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Justice du XXIe siècle
Discussion en nouvelle lecture d’un projet de loi dans le texte de la commission
M. le président. L’ordre du jour appelle la discussion, en nouvelle lecture, du projet de loi, adopté par l’Assemblée nationale en nouvelle lecture, de modernisation de la justice du XXIe siècle (projet n° 796, texte de la commission n° 840, rapport n° 839).
Dans la discussion générale, la parole est à M. le garde des sceaux. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain.)
M. Jean-Jacques Urvoas, garde des sceaux, ministre de la justice. Monsieur le président, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, nous allons bientôt entrer dans la période budgétaire. Ce sera, pour le ministère dont j’ai la responsabilité, un rendez-vous important. Un accroissement important des moyens est, en effet, l’une des conditions d’un fonctionnement convenable de nos juridictions.
La justice, nous le savons, est au bord de l’embolie : trop de travail, trop de lourdeurs, trop peu de moyens. À chaque déplacement dans une juridiction, comme, hier encore, à Meaux, j’entends s’exprimer la souffrance tant de ceux qui y travaillent que des justiciables.
Souffrance, parce que trop d’attente : l’attente du salarié ou de l’employeur qui a saisi les prud’hommes et qui, par exemple, à Nanterre, doit patienter deux ans et demi entre la conciliation et le passage en jugement ; l’attente du couple qui veut divorcer et doit patienter pendant de longs mois.
Pourtant, la Convention européenne des droits de l’homme proclame, tout comme notre code de l’organisation judiciaire, que « toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue […] dans un délai raisonnable ».
Souffrance, aussi, parce que trop d’exaspération : exaspération de la greffière exténuée à la fin de sa journée par le trop-plein de dossiers traités ; exaspération du justiciable qui ne comprend pas les procédures juridiques trop lourdes et se noie dans une justice devenue par trop illisible ; exaspération du juge qui perd du temps sur des dossiers ne relevant pas de sa mission essentielle, à savoir trancher les litiges par l’application du droit.
Vous le savez, toutes les juridictions sont concernées : conseils de prud’hommes, tribunaux de commerce, tribunaux d’instance, tribunaux de grande instance, cours d’appel. Aussi, je ne doute pas que la mission d’information sur le renouveau de la justice que la commission des lois du Sénat vient de créer saura nous rappeler ces mots de Marc Aurèle : « Seul un esprit serein est en état de juger. »
Dans quelques jours, avec le projet de budget, et en février prochain, avec le rapport conclusif de votre mission d’information, nous aurons de multiples occasions d’évoquer l’importance des moyens à mobiliser et, surtout, leur nature.
Il existe cependant une autre voie, parallèle, pour apporter des solutions : celle de l’organisation de la justice.
Comme le disait Jean Jaurès dans son Histoire socialiste de la Révolution française, « l’abondance est le fruit d’une bonne administration ». Autrement dit, si les moyens sont bien gérés, cela les rendra d’autant plus efficaces. C’est pourquoi, à mes yeux, le budget est indissociable de sa bonne gestion et de sa bonne répartition ; en d’autres mots, il est indissociable d’une bonne organisation de la justice.
Il ne s’est pas passé de législature, depuis des décennies, sans que de nouvelles missions soient confiées à la justice judiciaire ou à la justice administrative. Bien souvent, elles s’exercent à moyens constants, ce qui n’est pas sans conséquence sur la situation des juridictions.
Ainsi, en 2011, une décision du Conseil constitutionnel conduisit à l’introduction du contrôle systématique par le juge judiciaire des soins psychiatriques dispensés sans consentement, qui pèse sur nos juridictions.
Comme je l’avais indiqué le 13 juin dernier devant vos commissions des finances et des lois, il faut réformer ce ministère. En effet, l’amélioration du fonctionnement de la justice passe aussi par une modernisation des méthodes de travail et des procédures. C’est à cette fin que, avec mon collègue chargé du budget, nous avons lancé une inspection conjointe de nos deux ministères sur les méthodes de travail et les améliorations à y apporter.
Puisqu’il n’est plus possible de faire plus avec moins, il faut faire mieux ! C’est la raison pour laquelle j’ai choisi de modifier le projet de loi de modernisation de la justice du XXIe siècle selon trois objectifs : simplifier et clarifier certaines procédures ; recentrer le juge sur sa mission première ; ouvrir de nouvelles conditions d’accès au droit.
L’ensemble du projet de loi est ainsi maintenant tourné vers la justice du quotidien : il vise à la rendre plus proche, plus efficace et plus protectrice. Cette justice n’est pas celle qui occupe les médias ; elle est discrète, peut-être parce qu’elle ne comporte pas l’« adrénaline » de la justice pénale.
Je veux parler de la justice qui touche au quotidien nos concitoyens : celle des affaires familiales, des divorces, des procédures de surendettement, des litiges avec les organismes de sécurité sociale. Le projet de loi de modernisation de la justice du XXIe siècle vise à la prendre pleinement en considération. Il la met en lumière et soumet un certain nombre de propositions à votre attention, à votre vigilance, à votre conscience, à votre bon sens, dirai-je même.
N’est-il pas de bon sens de faire évoluer le divorce par consentement mutuel, en n’imposant plus le passage devant le juge ? Interrogés sur la pertinence de cette mesure, 75 % de nos concitoyens indiquent y être favorables. C’est d’autant plus de bon sens que les époux, en particulier le plus faible d’entre eux, que ce soit financièrement ou psychologiquement, seront mieux protégés, du fait de l’intervention obligatoire de deux avocats, au lieu d’un seul actuellement.
N’est-il pas de bon sens de confier la capacité de décision aux commissions de surendettement, qui analysent les dossiers et font des préconisations, mais doivent attendre qu’un juge valide leur démarche, alors que tel est le cas dans 98 % des cas ? Donnons donc le pouvoir de décision à ces commissions de surendettement ! Hier encore, à Meaux, j’en discutais avec le juge chargé de cette fonction : il se félicitait de ne plus avoir, à l’avenir, à s’occuper de ces dossiers et, en réalité, à simplement confirmer un travail très bien fait par la Banque de France. Cela lui permettra de se consacrer au traitement de litiges appelant la pleine mobilisation de son énergie, de sa méticulosité et de son expérience.
N’est-il pas de bon sens de simplifier et de démédicaliser la procédure de changement de sexe à l’état civil ? Cela permettra aux personnes transgenres de bénéficier le plus rapidement possible de papiers en adéquation avec leur identité. Ce projet de loi mettra fin à des situations de souffrance et de discrimination.
N’est-il pas de bon sens de fusionner progressivement les contentieux de la sécurité sociale dans un contentieux unique confié au pôle social d’un tribunal de grande instance départemental ? Cela améliorera la lisibilité du traitement de ces contentieux, aujourd’hui réparti entre plusieurs types de juridictions, ce qui est une source supplémentaire de complexité pour les justiciables.
N’est-il pas de bon sens de supprimer, au nom de l’efficacité, les tribunaux correctionnels des mineurs, dont nous savons qu’ils entravent le fonctionnement des juridictions et nuisent à la spécialisation de la justice des mineurs en prononçant des sanctions beaucoup moins sévères, en réalité, que celles qui étaient prises avant leur création ?
N’est-il pas de bon sens de forfaitiser la sanction de certains délits routiers, comme le défaut de permis de conduire et le défaut d’assurance, à condition, naturellement, qu’il s’agisse de la première infraction et qu’il n’y ait pas d’autres infractions concomitantes ? Cette forfaitisation améliorera le fonctionnement des juridictions tout en renforçant la répression des délits routiers concernés.
N’est-il pas, enfin, de bon sens de créer un socle commun aux actions de groupe ? Elles pourront désormais concerner les discriminations, les questions environnementales ou la protection des données personnelles, offrant ainsi de nouvelles garanties à nos concitoyens.
Mesdames, messieurs les sénateurs, notre organisation judiciaire s’épuise d’un excès de lourdeurs. La justice doit être simple pour exister. Elle doit être accessible pour être réelle. Elle doit être lisible pour être compréhensible. C’est à ce prix que le service public de la justice retrouvera sa capacité d’écoute du justiciable et que les missions essentielles du juge –garantir les libertés individuelles et protéger les plus faibles, tout autant que dire le droit – seront préservées.
Cette conception de la justice, mesdames, messieurs les sénateurs, je sais que nous la partageons, au-delà des clivages, au-delà des partis. À ceux qui nous demandent : « à quoi tout cela sert-il ? », je veux rappeler les mots écrits par l’éminent juriste Portalis en introduction au code civil : « Aujourd’hui la France respire. » Oui, c’est à faire respirer la France que la justice sert dans notre pays ! Alors, modernisons-la, simplifions-la ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain.)
M. le président. La parole est à M. le rapporteur.
M. Yves Détraigne, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Monsieur le président, mes chers collègues, rapporteur pour avis depuis un certain nombre d’années des crédits des services judiciaires, je ne peux qu’apprécier les orientations annoncées par M. le garde des sceaux. Je souhaite que nous arrivions, ensemble – car le Sénat, fort logiquement, entend être associé à la réflexion sur des questions d’une telle importance –, à moderniser notre justice.
Si ce n’est pas la première fois qu’un projet de loi revient en nouvelle lecture devant le Sénat après échec de la commission mixte paritaire et avant que l’Assemblée nationale ne statue définitivement, on peut toutefois se demander si nous ne nous trouvons pas dans une situation inédite.
Comme vous le savez, la commission mixte paritaire réunie sur le présent projet de loi n’a pas abouti à un accord en raison du refus absolu de nos collègues de l’Assemblée nationale d’accepter la moindre modification au texte qu’ils avaient adopté, en procédure accélérée, après la première lecture au Sénat en octobre 2015.
Or l’Assemblée nationale avait ajouté cinquante-cinq articles au texte issu de nos travaux, qui en comptait cinquante-quatre. Ces nouveaux articles contenaient de nombreuses dispositions lourdes de conséquences, que nous ne pouvions évidemment pas approuver sans avoir pu les examiner, fût-ce a minima, avant la réunion de la commission mixte paritaire : je pense à l’abandon de la collégialité de l’instruction, à la suppression des tribunaux correctionnels des mineurs, à une nouvelle procédure de changement de sexe à l’état civil, à l’élargissement du champ de l’action de groupe, etc.
La commission mixte paritaire, réunie le 22 juin, ne pouvait donc qu’échouer, sauf acceptation sans débat, par les représentants du Sénat, de toutes les modifications introduites par l’Assemblée nationale. Cela n’était pas acceptable pour notre assemblée et aurait été, me semble-t-il, contraire à l’esprit de nos institutions, sinon à leur lettre.
Cet échec de la commission mixte paritaire n’a pas pour autant empêché votre commission des lois de poursuivre son travail et d’organiser, sur l’initiative de son président Philippe Bas, de nouvelles auditions sur des sujets introduits dans le champ du texte par l’Assemblée nationale et que nous n’avions évidemment pas traités en première lecture.
Aujourd’hui, nous en sommes parvenus à une nouvelle et dernière lecture au Sénat. L’Assemblée nationale sera ensuite amenée à statuer définitivement. Celle-ci pourra alors revenir à son texte, ou le modifier en retenant un ou plusieurs des amendements que notre assemblée aura adoptés à l’occasion de cette dernière lecture – mais elle n’est pas tenue de le faire.
Sur le fond, notre commission a adopté, en vue de cette nouvelle lecture, quatre-vingt-six amendements. Je n’évoquerai évidemment pas ici l’ensemble des dispositions concernées : nous les examinerons tout au long de cette séance ; je n’en évoquerai que quelques-unes.
S’agissant de la collégialité de l’instruction, notre commission a considéré que la situation budgétaire de la justice ne permettait pas sa mise en œuvre prochaine. Elle a toutefois souhaité en garder le principe dans la loi et vous proposera de la réserver aux affaires pénales les plus complexes, à la demande des magistrats ou des parties.
Concernant la procédure de changement d’état civil pour les personnes transsexuelles, sur laquelle j’ai été interpellé à plusieurs reprises ces derniers jours, notre commission a maintenu une procédure plus encadrée que celle qu’a prévue l’Assemblée nationale, de telle sorte que le juge puisse se prononcer en fonction de critères que je qualifierai d’objectifs.
Sur la réforme du divorce par consentement mutuel, qui a déjà été proposée il y a plusieurs années, la commission a repris les dispositions que notre assemblée avait déjà votées, voilà quelques années, à la suite du rapport Guinchard. Je vous proposerai donc de maintenir la possibilité d’un passage des époux devant le juge à l’occasion d’un divorce par consentement mutuel dès lors qu’il y a des enfants mineurs, autrement dit de ne pas généraliser totalement le divorce par consentement mutuel sans passage devant le juge.
Voilà quelques-unes, parmi d’autres, des modifications que je vous proposerai d’apporter à ce texte. Je pense que nous pourrons convenir ensemble qu’elles portent sur des sujets suffisamment sensibles pour que le Sénat soit entendu par l’Assemblée nationale en dernière lecture. Du moins est-ce le vœu que je forme ici en notre nom à tous.
Je n’énumérerai pas plus avant les points qui paraissent sensibles à la commission des lois du Sénat et sur lesquels nous pensons que notre assemblée, pas plus qu’en première lecture, ne peut accepter d’être purement et simplement mise devant le fait accompli !
M. Philippe Bas, président de la commission des lois. Très bien !
M. Yves Détraigne, rapporteur. Pour terminer, le rapporteur pour avis du projet de loi de finances pour les crédits alloués à la justice judiciaire et à l’accès au droit que je suis – nous allons d'ailleurs prochainement déjeuner ensemble, monsieur le garde des sceaux, pour évoquer le projet de budget de la justice pour 2017 – ne peut qu’appuyer votre plaidoyer pour des moyens nouveaux et un recentrage de la justice sur ses missions propres. (Applaudissements sur les travées de l'UDI-UC et sur de nombreuses travées du groupe Les Républicains.)
M. le président. La parole est à M. Philippe Bas.
M. Philippe Bas. Monsieur le garde des sceaux, le Sénat se réjouit de pouvoir vous entendre sur ce texte. C’est un privilège que, malgré tous ses efforts, la commission des lois n’est pour sa part pas parvenue à obtenir… Peut-être ne souhaitiez-vous pas vous étendre sur le contenu d’un texte dont vous êtes non pas l’auteur, mais seulement l’héritier, même si vous y avez ajouté, à l’Assemblée nationale, un certain nombre de dispositions d’origine gouvernementale qui sont le fruit de votre propre travail.
Permettez-moi de souligner le caractère très critiquable du déroulement du processus législatif pour l’examen de ce projet de loi. Vous savez que 95 % des Français reprochent à la justice d’être trop lente. Pour ma part, j’adresserai ce même reproche au parcours suivi par ce texte, annoncé depuis plusieurs années déjà ; le Gouvernement a cherché à le raccourcir, contre l’esprit de nos principes constitutionnels et du bicamérisme et aux dépens du travail des deux assemblées, en particulier celui du Sénat.
L’enflure qu’a connue ce texte est également critiquable. Alors que le projet de loi initial comportait cinquante-cinq articles, le texte que nous examinons aujourd'hui en compte cinquante-six de plus ! Ce doublement s’est opéré essentiellement au cours de la première lecture à l’Assemblée nationale et il est dû, pour les deux tiers, à l’adoption d’amendements du Gouvernement.
Le Gouvernement, malgré tout le temps pris pour réfléchir – je me souviens du grand colloque organisé en 2014 à l’UNESCO par Mme Taubira en vue de préparer cet ensemble de mesures que vous qualifiez de « réforme » –, s’est cru autorisé, au mépris de toutes les procédures, qui prévoient la consultation du Conseil d’État et la délibération en conseil des ministres, à déséquilibrer profondément son propre texte pour le rendre autre que celui dont le Sénat avait débattu. Cela montre assez l’improvisation qui préside à l’action de ce gouvernement ; je ne pouvais passer ce fait sous silence ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et sur de nombreuses travées de l'UDI-UC.)
Que le Sénat n’ait pu examiner, avant la tenue d’une commission mixte paritaire, que la moitié du texte, c’est tout simplement un déni de bicamérisme ! Je n’irai pas jusqu’à dire que la Constitution a été violée, mais j’affirme que son esprit n’a pas été respecté. Ces mauvaises pratiques ne doivent pas devenir de mauvaises habitudes ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et de l'UDI-UC. – M. Jacques Mézard applaudit également.)
Le contenu du texte, hélas, n’échappe pas non plus à la critique. La grande ambition portée par Mme Taubira s’est peu à peu réduite à un filet d’eau tiède… Ce projet de loi de modernisation de la justice du XXIe siècle, comme vous vous obstinez à l’appeler, n’est en réalité qu’un texte portant diverses dispositions d’ordre judiciaire. Est-ce à la hauteur du constat si lucide que vous ne cessez de formuler, d’amplifier, d’approfondir au fil des mois et de vos rencontres avec les magistrats, les personnels pénitentiaires et ceux des services de la justice ? Une justice exsangue, sinistrée, frappée d’embolie : ce sont là vos propres termes, monsieur le garde des sceaux, et je les fais miens…
Ce texte portant diverses dispositions d’ordre judiciaire constitue-t-il véritablement une réponse appropriée au diagnostic que vous avez vous-même formulé ? Je ne le crois pas et, en vérité, vous ne le croyez pas non plus !
Vous convoquez le bon sens à l’appui de ce projet de loi. Fort bien ! Du bon sens, nous en avons nous aussi : d’ailleurs, nombre des dispositions que vous avez défendues à la tribune ont été le fruit des réflexions de la commission des lois du Sénat. Mais, à l’heure du bilan de la politique conduite depuis 2012 en matière de justice, on ne peut que constater que, en dépit de la rupture que vous voulez imprimer à cette dernière, de mauvaises directions ont été trop longtemps suivies, avec l’abandon du plan de construction de nouvelles places de prison voté par le Parlement, l’invention de la contrainte pénale, venant s’ajouter aux autres mesures alternatives aux peines de prison. Il en résulte que, aujourd’hui, vous êtes plus encore fondé à faire le constat que vous avez fait que vous ne l’auriez été voilà quatre ans et que vous êtes obligé de lancer, pour le compte d’autrui, un nouveau plan de construction de places de prison. Quant à la contrainte pénale, force est de constater que les tribunaux ne la prononcent pratiquement pas.
On a même évoqué, un temps – vous n’êtes pas allés jusque-là –, l’instauration d’un numerus clausus : il aurait fallu, avant d’incarcérer des condamnés, en libérer d’autres avant le terme de leur peine pour faire de la place… Telle est la vulgate idéologique à laquelle la justice a été sacrifiée pendant quatre ans !
Il est heureux, monsieur le garde des sceaux, que vous ayez mis un terme à ces élucubrations, et je crois qu’il est grand temps d’aller plus loin dans la voie que vous avez ouverte. Vous refusez d’être qualifié d’« anti-Taubira », mais vos actes parlent pour vous. (Exclamations sur les travées du groupe socialiste et républicain.)
M. Didier Guillaume. Ce n’est pas au niveau, monsieur le président de la commission des lois !
M. Philippe Bas. Les moyens de la justice n’ont cessé d’augmenter depuis dix ans : ils sont ainsi passés de 6 milliards à 8 milliards d'euros. Pourtant, elle ne fonctionne pas mieux. Peut-être est-ce parce que ses moyens n’ont pas été suffisamment accrus, mais n’est-ce pas aussi parce que la gestion de la justice est insuffisante et parce que les réformes nécessaires n’ont pas été faites ? La mission de la commission des lois du Sénat sur le redressement de la justice, qui a été dotée des pouvoirs d’une commission d’enquête et qui fonctionne sur une base pluraliste, en se fondant sur un diagnostic partagé par tous, entend bien faire de nouvelles propositions d’ici au début de l’année prochaine.
Bref, ce projet de loi de modernisation de la justice du XXIe siècle ne constitue pas une réforme : c’est un aggloméré de mesures, dont certaines vont dans le bon sens mais qui ne font pas une politique.
Quant aux mesures que vous avez ajoutées à l’Assemblée nationale, il en est qui se heurtent à une opposition très forte de la commission des lois du Sénat.
Le divorce par consentement mutuel sans passage devant le juge, tel que vous l’avez fait adopter par l’Assemblée nationale, n’assurera ni la protection des enfants ni celle du conjoint le plus vulnérable, le cas échéant. De plus, il sera coûteux pour les familles, car l’intervention de deux avocats sera requise. C’est donc une réforme antisociale (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.), qui, en outre, ne permet pas à la justice de faire des économies substantielles. Vous les avez chiffrées à 4 millions d'euros, monsieur le garde des sceaux ; pour notre part, nous estimons à 70 millions d'euros le coût pour les familles. Ce n’est pas une bonne politique !
Concernant la collégialité de l’instruction, j’étais d’accord avec les propositions que vous aviez faites. Votre dossier de presse du 17 mai dernier était presque parfait. Nous aurions pu en discuter. Pourquoi donc avez-vous laissé filer les choses à l’Assemblée nationale, pour aboutir à un dispositif qui ne permet plus de réaliser la collégialité de l’instruction quand elle est nécessaire ? Je crois que l’on a trop vite oublié l’affaire d’Outreau et la nécessité du partage d’expérience entre juges d’instruction dans les affaires délicates pour offrir à nos concitoyens les garanties nécessaires et améliorer la qualité de l’instruction.
L’état civil, qu’il s’agisse du prénom ou de la reconnaissance du changement de sexe, ne se modifie pas pour des raisons de convenance, quelle que soit leur intensité. Un changement d’état civil a de nombreuses implications. Il faut, par conséquent, prendre des précautions. Je crois que, là encore, le texte qui nous est parvenu de l’Assemblée nationale n’a pas été rédigé avec suffisamment de sérieux, permettez-moi de le dire !
D’autres dispositions, comme le dépôt et la dissolution du PACS en mairie, posent également de sérieuses difficultés.
Monsieur le garde des sceaux, nous sommes heureux de pouvoir enfin débattre avec vous. Nous espérons que vous entendrez nos arguments et nous souhaitons que vous les relayiez devant la majorité de l’Assemblée nationale, afin qu’il reste quelque chose de notre travail, que nous voulons utile et constructif. Jusqu’à présent, vous avez cherché, en réalité, à nous évincer du processus législatif pour une réforme dont nous n’avons aucune raison de refuser le principe puisqu’elle comporte beaucoup de mesures pragmatiques et techniques que nous pouvons envisager de manière positive. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et sur de nombreuses travées de l'UDI-UC.)
M. le président. La parole est à Mme Cécile Cukierman.
Mme Cécile Cukierman. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, depuis trop longtemps et en permanence, l’institution judiciaire est confrontée à des critiques violentes. Ces attaques, outre leur caractère délétère, ignorent les difficultés auxquelles fait face la justice – paupérisation permanente, « longue tradition d’abandon budgétaire », pour reprendre l’expression d’un éminent juriste – et les nombreuses décisions rendues qui ne prêtent à aucune controverse.
Or, les conséquences du discrédit que le discours ambiant jette sur la magistrature sont claires : suspicion de nos concitoyens, découragement des juges, déconsidération de l’autorité judiciaire dans son ensemble.
C’est dans ce contexte que nous examinons en nouvelle lecture le projet de loi de modernisation de la justice du XXIe siècle, après l’échec de la commission mixte paritaire.
Inspiré par de nombreux rapports et recommandations, ce projet de loi, présenté en conseil des ministres en septembre 2014 par la précédente garde des sceaux, avait suscité la déception des professionnels du droit, des associations et des syndicats, tant les besoins sont grands.
Pour notre part, nous nous étions abstenus en première lecture, les résultats des efforts réalisés en matière d’accueil des justiciables dans les palais de justice et les pâles modifications des dispositifs d’accès au droit étant loin de nous convaincre, s’agissant notamment de l’accès au droit pour tous.
Après son passage à l’Assemblée nationale, le texte –désormais aussi long qu’hétéroclite – nous revient considérablement modifié. Cinquante-cinq nouveaux articles ont été ajoutés aux cinquante-quatre que le Sénat avait adoptés. Ils portent sur des sujets de fond dont l’importance majeure aurait largement justifié la deuxième lecture que le Gouvernement a refusée au Sénat.
En effet, certaines des dispositions adoptées modifient considérablement notre organisation judiciaire, voire des pans entiers de notre droit pénal ou civil : suppression de la collégialité de l’instruction, mesures de répression de la conduite sans permis ou sans assurance, changement d’état civil pour les personnes transgenres, réforme du divorce par consentement mutuel sans juge ; cette liste n’est pas exhaustive…
Ce qui transparaît à la lecture de ce texte, c’est une approche purement gestionnaire de la justice : loin de renforcer les moyens, il s’agit en fait de gérer, voire d’entériner, la pénurie que j’ai évoquée précédemment.
À cet égard, le développement des modes alternatifs de règlement des litiges est particulièrement éclairant. En effet, pour répondre aux difficultés constatées, la tentation est de sortir de la justice pour confier son office à d’autres, pour reprendre les mots de Mme Frison-Roche, c’est-à-dire, dans les faits, de délaisser l’institution au motif de la sauver. C’est ainsi que les modes alternatifs de règlement des litiges peuvent dégénérer en contournement du juge ; c’est exactement ce que prévoit ce projet de loi.
S’agissant de l’introduction d’un nouveau type de divorce par consentement « sans juge », nous considérons qu’il aurait fallu procéder à une étude d’impact et à une concertation sérieuse. En effet, au final, il semble que l’instauration de ce dispositif répond, en premier lieu, à la volonté de gérer la pénurie de magistrats et fait fi des besoins des justiciables, qui, en la matière, peuvent émerger des années après le divorce.
Concernant le changement d’état civil pour les personnes transsexuelles, nous regrettons que la commission des lois du Sénat ait complexifié les démarches. C’est pourquoi nous proposerons une « démédicalisation » totale et une déjudiciarisation de la procédure.
S’agissant de la justice des mineurs, comme nous l’avions souligné en première lecture, nous regrettons le report constant, depuis le début de la législature, de la refonte de l’ordonnance de 1945. Il est peu de sujets qui soient plus brûlants que celui de la justice des mineurs, présentée par certains comme en partie responsable des maux actuels, « liée à l’état de notre société et à notre conception de l’enfance et de la justice ». Sur ce sujet, le débat se réduit trop souvent à une opposition entre les tenants de l’éducation et ceux de la répression.
Les quelques modifications introduites par voie d’amendements sont loin de constituer une réforme ambitieuse de la justice des enfants et des adolescents, d’autant que la commission des lois du Sénat est revenue partiellement sur l’interdiction de la réclusion à perpétuité pour les mineurs.
Pour autant, nous nous félicitons de la suppression du tribunal correctionnel des mineurs, que nous avions appelée de nos vœux à plusieurs reprises.
En revanche, l’extension de la possibilité, pour le tribunal pour enfants et la cour d’assises des mineurs, de cumuler le prononcé d’une peine et celui d’une mesure éducative ne nous paraît pas opportune. C'est la raison pour laquelle nous demanderons la suppression de cette disposition.
S’agissant du dispositif de la collégialité de l’instruction, nous sommes hostiles à sa suppression. Introduit à la suite de la commission d’enquête sur l’affaire d’Outreau, il prévoyait le remplacement du juge d’instruction par un collège de l’instruction composé de trois juges, dans toutes les informations judiciaires et pour les principaux actes de l’instruction.
Ce dispositif n’a malheureusement jamais été mis en place. Or il permettrait un renforcement des droits des justiciables et une approche contradictoire de l’instruction. Nous déplorons que l’on renonce à le mettre en œuvre au nom d’une logique avant tout gestionnaire. Au contraire, nous considérons que cette réforme est indispensable et mérite que l’on mobilise les moyens nécessaires à sa mise en œuvre.
Enfin, nous regrettons la disparition de la vocation indemnitaire de l’action de groupe en matière de discriminations au travail. Si la finalité première de l’action de groupe est de faire cesser le manquement dans le cadre d’un dialogue avec les organisations syndicales au sein de l’entreprise, pour reprendre les termes du rapporteur, il est pour autant inadmissible de nier les dommages résultants de ces discriminations et la responsabilité de l’employeur.
De même, il est à nos yeux inconcevable de supprimer purement et simplement les actions de groupe en matière d’environnement, de santé ou de protection des données personnelles. Nous pensons que cela va totalement à rebours des aspirations de nos concitoyens quant à ce que doit être la justice du XXIe siècle.
Pour conclure, de manière générale, nous regrettons la modestie de l’ambition de cette réforme de la justice. Certes, elle comporte plusieurs avancées importantes, mais elle sera malheureusement bien insuffisante pour restaurer l’indispensable lien de confiance entre les citoyens et les institutions de la République. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC.)
(Mme Isabelle Debré remplace M. Gérard Larcher au fauteuil de la présidence.)