisseurs ».
Les actions en justice se heurtent cependant à la présomption de non-salariat qui laisse au travailleur la charge de la preuve de sa subordination. Il est juste, dès lors, que ce soit aux plateformes de prouver que le statut d’autoentrepreneur n’est pas détourné. Et, le rapport de force et de négociation étant fortement défavorable aux travailleurs isolés, il est nécessaire que ce déséquilibre soit compensé par la possibilité d’une action collective, à laquelle chacun est libre de s’associer ou non.
Chacun est libre aussi de rester indépendant s’il maîtrise ou croit maîtriser son organisation, cela dit sans préjuger du caractère réel ou non de cette indépendance, comme il est libre de croire à la réduction de l’asymétrie dans le rapport de force avec les plateformes promise par la négociation à venir en 2023.
Mais preuve a été donnée récemment que le modèle des plateformes numériques n’est pas remis en cause par le recours au statut salarial.
Notre responsabilité législative est donc de rendre possible la lutte contre l’« indépendance » quand celle-ci se révèle fictive.
Les membres du groupe écologiste et moi-même pensons par ailleurs que pour répondre au désir d’autonomie il faut surtout changer le contenu et le sens de l’activité, autrement dit changer le travail ; mais c’est là un autre chantier.
Notre groupe votera cette proposition de loi. (Applaudissements sur les travées des groupes SER et CRCE.)
M. le président. La parole est à M. Dominique Théophile.
M. Dominique Théophile. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, la proposition de loi de notre collègue Olivier Jacquin vise à lutter contre l’indépendance fictive des travailleurs indépendants qui ont recours, pour l’exercice de leur activité professionnelle, à une ou plusieurs plateformes numériques.
Ce n’est pas la première fois que notre assemblée se penche sur ce sujet : deux propositions de loi visant respectivement à rétablir les droits sociaux des travailleurs numériques et à faire évoluer leur statut ont été récemment débattues.
Parce que le développement de ces systèmes de mise en relation a connu une évolution rapide ces dernières années, parce que le nombre de travailleurs qui y ont recours n’a cessé d’augmenter et parce qu’il est de notre responsabilité de faire évoluer le cadre juridique qui accompagne cette évolution, vous proposez en premier lieu d’étendre les actions de groupe aux procédures de requalification.
Ce dispositif nous semble pourtant poser un certain nombre de difficultés.
Il existe, tout d’abord, autant de cas de figure possibles que de plateformes et de travailleurs. Une solution unique ne nous semble donc pas adéquate.
Ensuite, les décisions des différentes cours d’appel et des conseils de prud’hommes ont démontré que le droit existant répondait déjà en partie, en assurant la prise en compte du caractère unique de chaque situation, aux attentes des travailleurs.
Enfin et surtout, il nous semble abusif de considérer que la requalification des travailleurs est une demande pleinement partagée. Si les chiffres nous manquent, il apparaît clairement en effet qu’une majorité de travailleurs indépendants souhaitent conserver l’agilité que leur offre leur statut. Les conclusions de la mission Mettling, qui s’est penchée sur les modalités de mise en œuvre du dialogue social entre les plateformes et leurs travailleurs, ne disent d’ailleurs pas autre chose.
Parce que les revendications des travailleurs se prêtent mal à des mesures uniformes, il nous semble préférable de privilégier le dialogue social et la concertation, qui sont les plus à même d’imposer de nouveaux droits et de garantir des mesures proportionnées et fidèles aux réalités spécifiques que vivent les travailleurs des plateformes.
Tel est notamment l’objet de l’ordonnance du 21 avril 2021 relative aux modalités de représentation des travailleurs indépendants recourant pour leur activité aux plateformes, que vous venez d’évoquer, madame la ministre. J’y reviendrai dans quelques instants.
Vous proposez en second lieu de supprimer la présomption de non-salariat en cas de management algorithmique. Vous souhaitez à cette fin procéder à la réécriture complète de l’article L. 8221-6 du code du travail.
Là encore, la rédaction que vous suggérez nous semble problématique. En recentrant le dispositif sur la place de l’algorithme, vous excluez, dans les faits, les travailleurs indépendants qui n’y ont pas recours. Ceux-ci devront ainsi prouver l’absence de lien de subordination juridique en plus d’être initialement considérés comme des travailleurs salariés.
Si nous n’adhérons pas à la méthode, il nous semble en revanche important que le cadre juridique qui organise les relations professionnelles entre les travailleurs indépendants et les plateformes puisse évoluer.
Dans la lignée de la loi Travail, la loi d’orientation des mobilités a ainsi introduit de nouvelles garanties au bénéfice des travailleurs numériques en renforçant leur indépendance et leur droit à la formation professionnelle.
Quant à l’ordonnance du 21 avril 2021, elle crée, dans la même perspective, l’Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi, chargée de réguler les relations sociales entre les plateformes et les travailleurs indépendants.
Ces apports, nous les avons votés ; ils doivent maintenant porter leurs fruits. Mes chers collègues, parce que ces avancées demandent du temps et parce que le dialogue social nous semble le plus à même d’assurer aux travailleurs des plateformes numériques les droits que leur statut d’indépendant leur garantit, notre groupe votera contre cette proposition de loi.
M. le président. La parole est à M. Henri Cabanel.
M. Henri Cabanel. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, je tiens avant tout à remercier notre collègue Olivier Jacquin et le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain de nous donner une nouvelle occasion de nous pencher sur la délicate question du statut des travailleurs des plateformes numériques.
Ces plateformes, à leur naissance, promettaient l’eldorado ; elles ont dépensé beaucoup d’argent pour que ce mythe soit réalité. Elles proposaient des rémunérations particulièrement alléchantes, qui ont provoqué un véritable engouement. Être son propre patron était par ailleurs une idée très séduisante. Mais cette liberté a un prix et « ubérisation » rime aujourd’hui avec « précarisation » !
Progressivement, les conditions d’emploi se sont en effet dégradées, obligeant la plupart de ces travailleurs à travailler plus pour gagner moins. L’ubérisation du monde du travail fait voler en éclats tous les acquis sociaux obtenus depuis près de deux siècles.
Comme l’a rappelé Jean-Yves Frouin dans le rapport qu’il a remis au Premier ministre en décembre dernier, les plateformes numériques de travail favorisent l’apparition d’une nouvelle classe de travailleurs précaires.
Si ce nouveau secteur représente l’un des plus grands bouleversements que le marché du travail a connus au cours de la dernière décennie, il cache surtout un modèle économique ultralibéral qui se développe au détriment du droit des travailleurs de ces plateformes numériques.
Nous sommes tous d’accord pour reconnaître que la protection sociale des travailleurs indépendants est très insuffisante : ceux-ci ne sont pas couverts par l’assurance chômage et ne cotisent généralement pas pour leur retraite ; ils ne sont pas couverts par la branche accidents du travail et maladies professionnelles ni ne bénéficient de la généralisation de la couverture maladie complémentaire. Ils sont pourtant exposés à de nombreux risques professionnels.
Combien d’entre nous n’ont jamais croisé de livreurs à scooter ou à vélo, roulant à toute vitesse en sens interdit afin d’effectuer au plus vite leur livraison et d’enchaîner avec la suivante ? Les livraisons se sont transformées en véritables « courses », au sens premier du terme.
La raison en est simple : les conditions tarifaires se sont peu à peu dégradées, même s’il est difficile de savoir dans quelles proportions puisque le tarif de chaque course est calculé par des algorithmes, ces mêmes algorithmes dont l’opacité est régulièrement pointée du doigt. Les plateformes les utilisent en effet notamment pour attribuer le travail et les récompenses. Les livreurs incapables de suivre le rythme ou qui refusent des missions sont pénalisés, voire écartés.
Comme le rappelait notre collègue Guylène Pantel l’année dernière, la technologie a évolué plus vite que notre droit et il existe aujourd’hui une zone de vide juridique entre le statut de salarié et le statut d’indépendant.
C’est dans cet esprit que la Cour de cassation, en 2018, puis en 2020, a estimé qu’un lien de subordination existait bien entre les travailleurs et la plateforme. C’est pourquoi la Commission européenne réfléchit également aux moyens de mieux protéger les travailleurs des plateformes numériques.
Certes, l’ordonnance du 21 avril 2021 marque une première étape en permettant des élections de représentants du personnel dans les secteurs des VTC et des livraisons de courses au plus tard le 31 décembre 2022.
Mais, à l’heure où l’Espagne vient de reconnaître le statut de salariés de plein droit pour les coursiers des plateformes de livraison de repas à domicile, il est impérieux de remettre l’humain au centre des débats et d’offrir à ces travailleurs ubérisés une véritable protection pour qu’ils ne soient pas, selon les mots de l’écrivain Karim Amellal, « les prolétaires du XXIe siècle ».
C’est pourquoi la majorité du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen soutiendra cette proposition de loi qui permet aux travailleurs des plateformes d’exercer une action de groupe et qui institue la présomption de salariat. (Applaudissements sur les travées des groupes RDSE, SER et CRCE.)
M. le président. La parole est à M. Pascal Savoldelli.
M. Pascal Savoldelli. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, en juin 2020, le groupe CRCE avait présenté une proposition de loi sur le statut de ces travailleurs – je remercie les collègues qui l’ont évoquée –, visant à les intégrer au code du travail, ce qui relève du bon sens, à leur ouvrir le droit à une protection sociale, ce dont tout le monde parle, ainsi qu’un droit à la négociation collective, qui a également été évoqué.
Chacun sait ici à quel point ces travailleurs sont précaires, y compris la Cour de cassation qui a reconnu par deux fois qu’ils étaient des salariés déguisés. Alors, que s’est-il passé ?
Le Gouvernement s’est comporté comme le VRP des plateformes, ce que confirment les propos que vous venez de tenir, madame la ministre : ce que vous souhaitez, c’est tenter d’obtenir un tiers statut.
Nous avons la chance, grâce au présent débat, de prendre connaissance de la méthode du Gouvernement, soit la présentation a posteriori d’ordonnances. Merci donc, madame la ministre, pour votre exposé très explicite à cet égard !
M. Pascal Savoldelli. Sur notre proposition de loi, le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain s’était abstenu ; j’y reviendrai.
Quant à nos collègues de droite, que j’appelle la majorité sénatoriale des droites, chaque fois que le sujet vient sur la table, c’est le statu quo : on ne touche à rien ! (Mme Laure Darcos proteste.)
Mes chers camarades socialistes, j’y reviens, vous vous étiez donc abstenus sur notre proposition de loi. Vous comprendrez donc notre étonnement face à votre cheminement : tantôt regroupement en coopérative d’emploi et d’activité, tantôt devoir de vigilance, et maintenant requalification par action de groupe. Tout ça pour finalement reprendre à demi-mot notre travail…
Mme Michelle Meunier. À charge de revanche !
M. Pascal Savoldelli. Dont acte quant à vos intentions, mais le contenu de votre texte reste quelque peu chaotique et soulève de nombreuses questions quant à l’efficacité de son application.
Empreint d’optimisme, j’ai bien noté que, dans votre article 1er, vous vouliez donner à ces travailleurs la possibilité d’intenter une procédure de requalification par action de groupe, leur conférant ainsi un outil supplémentaire pour faire respecter les droits.
Nous encourageons votre volonté de remplacer, à l’article 2, la présomption de non-salariat par une présomption de contrat de travail. C’était notre idée ; il me serait donc difficile de vous contredire et il serait bien inutile de nous départager.
Enfin, l’article 3 vient renforcer l’expertise des conseils de prud’hommes, en leur donnant la possibilité d’ordonner aux plateformes de communiquer leurs algorithmes et de se faire assister d’un expert pour la compréhension de leur fonctionnement. Pour notre part, nous avions proposé l’année dernière que les travailleurs puissent se faire assister d’une ou d’un data scientist : c’était bien plus offensif en termes de démocratie sociale.
Dans cet article 3, on perçoit une certaine confusion.
Vous parlez des plateformes de mise en relation. Alors là, non, ce n’est pas acceptable ! Une mise au point est indispensable : les plateformes les plus précarisantes, les Uber ou Deliveroo, c’est-à-dire celles qui emploient des travailleurs qu’il convient justement de protéger, sont tout sauf des plateformes de mise en relation. Ce sont des plateformes numériques de travail !
Quand une plateforme peut sanctionner un travailleur parce qu’il n’a pas respecté un itinéraire, qu’elle impose ses tarifs et qu’elle édite des factures, on est au-delà de la mise en relation : il s’agit de gestion et de contrôle. Les plateformes doivent impérativement assumer leur responsabilité d’employeur et s’acquitter des cotisations sociales.
Pour ce qui concerne l’article 1er relatif à l’action de groupe, celle-ci limite l’indemnisation, puisque seuls les préjudices nés après la demande sont pris en considération. Elle transfère le contentieux social du juge prud’homal au juge judiciaire : chacun le sait ici, ils n’ont pas la même lecture du droit.
La logique est la même à l’article 2. S’agissant des critères de la présomption de contrat de travail, vous proposez de les définir ainsi : « au moins les deux tiers du revenu professionnel annuel résultent de l’utilisation d’un algorithme exploité directement ou indirectement par une personne. » Je ne vois pas comment on peut être exploité directement ou indirectement par une personne ; ce n’est pas clair…
Sur la question des algorithmes, nous devons aller beaucoup plus loin et prévoir des critères. Aucun critère de ce que j’appelle « l’algo-subordination » n’est défini !
Il s’agit d’un enjeu majeur, madame la ministre. Ces plateformes choisissent de contrôler par algorithme les éléments essentiels de la relation de travail, et pas seulement la relation contractuelle. Cette absence de définition limite considérablement la portée de cet article.
Nous voterons donc cette proposition de loi, mais – vous l’aurez compris – avec beaucoup de réserves.
Nous la voterons pour que le débat s’élargisse, se clarifie, dans l’intérêt de ces nouveaux salariés, déguisés et méprisés. (Applaudissements sur les travées des groupes CRCE, SER et GEST.)
M. le président. La parole est à Mme Monique Lubin. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)
Mme Monique Lubin. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, permettez-moi de vous parler d’Isaac.
Isaac, que vous ne connaissez sûrement pas, est le nom d’un nouveau chef d’équipe avec lequel plus de 130 000 travailleurs de 1 000 entreprises collaborent, dans près de 100 pays différents. Il occupe une fonction très précise : il doit être capable de mesurer les activités de ses collègues en fournissant en temps réel des renseignements sur le comportement et sur la productivité de chaque salarié. Il est ainsi capable de produire des rapports détaillés relatifs à l’influence des comportements individuels sur la performance de l’entreprise.
C’est ainsi qu’Isaac est devenu le bras droit de milliers de managers, qui peuvent désormais s’appuyer sur les nombreux et précieux renseignements distillés, afin d’attribuer quotidiennement une note individuelle à chaque employé sur la base d’évaluations subjectives.
Pourtant, contrairement à tous ses collègues, Isaac s’affranchit des tâches qui incombent chaque jour à des millions de travailleurs. En effet, s’il n’a pas besoin de régler son réveil à la veille de chaque journée de travail, il ne se soucie guère plus d’accompagner ses enfants à l’école ou d’entretenir son foyer.
En réalité, Isaac ne possède ni visage ni corps, et détient comme seule caractéristique humaine son nom. Mes chers collègues, vous l’aurez compris : Isaac est un algorithme.
Si ses créateurs tentent naïvement de nous le présenter comme un instrument « visant à garantir le bien-être des salariés et étant capable de détecter des charges de travail excessives », il ne nous apparaît pas difficile d’imaginer les dérives évidentes qui peuvent découler de ce type de logiciel.
Car Isaac s’inscrit parfaitement dans une économie de précision, qui vise uniquement la recherche d’une maximisation du rendement en croisant simultanément un nombre incalculable de données, bien souvent au détriment de la santé mentale et du bien-être des travailleurs, qui n’hésitent pas à abandonner pauses et temps de réflexion, ne souhaitant surtout pas paraître passifs aux yeux du logiciel et, par extension, à ceux de leurs managers et dirigeants.
Ce contrôle fin du rendement de chacun sert à la frénétique économie de l’individualisation, rompant alors avec la trajectoire historique selon laquelle la convention collective était utilisée pour rééquilibrer les rapports de force entre travailleurs et employeurs, résultat obtenu au prix des nombreuses grandes luttes sociales du passé.
Les faits que je vous expose présentement ne relèvent en rien d’une fiction ; ils dépeignent une morose réalité à laquelle un nombre croissant de travailleurs sont exposés quotidiennement, dans ce nouvel univers du travail marqué par la gig economy.
En connectant des services déjà existants, rendus possibles grâce à une solution technologique nouvelle, ces plateformes sont venues transformer de nombreux secteurs d’activité. Elles ont certes permis une diversification de l’offre, mais souvent au détriment des cadres de régulation classique, précarisant la condition de certains travailleurs et bafouant leurs droits sociaux fondamentaux.
Ainsi, plusieurs milliers de travailleurs ont été séduits par les promesses de ces plateformes, qui garantissent une organisation libre du temps du travail, sans contrainte hiérarchique. Mais à cette illusion de liberté se substitue fréquemment une réalité bien plus brutale, car les travailleurs des plateformes se retrouvent très rapidement pieds et poings liés face aux exigences des plateformes : les clients sont imposés, les tracés deviennent obligatoires et les sanctions à leur encontre sont nombreuses.
Du jour au lendemain, certains travailleurs voient leurs comptes suspendus, souvent sans aucune justification de la part des plateformes. Étant privés de nombreux droits sociaux du fait du statut « fictif » de travailleur indépendant, il ne leur reste alors plus que leurs yeux pour pleurer.
Ces pratiques sont d’autant plus cruelles que ces travailleurs, souvent dépourvus de formation, sont économiquement contraints par le marché et qu’ils ne disposent guère d’autres perspectives de revenus que celles qu’offrent ces plateformes. C’est d’ailleurs l’une des principales raisons pour lesquelles les banlieues, particulièrement touchées par la précarité, sont devenues les principales pourvoyeuses de main-d’œuvre des plateformes de VTC.
Mais tout l’enjeu se trouve désormais dans la maîtrise de ces nouveaux algorithmes qui, selon les projections, constitueront la principale source de revenus de près d’un demi-milliard d’individus sur la planète d’ici à 2025. Il est alors de notre responsabilité de garder la mainmise sur ces innovations technologiques, avant de nous faire dépasser par celles-ci. Encadrer et contrôler : tels doivent être désormais les maîtres mots lorsqu’il est question de ces plateformes numériques.
C’est un texte marqué d’humilité que nous vous présentons aujourd’hui, car il ne prétend aucunement révolutionner les fondements de l’économie 2.0. Il vise simplement à garantir les droits dus à ces travailleurs, qui ne sont indépendants que par la qualification juridique de leurs contrats, imposée par les plateformes.
On entend souvent dire que les travailleurs des plateformes seraient volontaires, désireux de liberté et qu’ils n’auraient pas envie d’un rapport de salariat. S’il est vrai que c’est le cas pour une partie d’entre eux, nous devons rester vigilants à ce que ce sentiment de liberté ne constitue pas un miroir aux alouettes !
Et pour cause : la réalité sera bien cruelle lorsque ces salariés voudront faire valoir leurs droits sociaux, et notamment leurs droits à la retraite. Ce sont alors de nombreux foyers qui se retrouveront plongés dans une extrême précarité.
Nous ne devons pas croire ces plateformes lorsqu’elles prétendent qu’un autre modèle social est inenvisageable. J’en veux pour preuve que certaines entreprises de livraison de repas sont aujourd’hui capables de proposer des contrats de salariat à leurs employés.
Nous devons également agir pour toutes les entreprises du numérique qui avancent aujourd’hui des solutions plus éthiques et plus justes vis-à-vis des travailleurs, mais qui se retrouvent dépassées par les pratiques déloyales de sociétés concurrentes recourant au dumping social sans plus se cacher.
Combien de temps allons-nous fermer les yeux sur l’exploitation de ces personnes, de ces jeunes, de ces immigrés, de ces étrangers, parfois en situation irrégulière ?
Combien de temps allons-nous continuer à dire que les questions sont bonnes, mais que les réponses ne le sont pas ? Il est temps d’avancer.
Il apparaît très nettement que, face à toutes ces dérives, la meilleure solution reste le salariat, pour éviter que ne se dresse devant ces milliers de travailleurs le spectre du retour au tâcheronnage du XIXe siècle, que nous nous sommes attelés à déconstruire par le biais de nombreux combats sociaux. Est-ce cela que nous voulons ? Certainement pas !
Nous devons agir pour ces nouveaux esclaves du XXIe siècle ! (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)
M. le président. La parole est à Mme Frédérique Puissat. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme Frédérique Puissat. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, permettez-moi tout d’abord de saluer notre collègue Olivier Jacquin, membre du groupe socialiste et auteur de cette proposition de loi, et le rapporteur de la commission des affaires sociales, Jean-Luc Fichet.
Je veux les remercier d’évoquer le sujet des plateformes, sur lequel plusieurs d’entre nous ont travaillé. Ont ainsi été évoquées de précédentes propositions de loi. Un travail de la délégation sénatoriale aux entreprises est en cours. Cela a été rappelé, Catherine Fournier, notre ancien collègue Michel Forissier et moi-même avions également produit, en mai 2020, un rapport d’information sur le sujet.
Ce rapport, monsieur Savoldelli, ne prônait pas du tout le statu quo !
M. Pascal Savoldelli. Quelle proposition de loi, alors ?
Mme Frédérique Puissat. Je vais y arriver…
Nos positions étaient très claires. Nous soulignions que l’ampleur du phénomène était réelle, qu’il était placé, et encore plus depuis la crise sanitaire, sous un effet de loupe médiatique. Mais la question du statut de ces travailleurs n’est pas l’essentiel, et les propositions que nous formulions à l’époque visaient à étendre au-delà du salariat certaines des garanties du code du travail, à prolonger la logique d’universalisation de la protection sociale, à remettre à plat les règles de la microentreprise et à réguler les activités de mise en relation à travers, notamment, la construction d’une représentation des travailleurs des plateformes.
Il ne s’agissait nullement, comme cela a été dit de façon caricaturale en commission, de laisser se développer certaines situations que chacun jugera, s’il le fallait, inacceptables. Nous n’avons pas manqué d’évoquer, au cours des différentes auditions, plusieurs situations difficiles sur le plan humain.
Tordons immédiatement le cou à certaines idées reçues : il n’y a pas, à gauche, les hommes et les femmes de cœur, et, à droite ou au centre, les dangereux libéraux aveugles à toute dérive ! (Protestations sur les travées du groupe SER.)
M. René-Paul Savary. Très bien !
Mme Frédérique Puissat. J’en viens au texte proposé.
Tout d’abord, force est de reconnaître que l’exposé des motifs est « à charge » contre les plateformes, alors même qu’il existe une grande diversité d’acteurs et de modèles, comme nombre d’entre nous l’ont rappelé. Par ailleurs, le travail par l’intermédiaire d’une plateforme n’est pas automatiquement synonyme de précarité ou de dépendance économique. Enfin, le déficit de protection sociale subi par les travailleurs des plateformes est à nuancer. Ainsi, la couverture santé ou les prestations de la branche famille sont décorrélées du statut.
Vous partez également du postulat selon lequel les travailleurs ont des difficultés à saisir le juge pour obtenir une reconnaissance de leur statut. Or, vous le savez, ce statut peut également être choisi par certains. À hauteur de quel pourcentage ? La question reste posée.
En outre, les demandes de requalification sont peu nombreuses. Aux termes de la décision de la Cour de cassation de mars 2020, le juge procède à une appréciation au cas par cas et celle-ci ne s’étend donc pas, par principe, à tous les travailleurs Uber.
De fait, l’article 1er de la proposition de loi, qui prévoit une requalification par action de groupe, ne nous semble correspondre ni à une réalité économique ni à une demande de tous les travailleurs des plateformes. J’ajoute que, lors de leur audition devant la commission, la semaine dernière, MM. Mettling et Cette ont réaffirmé que la requalification n’était pas une solution.
L’article 2 vise à supprimer la présomption de non-salariat.
Cette position nous semble pour le moins radicale. Elle ne correspond peut-être pas, là encore, à une demande de tous les travailleurs. Au-delà, elle pose question. En effet, comme j’ai eu l’occasion de l’évoquer, la présomption s’appliquerait a posteriori, sans que la plateforme ait les moyens de savoir quelle part de son revenu le travailleur obtient en travaillant avec elle. Et je ne compte pas les effets de bord évoqués par Mme la ministre, que l’on pourrait également développer.
Quant à l’article 3, il vise à permettre aux conseils de prud’hommes d’exiger la production d’algorithmes. Or cette perspective nous semble déjà satisfaite.
Je vous propose donc, au nom du groupe Les Républicains, de rejeter cette proposition de loi, comme nous l’avons fait en commission.
J’en profite pour faire de nouveau part au Gouvernement de notre satisfaction à propos de l’ordonnance, présentée au conseil des ministres le 21 avril dernier, relative aux modalités de représentation des travailleurs indépendants recourant pour leur activité aux plateformes. (Exclamations sur les travées des groupes CRCE et SER.) Attendez la suite, mes chers collègues !
Ces perspectives sont plus pertinentes, à notre avis, que les chartes proposées par le même gouvernement dans la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel et dans la loi d’orientation des mobilités, dite LOM. En effet, c’est via cette représentation et ces négociations que nous percevrons le mieux l’attente de ces femmes et de ces hommes qui œuvrent au quotidien et que nous souhaitons, nous aussi, saluer. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)