M. le président. La parole est à M. Pierre-Yves Collombat, pour le groupe communiste républicain citoyen et écologiste.
M. Pierre-Yves Collombat. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, je réitère tout d’abord mes félicitations à notre rapporteur pour son travail approfondi, ses efforts de synthèse et son choix de toucher le moins possible au droit spécifique résultant de la mise en application de l’ordonnance avant sa ratification, ce qui revient d’ailleurs à mettre le Parlement devant le fait accompli…
Constatons que ce qui devait rester exceptionnel, justifié seulement par l’urgence – je veux parler de la procédure des ordonnances –, est devenu une habitude, ce dont on ne saurait se satisfaire.
Vous le savez, mon groupe est pour l’abrogation pure et simple de l’article 38 de la Constitution, qui ouvre la possibilité au Gouvernement de légiférer par ordonnances. Si seulement la révision annoncée permettait d’inscrire dans la Constitution la proposition n° 20 du président du Sénat, nous ferions un pas non négligeable vers le souhaitable.
Cette proposition, je le rappelle, vise à encadrer davantage le recours aux ordonnances par deux dispositions : fixer à trois mois à compter de la promulgation de la loi d’habilitation le délai dans lequel les ordonnances doivent être prises ; prévoir une ratification obligatoire des ordonnances dans un délai d’un an au maximum à partir de la promulgation de l’habilitation.
Comme notre rapporteur, j’attends donc avec impatience le moment où la révision constitutionnelle viendra en débat, au Parlement ou directement devant les Français, s’ils sont consultés par référendum.
Je ne doute pas que ce débat, au-delà des intentions initiales du chef de l’État d’affaiblir un peu plus le pouvoir législatif, permettra, au contraire, de donner un coup d’arrêt à la dérive consulaire du régime et à la réduction du Parlement en une chambre d’enregistrement des volontés élyséennes – mes chers collègues, je n’ai pas pu résister… (Rires.)
Pour le reste, ces propositions de réforme du droit des contrats, largement consensuelles, n’appellent pas de longs développements de ma part.
Je constaterai simplement, une fois n’est pas coutume, mon accord avec l’Assemblée nationale et le Gouvernement sur deux points du texte qui ont fait débat ici : la suppression du terme « économique » dans la définition de la notion de dépendance, qui pouvait entraîner une interprétation trop restrictive de celle-ci ; l’extension du rôle du juge en cas de « changement de circonstances imprévisible » avec la possibilité qui lui est donnée, au-delà du pouvoir de mettre fin à contrat de ce fait, d’en modifier les termes.
À l’inverse, la définition du contrat d’adhésion proposée par notre commission permettra de bien cerner le champ d’application de ce type de contrat, qui, dans certains cas, comme les abonnements, ne résulte pas vraiment d’une négociation entre les parties.
« Au jour du jugement, les hommes rendront compte de toute parole vaine qu’ils auront proférée », si l’on en croit saint Matthieu… (Sourires.) Aussi, j’en resterai là, non sans avoir précisé que notre groupe votera le texte qui nous est proposé. (Applaudissements sur les travées du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen.)
M. le président. La parole est à Mme Anne-Catherine Loisier, pour le groupe Union Centriste. (Applaudissements sur les travées du groupe Union Centriste.)
Mme Anne-Catherine Loisier. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, ce texte constitue un bel exemple de l’apport de la navette parlementaire et de contribution de notre assemblée à la qualité du droit, sujet essentiel pour l’attractivité économique du pays et pour le développement de nos entreprises.
Vous avez reconnu, madame la garde des sceaux, qu’un dialogue fructueux s’était noué depuis le début du processus de ratification avec notre assemblée pour corriger quelques malfaçons et améliorer le dispositif.
Le Sénat a réellement contribué à clarifier le texte de l’ordonnance en veillant à n’en modifier ni le sens ni l’esprit. Sans doute en raison des délais contraints, et hormis la question du sort des sûretés en cas de cession de contrat et de cession de dette, le débat à l’Assemblée nationale s’est porté quasi exclusivement sur le terrain balisé, en quelque sorte, par les débats de notre assemblée.
Il faut reconnaître qu’il s’agit là d’un texte d’une technicité juridique incontestable. Aussi, je remercie une fois encore le rapporteur François Pillet, qui m’a associée aux auditions dans le cadre de la délégation aux entreprises.
À l’Assemblée nationale, en première lecture, la commission des lois et le Gouvernement se sont démarqués du Sénat sur trois points principaux.
Tout d’abord, la sanction de l’exploitation abusive d’une situation de dépendance par un contractant, que le Sénat a voulu réduire à la seule situation de dépendance économique.
Cette restriction, à laquelle le Gouvernement s’était opposé, priverait notre droit d’un mécanisme permettant de sanctionner les abus commis à l’encontre d’un cocontractant qui se trouve en situation de dépendance psychologique à l’égard d’un autre cocontractant. Sur ce point, la commission des lois a choisi de faire un pas vers le Gouvernement et de limiter l’état de dépendance au cocontractant.
Ensuite, la sanction des clauses créant un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties dans les contrats d’adhésion, comme cela existe déjà dans les contrats de consommation, par exemple. Ce choix n’a pas été remis en cause par le Sénat, mais un débat a été ouvert sur la définition même du contrat d’adhésion, qui a été modifiée par le Sénat, puis par la commission des lois de l’Assemblée nationale. Ces modifications successives révèlent bien la difficulté de l’exercice.
Enfin, la révision du contrat pour imprévision, qui permet l’adaptation du contrat dont l’exécution est rendue excessivement difficile pour l’une des parties par un changement de circonstances indépendant de la volonté des parties.
Madame la garde des sceaux, vous avez répété ce matin que, selon vous, la rédaction du Sénat ôtait au dispositif son utilité, et vous vous êtes félicitée de ce que la commission des lois de l’Assemblée nationale a rendu à cette mesure sa pleine efficacité. Je pense que ce sujet va largement occuper nos débats ce matin.
En tout cas, pour une réforme qui modifie quelque 300 articles du code civil, ces divergences sont limitées et certainement pas insurmontables, au vu des efforts que notre assemblée semble disposée à faire.
Le Gouvernement et le Sénat partagent en effet la volonté que cette réforme s’inscrive dans le double objectif du renforcement de la sécurité juridique de nos entreprises et de l’amélioration de l’attractivité du droit des contrats de notre pays.
J’en veux pour preuve le fait que l’amendement présenté par le Gouvernement, qui tend à préciser la définition des contrats d’adhésion en remplaçant la référence « aux conditions générales » par la notion d’« ensemble clauses non négociables », ait reçu le plein soutien de notre commission des lois.
En matière de sanction des clauses abusives dans les contrats d’adhésion, nous souhaitons que nos collègues députés en viennent à reconsidérer la rédaction proposée par le Sénat dans sa cohérence avec la définition du contrat d’adhésion et l’intention du Gouvernement. Seules doivent pouvoir être réputées non écrites les clauses imposées par l’une des parties, et non pas celles qui ont été librement négociées ou, en tout cas, qui étaient négociables.
Sur le paiement d’une obligation de somme d’argent pouvant se faire en monnaie étrangère, le Sénat a entendu les craintes exprimées par les milieux économiques à l’occasion des auditions. Il a donc remplacé le critère de « contrat international » par celui d’« opération à caractère international ».
L’Assemblée nationale est allée encore plus loin en séance publique en prévoyant la possibilité d’utiliser une monnaie étrangère en tant que monnaie de compte pour tout contrat, dès lors que le débiteur de l’obligation conserverait la faculté de se libérer en euros.
La commission des lois du Sénat propose de revenir à sa rédaction initiale et souhaite obtenir du ministère de l’économie et des finances les précisions nécessaires à un vote éclairé.
M. François Pillet, rapporteur. C’est fait !
Mme Anne-Catherine Loisier. Sur ce point, j’attire une nouvelle fois votre attention, madame la garde des sceaux, sur les effets collatéraux d’une trop large ouverture pour la vulnérabilité des entreprises françaises, notamment au regard de l’extraterritorialité du droit américain liée au simple usage du dollar. Je crois savoir que ce sujet est déjà aujourd’hui pris en compte par M. le ministre de l’économie et des finances.
Je terminerai sur le pouvoir de révision judiciaire du contrat à la demande de l’une des parties au cours de l’exécution du contrat et sur l’application de la théorie de l’imprévision.
En première lecture, le Sénat a supprimé ce pouvoir de révision. L’Assemblée nationale l’a rétabli avec l’approbation du Gouvernement, arguant notamment du caractère supplétif de l’article 1195 du code civil.
Ce choix, vous le savez, ne nous semble pas cohérent. Nous considérons même qu’il est risqué, dans la mesure où il revient à faire du juge non plus l’arbitre, mais le « reformulateur » de ce contrat, en quelque sorte. Compte tenu de la complexité croissante du droit économique, de la vie des entreprises, il ne nous semble pas opportun de livrer en quelque sorte les magistrats judiciaires à des situations auxquelles ils ne sont pas préparés. Cela nous apparaît également incohérent, car si le Gouvernement tient vraiment à ce rôle du juge, pourquoi ne pas en faire une norme impérative ?
Cette modernisation du droit des contrats, réalisée par ordonnance, ce que nous regrettons également, à l’instar de nombre de nos collègues, continuera à faire l’objet de notre vigilance. Grâce aux contacts de terrain noués par la délégation aux entreprises du Sénat, nous saurons rapidement si d’autres malfaçons subsistent et nécessitent une nouvelle intervention réparatrice du législateur.
Cette modernisation appelle désormais celle du droit des sûretés, déjà partiellement réalisée par l’ordonnance du 23 mars 2006, laquelle excluait privilèges et cautionnement. Or, vous le savez, madame la garde des sceaux, les acteurs économiques réclament une clarification du droit du cautionnement, trop formaliste. Un projet est visiblement sur la table depuis octobre 2017. Pensez-vous le prendre en compte et le mettre à l’ordre du jour du Parlement prochainement ? (Applaudissements sur les travées du groupe Union Centriste. – M. Yvon Collin applaudit également.)
M. le président. La parole est à Mme la garde des sceaux.
Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. Très brièvement, monsieur le président, je tiens tout d’abord à remercier Mmes et MM. les sénateurs de leurs propos, qui sont globalement positifs, même si j’ai bien noté les quelques interrogations qui viennent d’être soulevées, par exemple au sujet du cautionnement, sur lequel la direction des affaires civiles et du sceau du ministère de la justice est actuellement en train de travailler. Cette question reviendra sans doute devant vous.
Surtout, je souhaiterais dire à M. le rapporteur que nous avons non plus deux, mais un seul point de divergence, sur la question de l’imprévision. En effet, en vous écoutant, j’ai cédé sur le second point de désaccord immédiatement, et il n’y a plus de difficulté quant à l’application des dispositions de l’ordonnance dans le temps. Nous avions des interrogations sur la formulation, lesquelles ont été levées par M. le rapporteur, que je remercie de cette clarification.
M. le président. La discussion générale est close.
Nous passons à la discussion du texte de la commission.
projet de loi ratifiant l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations
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Article 2
L’article 1110 du code civil est ainsi modifié :
1° Au premier alinéa, les mots : « librement négociées » sont remplacés par le mot : « négociables » ;
2° Après le mot : « celui », la fin du second alinéa est ainsi rédigée : « qui comporte un ensemble de clauses non négociables, déterminées à l’avance par l’une des parties. »
M. le président. La parole est à M. le rapporteur.
M. François Pillet, rapporteur. Je souhaite préciser un point, à la suite de la lecture récente d’un commentaire qui me paraît erroné.
L’ordonnance a défini à l’article 1110 du code civil deux catégories de contrat se concevant de manière symétrique, à savoir le contrat de gré de gré et le contrat d’adhésion, qui n’étaient d’ailleurs auparavant que des catégories doctrinales. L’objectif était de pouvoir asseoir dans le droit commun des contrats un nouveau dispositif de lutte contre les clauses abusives pour les contrats d’adhésion : la logique du contrat d’adhésion, c’est une partie qui impose l’essentiel du contrat à l’autre partie, sans négociation possible, de sorte qu’il existe un risque structurel de présence de clauses abusives.
Telle me semble être en tout cas la philosophie ayant inspiré l’ordonnance.
Je précise que ce dispositif de lutte contre les clauses abusives est une innovation, qui a suscité d’importantes contestations, de la part de la doctrine comme des praticiens. En effet, le code civil postule la liberté contractuelle et l’égalité des parties, l’encadrement des contrats structurellement déséquilibrés étant du ressort des droits spéciaux. C’est donc bien un choix politique qui a été fait sur ce point dans l’élaboration de l’ordonnance, mais nous n’avons pas voulu revenir dessus, par esprit de responsabilité.
La définition du contrat d’adhésion par l’ordonnance est toutefois très critiquée, car elle utilise la notion de « conditions générales ». Je n’entre pas dans le détail, mais je précise que nous sommes parvenus à nous entendre avec le Gouvernement à partir de la rédaction adoptée par le Sénat en première lecture, qui retenait le critère de négociabilité pour distinguer le contrat de gré à gré et le contrat d’adhésion. Si elle n’est pas parfaite, la rédaction que nous nous apprêtons donc à adopter aujourd’hui me paraît aussi satisfaisante que possible.
Je veux profiter de cette prise de parole pour clarifier un problème d’interprétation récurrent à propos du contrat d’adhésion, qui a été soulevé par des universitaires ou des praticiens concernant le contrat de société ou le pacte d’actionnaires.
Un associé qui devient partie au contrat ultérieurement à la création de la société ou à la conclusion du pacte ne peut pas en renégocier les termes ; il doit y adhérer en bloc. Certains se demandent si, de ce fait, le pacte d’actionnaires ne pourrait pas être considéré comme un contrat d’adhésion, dont les clauses pourraient alors être contestées en raison d’un caractère prétendument abusif.
Je veux préciser une nouvelle fois ce point, après l’avoir déjà fait par écrit dans mon rapport en première lecture, puis en deuxième lecture, car j’ai encore lu récemment un commentaire erroné sur cette question.
Compte tenu des définitions que nous allons adopter, et qui reposent sur le critère de la négociabilité des stipulations contractuelles, le contrat de gré à gré et le contrat d’adhésion seront chacun définis par les seules conditions de leur formation.
Dès lors, l’adhésion ultérieure d’une nouvelle partie ne saurait en aucun cas avoir d’effet quant à la qualification d’un contrat de gré à gré, qui ne peut donc pas devenir un contrat d’adhésion du point de vue de cette nouvelle partie, quand bien même elle se trouverait dans l’incapacité de renégocier le pacte d’actionnaires. Il en est de même pour les statuts d’une société.
M. le président. Je mets aux voix l’article 2.
(L’article 2 est adopté.)
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Article 3 bis
(Supprimé)
Article 4
Le second alinéa de l’article 1117 du code civil est complété par les mots : « , ou de décès de son destinataire ». – (Adopté.)
Article 5
Le paragraphe 2 de la sous-section 1 de la section 2 du chapitre II du sous-titre Ier du titre III du livre III du code civil est ainsi modifié :
1° L’article 1137 est complété par un alinéa ainsi rédigé :
« Néanmoins, ne constitue pas un dol le fait pour une partie de ne pas révéler à son cocontractant son estimation de la valeur de la prestation. » ;
2° À l’article 1143, après le mot : « cocontractant », sont insérés les mots : « à son égard ». – (Adopté.)
Article 6
(Non modifié)
La sous-section 2 de la section 2 du chapitre II du sous-titre Ier du titre III du livre III du code civil est ainsi modifiée :
1° Au second alinéa de l’article 1145, les mots : « aux actes utiles à la réalisation de leur objet tel que défini par leurs statuts et aux actes qui leur sont accessoires, dans le respect des » sont remplacés par les mots : « par les » ;
2° (Supprimé)
3° Au début du premier alinéa de l’article 1161, les mots : « Un représentant ne peut agir pour le compte des deux parties au contrat » sont remplacés par les mots : « En matière de représentation des personnes physiques, un représentant ne peut agir pour le compte de plusieurs parties au contrat en opposition d’intérêts ». – (Adopté.)
Article 7
La sous-section 3 de la section 2 du chapitre II du sous-titre Ier du titre III du livre III du code civil est ainsi modifiée :
1° L’article 1165 est ainsi modifié :
a) La seconde phrase est supprimée ;
b) Il est ajouté un alinéa ainsi rédigé :
« En cas d’abus dans la fixation du prix, le juge peut être saisi d’une demande tendant à obtenir des dommages et intérêts et le cas échéant la résolution du contrat. » ;
2° (Supprimé)
3° Au premier alinéa de l’article 1171, après le mot : « clause », sont insérés les mots : « non négociable, déterminée à l’avance par l’une des parties, ». – (Adopté.)
Article 8
I. – La seconde phrase du second alinéa de l’article 1195 du code civil est ainsi modifiée :
1° Les mots : « réviser le contrat ou y » sont supprimés ;
2° Après les mots : « mettre fin », sont insérés les mots : « au contrat ».
II. – Le paragraphe 3 de la section 4 du chapitre Ier du titre Ier du livre II du code monétaire et financier est complété par un article L. 211-40-1 ainsi rédigé :
« Art. L. 211-40-1. – Nul ne peut, pour se soustraire aux obligations qui résultent des I à III de l’article L. 211-1 du présent code, se prévaloir de l’article 1195 du code civil, alors même que ces opérations se résoudraient par le paiement d’une simple différence. »
M. le président. L’amendement n° 1, présenté par le Gouvernement, est ainsi libellé :
Alinéas 1 à 3
Supprimer ces alinéas.
La parole est à Mme la garde des sceaux.
Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. Mesdames, messieurs les sénateurs, si vous m’y autorisez, je vais reprendre devant vous le raisonnement que je viens de tenir à l’instant.
Cet amendement a pour objet de rétablir la rédaction de l’article 1195 du code civil issue de l’ordonnance, qui permet à une partie seule de saisir le juge en vue de la révision du contrat en cas d’imprévision.
L’admission de l’imprévision dans le droit français des contrats est l’une des dispositions les plus emblématiques de l’ordonnance du 10 février 2016, dont nous débattons actuellement. L’imprévision est aujourd’hui admise dans de très nombreux droits étrangers et dans les conventions du commerce international. Je me réjouis d’ailleurs, après avoir entendu l’ensemble des orateurs, que vous ne remettiez pas en cause son principe.
Notre désaccord porte donc sur le seul pouvoir de révision du juge. Seule la révision du contrat en cas d’imprévision permet de rétablir l’économie générale du contrat telle qu’elle a été voulue par les parties, lorsque des circonstances indépendantes de leur volonté l’ont bouleversée. Conscient de l’atteinte susceptible d’être portée au principe de force obligatoire du contrat, le Gouvernement a donc strictement encadré la possibilité de révision judiciaire de ce contrat.
Trois types d’encadrement apparaissent.
Il faut tout d’abord un changement de circonstances, imprévisible lors de la conclusion du contrat, ce qui était raisonnablement prévisible restant ainsi à la charge des parties.
Il faut ensuite que l’exécution du contrat soit devenue excessivement onéreuse pour une partie. Une augmentation du prix, par exemple, rendant l’approvisionnement plus coûteux, ne suffit pas à remettre en cause, à lui seul, le contrat.
Il faut enfin que la partie lésée n’ait pas accepté dans le contrat d’assumer le risque d’un tel changement de circonstances. Les parties peuvent en effet toujours écarter toute possibilité de révision du contrat en cas d’imprévision.
Vous aurez par ailleurs observé que priorité est donnée à la renégociation du contrat par les parties et à l’accord amiable. Le recours au juge ne peut s’envisager qu’en cas d’impossibilité de parvenir à un accord sur une révision amiable ou sur une résolution du contrat.
L’atteinte portée à la force obligatoire du contrat et à la liberté contractuelle est d’autant plus à relativiser que l’article 1195, dans sa rédaction initialement proposée par l’ordonnance, est supplétif de volonté, c’est-à-dire que les parties sont libres, non seulement d’en écarter l’application, totalement ou partiellement, mais également d’en aménager librement les modalités, par exemple en définissant les changements de circonstances admis ou en prévoyant un processus spécifique de révision.
Si j’entends bien les inquiétudes que certains d’entre vous expriment, elles me semblent excessives. En effet, je vous rappelle que les pouvoirs du juge sont strictement encadrés par les principes de procédure civile, en particulier par celui selon lequel le juge ne pourra se prononcer que dans le cadre des demandes qui lui sont formulées.
N’autoriser la révision judiciaire du contrat qu’en présence d’un accord des parties pour saisir le juge, comme le propose votre commission, me semble réduire considérablement l’utilité et l’effectivité du texte. Il est en effet à craindre que celui qui bénéficie du changement des circonstances ne soit que fort peu incité au dialogue, dès lors que son obstruction empêcherait toute perspective de révision judiciaire du contrat.
En outre, il me semble qu’il serait regrettable que le juge, constatant que les conditions de l’imprévision sont réunies, n’ait d’autre choix que de mettre fin au contrat, avec les conséquences que cela peut parfois emporter, notamment d’un point de vue économique.
La rédaction initialement proposée par l’ordonnance pour l’article 1195, à laquelle je vous demande donc de revenir, permet au contraire à la partie lésée par un changement de circonstances imprévisibles de passer outre la mauvaise volonté de son cocontractant pour demander au juge de restaurer l’équilibre initialement envisagé par les parties.
Que l’on s’entende bien, il s’agit pour le juge non pas de refaire complètement le contrat et de rechercher un équilibre objectif entre les prestations, mais seulement de corriger le coût excessif que le changement de circonstances aurait occasionné pour l’une des parties.
Sous le bénéfice de ces observations, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous demande donc de bien vouloir revenir, à l’instar de l’Assemblée nationale, au texte initial de l’ordonnance.
M. le président. Quel est l’avis de la commission ?
M. François Pillet, rapporteur. Madame la garde des sceaux, notre désaccord est vraiment très faible, très limité ! Je m’explique. L’ordonnance fait entrer dans le droit français une notion toute nouvelle qui n’existait pas : la révision en cas d’imprévision. Le Sénat est d’accord ; il n’y a pas de contestation sur ce point.
Si les parties, dans cette hypothèse, décident de confier au juge le soin d’adapter le contrat, elles le peuvent. Le Sénat en est d’accord, si l’ensemble des parties le souhaite. Que se passe-t-il dans ce cas ? Les parties, sans que l’aspect consensuel du contrat soit en quoi que ce soit menacé, donnent en quelque sorte au juge une mission d’arbitre, et non pas de faiseur de contrat. Par ailleurs, si un cocontractant seul demande la résolution, le juge peut la prononcer. Nous ne changeons rien, car nous sommes d’accord.
Le seul point sur lequel nous ne sommes pas d’accord, c’est l’hypothèse dans laquelle une seule partie demande au juge de refaire le contrat.
Comme cela a déjà été dit, nous considérons que, en ce domaine l’atteinte aux principes généraux de notre droit des contrats est un peu disproportionnée.
Ensuite, et c’est peut-être subsidiaire au regard de l’argument avec lequel je terminerai mon exposé, la responsabilité du juge peut éventuellement être engagée par la suite. C’est d’ailleurs ce que nous ont dit les magistrats que nous avons auditionnés, lesquels ne se sont pas montrés empressés à l’idée de se voir attribuer cette nouvelle mission dans le cadre de leurs fonctions judiciaires.
Surtout, si le texte reste en l’état, il sera systématiquement écarté, dès lors qu’un conseil quelque peu avisé participera à la rédaction du contrat. Ce texte restera une image dans notre code civil, mais il ne sera jamais appliqué !
À l’inverse, si le Sénat maintient la position qu’il avait adoptée en première lecture sur la révision judiciaire pour imprévision, cela donnera une possibilité de la préserver dans le code civil.
Vous le voyez, notre champ de désaccord sur ce point est donc très limité. C’est la raison pour laquelle j’engage le Sénat à ne pas suivre l’avis du Gouvernement, ce qui ne constitue pas de notre part une position de refus de nature idéologique, ni même politique.
Ma conviction, c’est que nous pouvons, en poursuivant notre débat, parvenir à écarter cette dernière petite tête d’épingle d’un débat au fil duquel nous nous sommes finalement tous retrouvés.
M. le président. Veuillez conclure, mon cher collègue !