compte rendu intégral
Présidence de M. Jean-Pierre Raffarin
vice-président
Secrétaires :
M. Jean Desessard,
M. Alain Dufaut.
1
Procès-verbal
M. le président. Le compte rendu analytique de la précédente séance a été distribué.
Il n’y a pas d’observation ?…
Le procès-verbal est adopté sous les réserves d’usage.
2
Décès d’un ancien sénateur
M. le président. J’ai le regret de vous faire part du décès de notre ancien collègue Alphonse Arzel, qui fut sénateur du Finistère de 1980 à 1998.
3
Saisine du Conseil constitutionnel
M. le président. M. le président du Conseil constitutionnel a informé le Sénat que le Conseil constitutionnel a été saisi le 24 février 2014, en application de l’article 61, alinéa 2, de la Constitution, par plus de soixante députés et plus de soixante sénateurs, de la loi pour l’accès au logement et un urbanisme rénové.
Le texte des saisines du Conseil constitutionnel est disponible au bureau de la distribution.
Acte est donné de cette communication.
4
Communication du Conseil constitutionnel
M. le président. M. le président du Conseil constitutionnel a informé le Sénat, le lundi 24 février 2014, qu’en application de l’article 61-1 de la Constitution le Conseil d’État a adressé au Conseil constitutionnel une décision de renvoi d’une question prioritaire de constitutionnalité portant sur l’article 728 du code de procédure pénale (Règlements intérieurs des établissements pénitentiaires) (2014-393QPC).
Le texte de cette décision de renvoi est disponible à la direction de la séance.
5
Renvoi pour avis multiple
M. le président. J’informe le Sénat que le projet de loi, adopté par l’Assemblée nationale, d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt (n° 279, 2013-2014), dont la commission des affaires économiques est saisie au fond, est renvoyé pour avis, à leur demande, à la commission de la culture, de l’éducation et de la communication et à la commission du développement durable, des infrastructures, de l’équipement et de l’aménagement du territoire, compétente en matière d’impact environnemental de la politique énergétique.
6
Mise au point au sujet d’un vote
M. le président. La parole est à Mme Nathalie Goulet.
Mme Nathalie Goulet. Monsieur le président, lors du scrutin n° 146 du 17 février 2014 sur la motion n° 1, présentée par M. Jean Bizet et les membres du groupe de l’UMP et tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité à la proposition de loi relative à l’interdiction de la mise en culture du maïs génétiquement modifié, MON 810, j’ai été déclarée comme n’ayant pas participé au vote, alors que j’entendais voter contre.
M. le président. Acte vous est donné de cette mise au point, ma chère collègue. Elle sera publiée au Journal officiel et il en sera tenu compte dans l’analyse politique du scrutin.
7
Droit à l'information dans le cadre des procédures pénales
Adoption en procédure accélérée d’un projet de loi dans le texte de la commission modifié
M. le président. L’ordre du jour appelle la discussion, à la demande du Gouvernement et après engagement de la procédure accélérée, du projet de loi portant transposition de la directive 2012/13/UE du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2012 relative au droit à l’information dans le cadre des procédures pénales (projet n° 303, texte de la commission n° 381, rapport n° 380).
Dans la discussion générale, la parole est à M. le ministre délégué.
M. Alain Vidalies, ministre délégué auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Parlement. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous prie tout d’abord de bien vouloir excuser Mme la garde des sceaux, actuellement retenue à l’Assemblée nationale pour la lecture définitive du texte relatif à la géolocalisation, amis qui nous rejoindra en cours de débat.
Ce projet de loi vise à transposer la directive du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2012 relative au droit à l’information dans le cadre des procédures pénales, dite « directive B », et ainsi à renforcer les droits de la défense en matière de procédure pénale.
Notre droit positif est certes déjà largement conforme à la directive. Toutefois, ce projet de loi permet non seulement de consacrer dans la loi la jurisprudence du Conseil constitutionnel et des pratiques existantes, mais encore il crée, aux différents stades de la procédure pénale, de nouveaux droits pour les personnes suspectées ou poursuivies.
Il s’inscrit dans un plus vaste projet de réforme de la procédure pénale, dicté par le souci d’anticiper la transposition de la directive du 22 octobre 2013 relative au droit d’accès à un avocat dans le cadre des procédures pénales, dite « directive C », qui doit intervenir avant décembre 2016. Cette seconde directive est, en effet, intimement liée à celle du 22 mai 2012, participant d’un dispositif commun de mise en œuvre du principe de reconnaissance mutuelle des décisions pénales en Europe.
Le projet vise ainsi à renforcer les droits des personnes, victimes et mis en cause, à tous les stades de la procédure.
Au stade de l’enquête, le projet de loi crée un véritable statut des personnes suspectées, en encadrant les modalités selon lesquelles elles pourront être entendues librement, sans être placées en garde à vue.
L’audition libre a donné lieu à de nombreux débats, notamment lors de l’adoption de la loi du 14 avril 2011 relative à la garde à vue, mais le gouvernement d’alors n’a pris aucune disposition encadrant les conditions d’une telle audition, si bien qu’aucun texte de loi ne garantit les droits de la défense dans ce cas. Seul le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 18 novembre 2011, avait imposé qu’une personne suspectée soit expressément informée de sa faculté de quitter à tout moment les locaux du service d’enquête, ainsi que de la nature et de la date de l’infraction pour laquelle elle est mise en cause.
Le projet tend à inscrire dans la loi ces deux droits et y ajoute, en application de la directive, le droit à l’interprète, le droit au silence et le droit à des conseils juridiques.
En outre, il prévoit que, dans le cas d’un crime ou d’un délit, les personnes suspectées pourront également être assistées par un avocat pendant l’audition libre. Ce droit très important n’est pas exigé par la directive de 2012, mais découle de celle du 22 octobre 2013. Il donne sa cohérence à l’ensemble du dispositif de création d’un statut du suspect libre, imposé par la directive B, et permet d’anticiper toute évolution de la jurisprudence européenne à cet égard.
La préoccupation du Gouvernement est en effet de sécuriser les procédures et de nous permettre d’avancer de façon concertée et réfléchie, sans avoir à réagir en urgence, au prix d’annulation de procédures ou de décisions des cours suprêmes.
L’entrée en vigueur de ce droit à l’avocat est fixée au 1er janvier 2015, de sorte qu’il puisse être budgétisé, étant précisé que, d’ici là, la réforme de l’aide juridictionnelle en cours d’élaboration aura abouti.
La commission des lois du Sénat a adopté un amendement du rapporteur qui vise à préciser, à l’article 63 du code de procédure pénale, le point de départ de la garde à vue décidée à la suite d’une audition libre. En effet, la Cour de cassation considère, selon une jurisprudence bien établie, que la durée d’une telle audition doit être imputée sur celle de la garde à vue. Il convient donc, dès lors, de consacrer cette pratique dans les textes.
En outre, la commission a adopté un amendement qui permet la présence de l’avocat de la victime dans le cas où celle-ci serait confrontée à un suspect libre, comme c’est déjà le cas lorsque la victime est confrontée au gardé à vue. C’est une extension à laquelle le Gouvernement est évidemment favorable. Même si ces situations sont assez rares, il ne serait pas concevable que le suspect ait droit à un avocat et pas la victime à ce stade de l’enquête. Nous avons d’ailleurs déposé un amendement afin que l’avocat soit rétribué par l’État si la victime remplit les conditions pour bénéficier de l’aide juridictionnelle.
J’en profite pour remercier M. le rapporteur de la très grande qualité de son travail sur un texte de procédure, par nature technique et complexe, permettant à la commission d’apporter de très utiles précisions et clarifications.
Le projet de loi a également pour objet d’améliorer les droits des personnes gardées à vue. Celles-ci seront plus précisément informées de l’infraction qui leur est reprochée, ainsi que des motifs de la garde à vue, et elles auront directement accès aux mêmes pièces du dossier que l’avocat. Elles recevront, enfin, une déclaration écrite énonçant leurs droits.
La commission a modifié l’alinéa 8 de l’article 3, qui limite, en sa rédaction actuelle, la possibilité, pour le gardé à vue, de demander sa mise en liberté aux seuls cas de présentation au procureur de la République ou au juge des libertés et de la détention. Tenant compte du fait que cette présentation n’est pas systématique, la commission a jugé que la demande de mise en liberté devait pouvoir être introduite même en l’absence de présentation au procureur ou au juge. Parce que la disposition visée serait, en l’état, inégalitaire, le Gouvernement approuve pleinement cet apport.
Au cours de l’instruction, les personnes mises en examen et les témoins assistés se verront désormais expressément notifier, dans les cas où cela n’était pas encore prévu, notamment dans l’hypothèse où la personne comparaît pour la première fois devant le juge d’instruction sur convocation, le droit au silence et le droit à l’interprétariat.
Par ailleurs, le droit d’accès au dossier de l’ensemble des parties est renforcé, le projet de loi introduisant la possibilité, pour les justiciables, d’obtenir directement la copie du dossier, alors que seul leur avocat peut aujourd’hui l’obtenir.
Le projet de loi vise aussi à renforcer les droits des personnes poursuivies. Il tend ainsi à prévoir que les prévenus soient informés, lors de la délivrance de la citation directe ou de la convocation en justice par un officier de police judiciaire, de leur droit de se faire assister d’un avocat et de leur droit à des conseils juridiques.
Par ailleurs, sont clarifiés et encadrés les délais de la mise à disposition du dossier et de délivrance de la copie aux personnes poursuivies devant le tribunal correctionnel. La loi prévoit de façon expresse que les avocats des parties pourront consulter le dossier au greffe du tribunal de grande instance dès la délivrance de la citation et, au plus tard, deux mois après la notification de la convocation en justice. Les parties ou leurs avocats auront droit à ce que leur soient délivrées gratuitement les pièces de la procédure au plus tard dans les deux mois suivant leur demande.
Le projet de loi innove en renforçant la faculté, pour les personnes prévenues devant le tribunal correctionnel, de demander des actes d’investigations supplémentaires. Ainsi, ce droit sera désormais expressément énoncé dans le code de procédure pénale, alors qu’il n’est aujourd’hui qu’implicite, et le tribunal correctionnel devra demain, s’il refuse les demandes, rendre une décision spéciale et motivée.
En outre, si elle y fait droit, la juridiction pourra désormais confier à un juge d’instruction, et non plus seulement à l’un des membres de la formation de jugement, la réalisation du supplément d’information demandé, permettant ainsi de faciliter la possibilité, pour les justiciables, d’obtenir des investigations complémentaires.
En outre, les prévenus et les accusés seront désormais expressément informés, respectivement par le président du tribunal correctionnel et par le président de la cour d’assises, de leurs droits au silence et à l’interprétariat.
Le projet de loi renforce également de manière spécifique les garanties des personnes poursuivies en comparution immédiate ou selon la procédure dite « de comparution sur procès-verbal », à l’issue d’une présentation devant le procureur de la République. Ces personnes seront désormais assistées, lors de l’audition par le procureur, d’un avocat qui pourra présenter toutes observations utiles sur l’issue de la procédure.
En conséquence, le procureur de la République pourra, par exemple, modifier sa décision sur l’action publique initialement envisagée en ouvrant une instruction préparatoire, en prenant une mesure alternative aux poursuites ou même en abandonnant ces dernières. Il s’agit là, pour les droits de la défense, d’une avancée majeure que beaucoup réclamaient depuis longtemps et que certaines juridictions pratiquent d’ailleurs déjà.
Enfin, le tribunal correctionnel pourra désormais, comme en matière de comparution immédiate, décider de renvoyer le dossier à l’instruction s’il estime que des investigations complexes doivent être entreprises.
Votre commission des lois a voté la suppression de l’article 10. Le Gouvernement en prend acte et estime que la réflexion doit se poursuivre sur la procédure la plus adaptée pour la mise en œuvre de dispositions qui relèvent d’un règlement européen, et qui ne font pas débat quant au fond.
En résumé, ce projet de loi renforce, à chaque étape de la procédure, les droits de la défense, mais aussi ceux de la victime, et il met en conformité notre procédure pénale avec les standards du droit de l’Union européenne. Pour ces raisons, le Gouvernement vous invite à le voter. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste, du groupe CRC et du groupe écologiste, ainsi que sur certaines travées du RDSE et au banc de la commission.)
M. le président. La parole est à M. le rapporteur.
M. Jean-Pierre Michel, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d’administration générale. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, c’est la seconde fois que le Sénat est appelé à se prononcer sur les mesures de transposition nécessaires pour appliquer la « feuille de route de Stockholm ».
En effet, il y a quelques mois, le législateur a adopté la loi du 5 août 2013, qui avait été rapportée au Sénat par Alain Richard, et qui a notamment transposé la directive du 20 octobre 2010 relative au droit à l’interprétation et à la traduction des pièces du dossier.
Qu’entend-on par « feuille de route de Stockholm » ? Il s’agit du programme de travail que l’Union européenne s’est donné en 2009, sur la base du traité de Lisbonne – adopté par le Parlement après que le peuple français eut refusé la nouvelle Constitution européenne – pour rapprocher les législations des différents États membres en matière pénale et ainsi favoriser la reconnaissance mutuelle des décisions de justice.
Plusieurs mesures sont prévues dans ce cadre. La question du droit à l’interprétation a été réglée, ainsi que je viens de l’indiquer. Nous examinons aujourd’hui les points traités, d'une part, dans la directive du 22 mai 2012 relative au droit à l’information dans le cadre des procédures pénales, d'autre part, par anticipation, dans une partie de la directive du 22 octobre 2013 relative au droit d’accès à un avocat. Plusieurs mesures sont encore attendues, notamment un texte sur la protection de la présomption d’innocence – une sorte d’habeas corpus inspiré du droit anglais – et sur les garanties à apporter aux personnes vulnérables ainsi qu’un texte sur l’aide juridictionnelle. Sur tous ces sujets, les discussions sont en cours.
L’objectif visé par cette « feuille de route » n’est guère contestable. Il s’agit en effet de rapprocher les systèmes judiciaires des États membres en renforçant les droits de la défense et le respect du débat contradictoire dans les procédures pénales, ce qui concourt à la création d’une Europe des citoyens. Le Sénat s’est souvent prononcé en faveur d’une telle évolution.
Ce qui est plus contestable, c’est la méthode retenue par la Commission européenne. De fait, en procédant mesure par mesure, par touches « impressionnistes », l’intervention de l’Union européenne en matière de procédure pénale ne permet pas d’avoir une réflexion d’ensemble, ni sur la nature et les équilibres de la procédure pénale des différents États membres ni sur ce que souhaite réellement la Commission européenne – ou plutôt le comité des ministres, car c’est lui qui, en fin de compte, décide. Or un certain nombre de mesures – pour ne pas dire un nombre certain –, directement inspirées de la procédure anglo-saxonne, qui laisse une large place à l’accusatoire et à l’oralité des débats, s’accommodent mal de notre procédure pénale française, laquelle s’en trouve de plus en plus fragilisée.
Ainsi, s’agissant de la directive du 22 octobre 2013 relative au droit d’accès à un avocat, la décision prise par la Commission européenne de délier la question de l’accès à l’avocat de celle de l’accès à l’aide juridictionnelle était très discutable. La France avait d’ailleurs émis plusieurs réserves sur ce projet de texte, réserves auxquelles le Sénat avait fait écho en adoptant le 28 janvier 2012 une résolution européenne à ce sujet. Le fait que la version finale de la directive n’ait que très partiellement répondu à ces préoccupations doit nous conduire à nous interroger plus largement sur notre capacité d’influence sur les institutions européennes.
J’en viens au texte même du projet de loi.
Je l’ai dit, ce texte vise à transposer la directive du 22 mai 2012 sur le droit à l’information et, pour partie, celle du 22 octobre 2013 sur le droit d’accès à un avocat. S’agissant de la première, nous sommes tenus par un délai relativement bref puisque la transposition doit être réalisée avant le 2 juin 2014. S’agissant de la seconde, nous avons davantage de temps, la transposition ne devant avoir lieu que d’ici au 27 novembre 2016.
Les mesures de transposition de la directive du 22 mai 2012, dite « directive B », ne posent pas de très grandes difficultés. Je souligne malgré tout que nous aurions souhaité en être saisis un peu plus tôt et ne pas être contraints, une nouvelle fois, d’examiner un projet de loi en procédure accélérée. C’est d’autant plus regrettable que l’actuel gouvernement disposait du texte à transposer dès son installation : le précédent gouvernement lui-même en disposait déjà !
Notre code de procédure pénale reconnaît un certain nombre de droits aux personnes mises en cause, mais il n’impose pas systématiquement, à ce jour, l’obligation de notifier ces droits. Aussi, les personnes mises en cause ne sont pas toujours en mesure de les exercer puisqu’elles n’en ont pas connaissance, surtout lorsqu’elles ne sont pas assistées d’un avocat.
En outre, durant les phases d’instruction et de jugement, le code de procédure pénale prévoit la possibilité de communiquer un certain nombre d’éléments à l’avocat de la personne poursuivie, mais pas à la personne elle-même, qui ne peut donc pas se défendre correctement lorsqu’elle n’est pas assistée d’un conseil.
Ce projet de loi prévoit donc que seront notifiés plus largement, à tous les stades de la procédure, les droits reconnus aux personnes mises en cause : droit d’être assisté par un interprète, droit de se taire, etc. Sous certaines réserves, il permet également aux parties elles-mêmes d’accéder aux éléments du dossier.
En revanche, il ne modifie pas les règles actuelles s’agissant du droit d’accès à l’intégralité du dossier en garde à vue. C’est certainement un point dont nous débattrons par la suite.
En l’état actuel des textes, les avocats qui assistent une personne placée en garde à vue ont uniquement le droit de consulter les procès-verbaux de notification de garde à vue, le certificat médical établi en cette circonstance et les procès-verbaux d’audition de la personne.
Les représentants de la profession d’avocat, ainsi qu’un certain nombre d’observateurs, considèrent que cet accès restreint ne permet pas d’assurer efficacement la défense de la personne placée en garde à vue. Ils demandent à ce que l’avocat puisse accéder à l’intégralité des pièces du dossier. Cette revendication est reprise dans des amendements, mais la commission les a rejetés, et cela par deux fois. En effet, si l’on comprend aisément que les avocats puissent la formuler, elle n’en suscite pas moins un certain nombre d’objections.
S’agissant de la nature même de la garde à vue, la procédure pénale française établit, à l’heure actuelle tout au moins, une nette distinction entre l’enquête, d’un côté, et la phase juridictionnelle du procès pénal, de l’autre. Du reste, dans le rapport que Jean-René Lecerf et moi-même avions cosigné il y a quelques années, nous insistions sur la nécessité de ne pas confondre ces deux phases.
Au stade de l’enquête, il n’y a encore que des présomptions, la personne n’est pas poursuivie, il n’y a pas encore contre elle « d’accusation en matière pénale », selon les termes qui figurent à l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et que reprend, bien sûr, la Cour européenne des droits de l’homme.
Il n’en va plus tout à fait de même dès lors qu’une information judiciaire est ouverte ou que la personne est poursuivie devant un tribunal : à ce moment-là, il faut que la personne et son avocat puissent accéder à l’intégralité des pièces du dossier. Telle est d’ailleurs la position qu’avait défendue ici même par Robert Badinter lorsqu’il était membre de cette assemblée.
J’ajoute que cette question de l’accès au dossier en garde à vue se heurte à des difficultés pratiques.
Tout d’abord, à ce stade, toutes les pièces de l’enquête ne sont pas réunies, tous les procès-verbaux ne sont pas dactylographiés et certains actes d’enquête – comme les perquisitions ou les auditions de témoins – peuvent être réalisés au cours même de la garde à vue, au vu de ce que l’on apprend alors. Les officiers de police judiciaire ne peuvent pas à la fois procéder à ces actes d’enquête et les retranscrire immédiatement sous forme de procès-verbal !
De surcroît, nous sommes ici à un stade de l’enquête où il n’est pas possible de placer la personne sous contrôle judiciaire ou de prendre des mesures pour protéger les témoins. Il est donc essentiel de préserver l’identité d’un certain nombre de personnes qui auraient pu être conduites à témoigner contre celui ou celle qui est gardé à vue.
Pour ces raisons, le projet de loi maintient le statu quo sur cette question, et c’est une bonne chose. Au reste, la directive du 22 mai 2012 l’autorise et, dans un arrêt du 19 septembre 2012, la chambre criminelle de la Cour de cassation a jugé que cela n’était pas contraire à l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme.
J’en arrive à la directive du 22 octobre 2013, dite « directive C », qui concerne le droit d’accès à un avocat.
Ce texte pose, à l’évidence, davantage de problèmes. Pour l’essentiel, il va imposer la présence de l’avocat à tous les stades de la procédure, que la personne soit privée de liberté ou non, et ce pour tout acte d’enquête nécessitant la présence du suspect : interrogatoires, perquisitions, « tapissages », etc. Ces mesures auront un impact très important sur l’aide juridictionnelle, dont le financement soulève déjà de sérieuses difficultés. D’ailleurs, selon moi, une fois que la transposition complète sera acquise, les avocats devront être eux-mêmes sollicités.
Pour l’heure, le Gouvernement a fait le choix de transposer uniquement les dispositions relatives à l’audition libre des personnes suspectées d’avoir commis une infraction. Pour ma part, j’ai préféré m’en tenir là – et la commission a bien voulu me suivre –, avec une date d’application en 2015.
Cette solution me paraît heureuse.
Rappelez-vous la réforme la garde à vue que nous avons examinée en 2011 : le gouvernement d’alors avait prévu des dispositions pour encadrer ce que l’on appelait l’« audition libre ». L’Assemblée nationale puis le Sénat s’y étaient opposés, au motif que le suspect entendu en audition libre n’aurait pas accès aux droits reconnus à la personne gardée à vue, notamment au droit d’être assisté par un avocat.
Toutefois, en refusant de légiférer sur l’audition libre, le législateur n’a bien sûr pas supprimé la faculté d’entendre un suspect en dehors du cadre de la garde à vue. À l’heure actuelle, d’après les chiffres qui nous sont communiqués, on considère qu’environ un tiers des personnes suspectes sont entendues sous le régime de la garde à vue, contre deux tiers dans le cadre de cette « audition libre », soit un peu moins de 800 000 auditions chaque année.
En l’absence de dispositions légales, les enquêteurs entendent donc les suspects dans le cadre d’une audition libre de la même manière que les témoins. Or le suspect n’est pas un témoin ! J’aperçois ici des personnes qui voient très bien ce que je veux dire…
Un témoin, c’est quelqu’un « à l’encontre de qui il n’y a aucune raison plausible de penser qu’il a commis une infraction ». C’est, par exemple, une personne qui se trouve sur le bord d’une route où un accident se produit. Ce peut d’ailleurs être la victime elle-même !
Le suspect, lui, peut être confronté à une accusation en matière pénale, et ses déclarations peuvent contribuer à nourrir le dossier qui sera soumis à l’instruction puis à la juridiction de jugement.
En outre, les témoins font l’objet d’un certain nombre de dispositions spécifiques. Ils ne peuvent pas être placés en garde à vue. Ils peuvent être entendus soit librement, soit en étant retenu, mais alors pendant quatre heures au plus.
Dans des décisions de novembre 2011 et de juin 2012, le Conseil constitutionnel, qui s’était penché sur le sujet, a jugé qu’une personne suspecte ne pouvait pas être entendue librement par la police sans avoir été informée de la nature et de la qualification de l’infraction qu’on lui reproche ainsi que de son droit de quitter à tout moment les locaux de police ou de gendarmerie.
Il était donc temps de clarifier les choses dans la loi.
En créant un régime de l’audition libre incluant une notification des droits, le projet de loi va permettre, enfin, dirai-je, de bien marquer la différence entre l’audition du suspect et l’audition du témoin. Il faut s’en féliciter.
Le témoin ne pourra pas être entendu plus de quatre heures et il ne pourra pas être considéré comme suspect sans être entendu dans le cadre d’une audition libre, ce qui entraînera la notification de ses droits. Dans ce cadre, il pourra garder le silence, comme un gardé à vue, ou, à tout moment, partir librement.
S’il souhaite partir, deux hypothèses sont envisageables : soit on le laisse partir parce que l’on considère, même si c’est un suspect en puissance, que la procédure n’ira peut-être pas à son terme ou que, de toute façon, son départ n’emporte pas de graves conséquences – d’autant qu’il peut s’agir d’une infraction d’ordre contraventionnel – et qu’on le convoquera simplement devant le tribunal ; soit on juge préférable de ne pas le laisser partir et on transforme la procédure d’audition libre en procédure de garde à vue.
En outre, en reconnaissant à ce suspect libre un certain nombre de droits, le texte répond aux objections qu’avaient conduit à soulever les dispositions proposées par le Gouvernement en 2011.
Ainsi, la personne suspectée de n’importe quelle infraction, y compris les moins graves, ne pourra plus être entendue par la police ou la gendarmerie sans avoir été informé au préalable, soit dans la convocation écrite, ainsi que l’a prévu la commission en adoptant un amendement que je lui ai soumis, soit oralement, à son arrivée dans les locaux de police ou de gendarmerie, de ce qui lui est reproché, de son droit de partir à tout moment, de son droit d’être assisté par un interprète, de son droit de se taire, de son droit de bénéficier d’une consultation juridique dans un point d’accès au droit et, s’agissant uniquement des personnes suspectées d’avoir commis un crime ou un délit puni d’une peine d’emprisonnement, donc dans les cas les plus graves, de son droit d’être assisté par un avocat.
Il peut évidemment y avoir quelque chose d’un peu saugrenu à prévoir un droit à bénéficier d’une consultation juridique, car cela signifie que l’intéressé pourra, par exemple, se rendre à la maison du droit la plus proche, éventuellement au chef-lieu du département, si elle est ouverte. Et si elle ne l’est pas, quand reviendra-t-il ?
Du point de vue des principes, ces dispositions sont très bienvenues. Elles vont dans le sens d’un meilleur respect des droits de la défense dans le cadre de l’enquête préliminaire ou de l’enquête de flagrance. Elles vont également sécuriser les procédures éventuellement engagées par la suite, dès lors que les déclarations recueillies l’auront été en présence de l’avocat de la personne, le cas échéant durant l’audition libre.
Cependant, ne nous leurrons pas : dans la pratique, ces dispositions vont représenter une charge très lourde pour les services de police et de gendarmerie. L’étude d’impact évalue à trente minutes le temps nécessaire à la notification des droits, mais c’est sans compter toutes les hypothèses dans lesquelles l’audition devra être retardée ou reportée, pour permettre l’arrivée de l’avocat, pour laisser le temps à la personne concernée de se rendre à la maison du droit la plus proche…
Nous avons entendu l’ensemble des syndicats de police et de commissaires. Certains policiers affirment que l’entrée en vigueur de ces nouvelles dispositions les incitera peut-être à placer plus de personnes en garde à vue, pour plus de sécurité.