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Mesures de justice sociale
Adoption d’une proposition de loi dans le texte de la commission modifié
Mme la présidente. L’ordre du jour appelle, à la demande de la commission des affaires sociales, la discussion de la proposition de loi, adoptée par l’Assemblée nationale, portant diverses mesures de justice sociale (proposition n° 319 [2019-2020], texte de la commission n° 401, rapport n° 400).
Dans la discussion générale, la parole est à Mme la secrétaire d’État.
Mme Sophie Cluzel, secrétaire d’État auprès du Premier ministre, chargée des personnes handicapées. Madame la présidente, mesdames, messieurs les sénateurs, faire de notre société une société pleinement inclusive : telle est l’ambition qui guide l’action du Gouvernement en matière de handicap depuis désormais quatre années.
Le sens de cette action, qui vise à améliorer le quotidien des personnes en situation de handicap et à leur donner la possibilité de vivre une citoyenneté comme les autres, s’inscrit dans un projet plus large d’égalité des chances, de justice, d’équité, de liberté d’agir et de choisir. Ces principes républicains ne sauraient s’épanouir dans un système autre que celui de la solidarité.
La proposition de loi portant diverses mesures de justice sociale vient justement remettre en cause le cœur de nos principes de solidarité et de redistribution.
Je souhaite le rappeler, car je pense que c’est fondamental : le fait que la solidarité nationale s’appuie sur la solidarité familiale pour adapter son soutien aux personnes précaires constitue la base même de notre système socio-fiscal. C’est un système qui considère le foyer comme la cellule protectrice, et ce dans l’esprit même du code civil, qui consacre à l’article 220 la solidarité entre époux. C’est un système qui s’attache à assurer en permanence une redistribution juste et dédiée en priorité à la protection des plus fragiles.
Cette juste articulation entre solidarité nationale et solidarité conjugale ne peut fonctionner que si les ressources du foyer des bénéficiaires sont prises en compte.
C’est dans cette philosophie que la loi du 30 juin 1975 d’orientation en faveur des personnes handicapées a créé l’allocation aux adultes handicapés (AAH) pour assurer des conditions de vie dignes aux personnes en situation de handicap dont les ressources sont les plus faibles.
Sur l’ensemble des pans de l’action publique, le Gouvernement a fait de l’augmentation du pouvoir d’achat des personnes en situation de handicap une priorité du quinquennat.
À ce titre, rappelons qu’actuellement 51 milliards d’euros, soit 2,2 % de notre PIB, sont consacrés chaque année à l’amélioration et à la simplification du quotidien des personnes en situation de handicap. L’AAH représente à elle seule un budget de 11,1 milliards d’euros en 2020.
Les deux vagues de revalorisation exceptionnelles menées en 2018 et en 2019 ont entraîné une augmentation d’environ 775 millions d’euros des dépenses annuelles.
À cela s’ajoutent des avancées majeures en termes d’accès aux droits : l’allongement de la durée d’octroi des droits, l’abandon de l’obligation de faire valoir le droit à l’allocation de solidarité aux personnes âgées (ASPA) et le maintien automatique des droits acquis depuis le début de la crise sanitaire. Nous pouvons collectivement en être fiers.
L’AAH s’établissait à 810 euros par mois en avril 2018. Nous l’avons portée à 903 euros par mois en avril 2019, conformément à un engagement du Président de la République, ce qui représente une augmentation de pouvoir d’achat de près de 12 % pour le 1,2 million de bénéficiaires. Cet investissement massif est estimé à plus de 2 milliards d’euros sur l’ensemble du quinquennat.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Je ne crois pas que l’on puisse remettre en cause la place du handicap au sein des priorités du Gouvernement et du quinquennat.
Néanmoins, ces actions ont toujours été menées dans l’objectif de faire des personnes en situation de handicap des citoyens à part entière, des citoyens ayant les mêmes droits et les mêmes devoirs, faisant pleinement partie de notre système de solidarité, de notre système fiscal, de notre système redistributif, et contribuant aujourd’hui à cette notion de partage des ressources et des charges au sein d’une famille, d’un couple.
Toutefois, dans cette logique de droit commun, nous avons voulu assurer la prise en compte des spécificités des personnes en situation de handicap. Il s’agit non pas de créer un régime dérogatoire – vous savez à quel point j’ai à cœur d’inclure ces personnes –, mais bien d’avoir un système juste et adapté à chacun.
Permettez-moi de revenir sur ces mécanismes, certes complexes, mais importants pour prendre en compte la situation de handicap, selon trois objectifs spécifiques.
Tout d’abord, du fait de l’éloignement à l’emploi pour certaines personnes en situation de handicap, le montant de l’allocation est beaucoup plus élevé que celui du revenu de solidarité active (RSA) : 903 euros pour l’AAH contre 565 euros pour ce dernier.
Son fonctionnement est également fait pour favoriser le cumul d’un emploi et de l’AAH. Car rappelons que, dans 35 % des couples, c’est la personne en situation de handicap qui travaille.
En effet, le plafond pour percevoir l’AAH lorsqu’on est en couple est de 3000 euros si c’est la personne handicapée qui travaille et de 2270 euros si c’est le conjoint, en raison d’un abattement supérieur à 50 % sur les revenus du bénéficiaire et de 28 % sur ceux du conjoint.
Par ailleurs, les abattements retenus sur les ressources d’activité pour le calcul de l’AAH sont bien plus élevés que pour toutes les autres allocations, que l’on parle du conjoint ou du bénéficiaire, toujours pour favoriser l’incitation à la reprise d’activité.
La reconnaissance de la spécificité liée à la situation de handicap passe également par une exonération d’assiette fiscale pour l’AAH. De fait, une demi-part fiscale supplémentaire est attribuée aux foyers avec une personne en situation de handicap, à laquelle s’ajoute une exonération sur la taxe d’habitation et la taxe foncière.
Il est normal que ces règles existent. Comme je l’ai souligné, elles visent à permettre une meilleure intégration des personnes dans l’emploi. Cet accès à l’emploi est l’un des piliers de notre politique en matière de handicap.
Au-delà de ces considérations, la présente proposition de loi est surtout révélatrice d’un appel des associations concernant la situation des femmes en situation de handicap victimes de violences et sous emprise de leur conjoint.
À l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes, j’étais hier matin dans un centre d’hébergement d’urgence qui favorise l’accès au droit et la mise en protection de jeunes femmes ayant subi des violences : j’y suis extrêmement sensible.
Madame la présidente de la délégation aux droits des femmes, vous connaissez mon engagement sur le sujet. Je l’ai rappelé lors de la table ronde sur les violences faites aux femmes, à la fin de l’année 2018. Je sais que nous partageons ce combat, madame Billon.
Mais nous devons aller plus loin et donner une réponse concrète et opérationnelle. Et je remercie les auteurs de la présente proposition de loi de me donner l’occasion de répondre à ces femmes.
Comme je l’ai rappelé, actuellement, lorsqu’une séparation est signalée à une caisse d’allocations familiales (CAF), elle entre dans les situations prioritaires que la caisse s’engage à traiter en dix jours au maximum.
Ce mécanisme nécessite néanmoins un accompagnement individuel des femmes violentées pour leur permettre de se loger et de sortir de l’emprise de leur conjoint violent.
Afin de proposer des mesures destinées à améliorer le repérage et l’accompagnement des femmes, des travaux seront menés sur trois territoires d’expérimentation. Ils seront appuyés par le groupe de travail « handicap » mis en place dans le cadre du Grenelle des violences à l’encontre des femmes. Ils devront permettre de déterminer, puis d’expérimenter un cadre prévoyant notamment une plus grande réactivité du montant de l’AAH aux situations de violence conjugale.
Les premiers jalons de ces travaux ont été lancés hier, avec l’aide du département de la Gironde. Je souhaite que l’ensemble des parties prenantes puissent y trouver leur place : les associations, les acteurs du territoire, les élus locaux et, bien évidemment, les sénatrices et sénateurs concernés, notamment Alain Cazabonne, Nathalie Delattre et Florence Lassarade, entre autres. C’est avec vous que de telles politiques se construiront.
La proposition de loi que nous examinons pose de réelles questions sur le sens donné à nos politiques publiques et sur le chemin qu’il nous reste à parcourir pour améliorer le quotidien des personnes en situation de handicap.
Les amendements du rapporteur Philippe Mouiller ont permis la correction de la rédaction initiale de la proposition de loi, en rétablissant l’existence d’un plafond de ressources, en respect des principes de solidarité, auxquels nous sommes tous attachés, comme j’ai pu le mesurer lors de nos échanges.
La réécriture de l’article 3 se concentre donc sur la neutralisation des ressources du conjoint dans le calcul des droits à l’AAH : la « déconjugalisation » de l’éligibilité de l’AAH. À ceci près qu’en raison des effets négatifs induits par ce mode de calcul, l’article 3 bis crée un nouveau droit d’option pendant dix ans pour les bénéficiaires actuels à conserver les règles de conjugalisation des ressources.
En plus de renchérir le coût de la mesure, qui atteint 730 millions d’euros, une telle disposition ajoute à la complexité du recours à l’allocation. Elle crée pour les personnes une incertitude forte et des difficultés à projeter leur pouvoir d’achat. Elle ne relève pas de la justice sociale. Elle ne crée qu’un dispositif à deux vitesses, aux règles toujours plus compliquées alors même que l’effort devrait être porté sur l’amélioration du recours au droit et la simplification des parcours de vie.
L’exemple le plus parlant concerne les couples de travailleurs en établissements et services d’aide par le travail (ÉSAT), pour lesquels la déconjugalisation entraîne une perte nette de 400 euros en moyenne. Comment pourront-ils actionner le droit d’option ? Les professionnels qui les accompagnent auront-ils dorénavant la charge de les conseiller en la matière ?
Ne créons pas de complexité dans les parcours des personnes ! Attachons-nous plutôt à leur simplifier l’accès aux dispositifs conçus pour les accompagner et les soutenir.
Depuis la loi de 2005, la création de la prestation de compensation de handicap (PCH) assure une prise en compte de la situation de handicap de manière individualisée et sans condition de ressources. Cette prestation vise à compenser les besoins d’autonomie des personnes avec de l’aide humaine, de l’aide technique, de l’aménagement du logement, du transport et des aides spécifiques.
En 2019, nous lui avons consacré 2,6 milliards d’euros de dépenses publiques, en cofinancement avec les départements, chefs de file des politiques de solidarité.
Ainsi, un tiers des personnes qui touchent l’AAH peuvent avoir, en moyenne, 500 euros de plus avec la prestation de compensation de handicap.
La PCH et l’AAH répondent donc à des objectifs différents. La première vient compenser la situation de handicap de façon individuelle, en assurant les moyens de l’autonomie, comme son nom l’indique, alors que la seconde assure un revenu digne pour les personnes à faibles ressources.
Suivant cette idée, et comme je l’avais annoncé lors de mon audition le 18 février dernier, je vous propose donc qu’une mission puisse formuler des propositions s’agissant de la simplification et de l’articulation des dispositifs existants, afin d’assurer un soutien plus efficace et équitable aux personnes en situation de handicap.
Ces réflexions nécessitent un temps plus long que celui qui est offert par le débat parlementaire. C’est un sujet qui mérite un travail de fond, approfondi et concerté.
Je crois qu’il nous faut entamer un travail posé nous permettant de réexaminer les différents dispositifs existants, leur articulation avec la prestation de compensation du handicap, ainsi que leur place dans notre système de solidarité, au regard notamment de la création de la cinquième branche que tous les parlementaires mobilisent dans le débat.
Enfin, l’article 4 relève de 60 ans à 65 ans au moins l’âge maximum pour bénéficier de la PCH. Mesdames, messieurs les sénateurs, vous qui siégez au sein de la Chambre haute de notre Parlement et qui êtes les garants des intérêts des territoires, vous comprendrez bien que nous ne pouvons pas prendre de telles dispositions sans avoir mené de travaux concertés avec les présidents des conseils départementaux, avec lesquels nous sommes en coresponsabilité. Car rappelons qu’une telle augmentation correspondrait à un coût supplémentaire de 20 millions d’euros.
Pour toutes ces raisons, je ne suis pas favorable à la proposition de loi telle qu’elle a été amendée par la commission des affaires sociales. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)
Mme la présidente. La parole est à M. le rapporteur. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Philippe Mouiller, rapporteur de la commission des affaires sociales. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, notre débat de cet après-midi doit beaucoup à trois personnes.
Je souhaite tout d’abord saluer Mme Jeanine Dubié, députée, auteure de la proposition de loi que nous examinons.
Je voudrais citer ensuite Mme Véronique Tixier, qui, en septembre 2020, a déposé sur la plateforme de pétition du Sénat un court texte intitulé Désolidarisation des revenus du conjoint pour le paiement de l’allocation aux adultes handicapés. Sa proposition a rapidement recueilli de nombreux soutiens, jusqu’à dépasser le seuil requis pour saisir la Conférence des présidents. Cette dernière n’a toutefois pas attendu les 100 000 signatures pour décider d’inscrire à l’ordre du jour, sur proposition de la commission des affaires sociales, le véhicule législatif propre à répondre à cette demande.
Mais Mme Tixier elle-même doit aussi beaucoup au président Larcher. C’est en effet le groupe de travail placé sous sa présidence qui a souhaité la création d’une telle plateforme, en janvier 2020, pour revivifier les procédures de démocratie participative et, ainsi, enrichir la démocratie représentative. Nous en avons cet après-midi la preuve : ce mécanisme constitue une courroie de transmission rapide et efficace des souhaits de nos concitoyens qui nous permet cet après-midi de débattre à nouveau de l’allocation aux adultes handicapés.
Je dis « débattre à nouveau de l’AAH » par souci de concision, car ce débat est, plus exactement, une occasion de clarifier notre système de protection sociale. La déconjugalisation de l’AAH est en effet tout, sauf une mesure technique. Elle tient en une ligne dans le code de la sécurité sociale, mais c’est une ligne fondamentale dans notre logiciel de solidarité.
En rejetant la proposition de loi analogue de nos collègues du groupe CRCE en octobre 2018, le Sénat n’avait d’ailleurs fait que défendre une logique d’ensemble, selon laquelle nos prestations sociales prennent en compte la composition d’un foyer donné. C’est cette logique qui fait l’objet du débat, que les derniers mois ont éclairé d’une lumière complètement nouvelle.
Mais partons plutôt de la demande qui nous est adressée, avant de remonter aux grands principes.
Le montant de l’AAH est calculé en tenant compte des revenus du bénéficiaire et de ceux de son conjoint, lorsqu’il est en couple, lesquels ne doivent pas dépasser un certain plafond, qui prend par ailleurs en considération le nombre d’enfants.
Par conséquent, tel bénéficiaire de l’AAH qui s’installerait en couple avec quelqu’un dont les revenus, additionnés aux siens, dépasseraient le plafond fixé perdrait le bénéfice de son allocation.
Les associations de personnes handicapées appellent cela « le prix de l’amour ». Entre parenthèses, c’est une vue quelque peu réductrice, car certaines personnes handicapées, dont les revenus personnels sont au-dessus du plafond, deviennent bénéficiaires de l’AAH, en s’installant en couple avec quelqu’un dont les revenus sont si faibles que le plafond applicable aux couples n’est pas franchi.
Reste que la majorité des personnes, dont l’AAH est supprimée ou écrêtée du seul fait de leur statut conjugal, éprouve une frustration bien compréhensible à voir leur aspiration à l’autonomie aussi brutalement censurée. Peut-être même la dépendance à leur conjoint pour les dépenses quotidiennes leur serait-elle plus supportable si elle ne leur semblait pas imposée par l’entêtement inhérent à la pression d’une règle administrative.
Il faut encore, pour comprendre leur sentiment, accorder un peu d’attention à une autre catégorie d’arguments : les plus jeunes générations, mes chers collègues, aspirent à davantage d’autonomie financière dans leur couple.
Le phénomène est d’autant plus sensible chez les jeunes femmes. Chez les jeunes femmes d’une manière générale, car elles gagnent toujours moins, en moyenne, que leur conjoint masculin, alors que désormais elles sont, en moyenne là aussi, plus diplômées. Chez les jeunes femmes en situation de handicap en particulier, car elles sont – hélas ! – plus souvent victimes de violences conjugales, comme l’a montré un récent rapport de notre délégation aux droits des femmes.
Jusqu’à présent, cette demande se heurtait à un argument assez simple : l’AAH n’est pas une prestation de compensation du handicap, mais un minimum social, et la solidarité nationale qui s’exerce à travers un minimum social passe après la solidarité familiale qu’organise le code civil. En conséquence de quoi, ce sont les revenus du ménage qui doivent être pris en compte pour calculer la prestation.
En réalité, cet argument est de moins en moins convaincant. En effet, ce qui confère à l’AAH son caractère de minimum social, c’est essentiellement son mécanisme : l’AAH est une prestation versée sous condition de ressources et de manière différentielle afin de porter le niveau de vie du bénéficiaire à un minimum de subsistance, une fois prises en compte toutes les ressources dont il dispose. Elle est, en outre, financée par l’État et n’a donc pas de caractère indemnitaire.
L’AAH a cependant toujours été un minimum social d’un type un peu particulier : l’assiette des ressources prises en compte et le mode de calcul de la prestation sont plus avantageux que ceux des autres minima sociaux et son montant est relativement plus élevé. Ce montant a d’ailleurs été fortement revalorisé à deux reprises, en 2008 et en 2017, par les présidents Nicolas Sarkozy et Emmanuel Macron.
Comment justifier de telles augmentations pour la seule AAH, et non pour les autres prestations assurant un minimum de subsistance ? Si elle est plus généreuse, l’AAH compense forcément quelque chose. Et quoi, sinon un éloignement de l’emploi imputable au handicap ? C’est d’ailleurs le sens des critères exigés des personnes dont le taux d’incapacité est compris entre 50 % et 80 %. Si l’AAH compense quelque chose propre à la personne, on ne saurait indexer son montant sur des variables qui lui sont exogènes.
La clarification des termes du débat ne pouvait venir que d’une manifestation de la volonté politique.
Il faut alors souligner la volonté du Président de la République, exprimée lors de la conférence nationale du handicap de février 2019, de retirer l’AAH du chantier relatif au revenu universel d’activité. Une telle décision confirme que l’AAH a moins à voir avec un minimum social qu’avec une prestation de compensation, ce qui ouvre la voie pour accepter la demande sociale qui nous est faite en cohérence avec les principes généraux de notre système d’intervention.
Cette question réglée, que penser du texte qui nous est transmis ?
Hélas ! la commission des affaires sociales ne pouvait pas le voter en l’état pour deux raisons.
D’une part, il aurait eu, en dépit de son titre, des conséquences injustes. La déconjugalisation ferait certes un grand nombre de ménages gagnants, environ 196 000, mais aussi 44 000 ménages perdants, parmi ceux que j’évoquais tout à l’heure, c’est-à-dire lorsque le conjoint valide a peu ou pas de revenus.
D’autre part, la rédaction de l’article 3 conduisait à supprimer tout plafond de cumul de la prestation avec les ressources personnelles des bénéficiaires : cette mesure aurait pour effet d’attribuer l’AAH à taux plein à tous ceux remplissant les conditions nécessaires. La direction statistique des ministères sociaux, la Drees, en estime le coût à 20 milliards d’euros…
La commission a par conséquent accepté la déconjugalisation, mais rétabli le plafond de cumul entre les ressources personnelles du bénéficiaire et le montant de la prestation. Et pour éviter de pénaliser 44 000 ménages, elle a ménagé un mécanisme transitoire simple, permettant aux bénéficiaires de continuer pendant dix ans de percevoir l’AAH selon les modalités actuelles de calcul.
Restent les questions que la commission ne pouvait pas trancher seule au détour d’une proposition de loi en cours de navette.
D’abord, la cohérence générale des principes n’est pas encore totale. Si l’on accepte d’y voir une prestation compensant les moindres chances de percevoir des revenus d’activité et de suivre une progression de carrière normale, on devrait considérer l’individualisation complète de l’AAH, et donc revoir son mode de calcul. C’était toutefois l’hypothèse faisant le plus grand nombre de perdants.
Ensuite, nous savons bien que le pilotage de la prestation est difficile – la Cour des comptes l’a montré dans un rapport de novembre 2019. La procédure est complexe et peu claire pour les demandeurs, la connaissance des bénéficiaires insuffisante et l’appareil statistique peu réactif – la commission l’a constaté en essayant, en vain, d’évaluer les conséquences du texte plus finement que ne l’a fait la Drees.
Par conséquent, la dépense croît assez rapidement. Les 560 millions d’euros de la déconjugalisation sont ainsi à rapporter aux 11 milliards d’euros que représente l’AAH aujourd’hui, en hausse de 2 milliards d’euros depuis quatre ans.
Or il se trouve que notre système de protection sociale s’est enrichi l’an dernier d’une cinquième branche de sécurité sociale, consacrée au soutien à l’autonomie, dont la gestion a été confiée à la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA). Le Gouvernement nous l’a assez dit : le périmètre de cette branche n’est pas définitif. Voyons-y l’occasion de repenser notre système d’intervention pour le rendre plus efficace. Il serait ainsi cohérent, comme le proposait Laurent Vachey dans son rapport de septembre dernier, d’admettre que l’AAH « n’est pas un pur minimum social » et de se poser la question de son éventuel transfert à la branche autonomie ; il faudrait alors sans doute penser son articulation avec la PCH ou le régime des pensions d’invalidité, dont l’AAH n’est jamais que le pendant, hors couverture assurantielle.
Un mot enfin sur l’article 4, qui relève de 60 à 65 ans la barrière d’âge pour solliciter la prestation de compensation du handicap. L’idée de supprimer toutes les barrières d’âge est débattue depuis longtemps par les conseils départementaux ; elle date en fait de la grande loi du 11 février 2005 sur le handicap, mais sa mise en œuvre a toujours été ajournée depuis lors.
J’avais naguère proposé de supprimer la seconde barrière d’âge, celle des 75 ans, pour solliciter la PCH. Cette proposition est devenue la loi du 6 mars 2020.
Il est désormais temps d’aller plus loin, en élargissant la couverture des besoins des bénéficiaires de la PCH jusqu’à leurs 65 ans.
Il faudra ensuite s’atteler sérieusement au décloisonnement des politiques destinées au handicap, d’une part, et au grand âge, d’autre part, dans une logique de parcours de vie. C’est encore tout l’enjeu de la branche autonomie, qui ne pourra rester en chantier trop longtemps – le fait que nous débattions aujourd’hui de ce texte le montre clairement.
C’est pourquoi je vous invite, mes chers collègues, à adopter, pour commencer, la proposition de loi dans la rédaction résultant des travaux de la commission des affaires sociales. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et sur des travées des groupes UC, INDEP et GEST.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Colette Mélot. (Applaudissements sur les travées du groupe INDEP.)
Mme Colette Mélot. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, cette semaine se tient la semaine nationale des personnes handicapées physiques : elle permet de sensibiliser le grand public au handicap et de récolter des fonds pour des projets d’inclusion. Signe que le chemin est encore long pour parvenir à construire une société réellement inclusive pour ces 12 millions de Français qui souffrent de handicap.
Alors devons-nous voir un signe dans cette proposition de loi qui prévoit d’individualiser l’allocation aux adultes handicapés en supprimant la prise en compte des revenus du conjoint dans le calcul du montant versé ?
Le Sénat avait rejeté une telle disposition en octobre 2018, considérant que la solidarité familiale devait s’exercer avant la solidarité nationale.
Par ailleurs, il n’était pas responsable d’adopter une telle mesure en l’absence de chiffrage financier. Cette disposition a été reprise et adoptée à l’Assemblée nationale.
Le recueil de cent mille signatures sur la plateforme de pétition du Sénat a permis son inscription à l’ordre du jour de notre assemblée.
La question de la cohérence de notre système social a été soulevée par Mme la secrétaire d’État chargée des personnes handicapées : si nous individualisons l’AAH, il nous faudra justifier auprès des personnes concernées le maintien de la prise en compte des revenus du foyer dans le calcul des autres minima sociaux, comme le revenu de solidarité active ou l’allocation de solidarité aux personnes âgées. Ce ne sont pas des prestations universelles, mais des ressources complémentaires destinées à venir en aide aux personnes qui en ont le plus besoin.
Le calcul actuel de l’AAH tient compte d’un plafond de ressources de 3 000 euros, si le bénéficiaire travaille, et de 2 270 euros, si c’est son conjoint, en raison d’un abattement supérieur à 50 % sur les revenus du bénéficiaire et de 28 % sur les revenus du conjoint.
Une alternative crédible à la déconjugalisation aurait été d’augmenter l’abattement qui s’applique sur les revenus du conjoint et d’aligner les deux plafonds de ressources à 3 000 euros.
Il me semble que ce dispositif contribuerait à renforcer la justice sociale à l’égard des personnes en situation de handicap les plus fragiles économiquement, sans présenter de risque de dérapage financier.
Le coût de la déconjugalisation et de la suppression du plafonnement, ce que propose le dispositif initial, serait de 20 milliards d’euros, sachant que le coût actuel de l’AAH s’élève à environ 11 milliards d’euros pour 1,2 million de bénéficiaires.
La commission des affaires sociales a pris ses responsabilités, en supprimant le déplafonnement des ressources, ce qui abaisse le coût du dispositif à 560 millions d’euros.
Cependant, le plafonnement ne tient plus compte des revenus du foyer ; le caractère redistributif de l’allocation est donc remis en question.
La commission a adopté un amendement permettant de limiter les effets de bord, en proposant aux 44 000 foyers qui seraient lésés par la déconjugalisation de l’AAH de maintenir leurs droits pour une durée de dix ans.
La commission a également rétabli la modulation du plafond pour enfant à charge que le dispositif initial supprimait.
Malgré ces réserves sérieuses, l’individualisation de l’AAH est une demande sociétale forte, justifiée notamment par l’exposition plus importante des femmes porteuses de handicap au risque de violences conjugales. Le rapport d’information qui a été présenté en octobre 2019 par notre ancien collègue Roland Courteau est éloquent à ce sujet. Aussi, favoriser l’émancipation financière de ces personnes permettrait de mieux les protéger de situations dramatiques et souvent dissimulées.
Par ailleurs, il est proposé de repousser le plafond d’âge, fixé à 60 ans, pour demander à bénéficier de la prestation de compensation du handicap. Cette mesure, justifiée en raison de l’allongement de l’espérance de vie, coûterait, en cas de report à 65 ans, entre 10 millions et 57 millions d’euros selon le niveau de GIR pris en compte.
La PCH étant cofinancée par les départements, il conviendra de travailler de façon concertée à la définition de la nouvelle limite d’âge. Les finances départementales sont fortement sollicitées par la crise sanitaire et économique. Aussi, je serai favorable à cette mesure, à condition qu’elle fasse l’objet d’un accompagnement financier suffisant des départements par l’État.
À titre personnel, je voterai cette proposition de loi, mais la majorité du groupe Les Indépendants s’abstiendra pour les raisons invoquées dans mon intervention. (Applaudissements sur les travées du groupe INDEP et sur des travées du groupe UC.)