PRÉSIDENCE DE M. SERGE VINÇON
vice-président
M. le président. La parole est à M. le rapporteur pour avis.
M. Hubert Haenel, rapporteur pour avis de la commission des finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la nation. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, permettez-moi tout d'abord de féliciter très chaleureusement le rapporteur de la commission des lois, M. Zochetto, de l'ampleur du travail qu'il a accompli sur ce texte.
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Très bien !
M. Hubert Haenel, rapporteur pour avis. Le présent projet de loi poursuit un mouvement ambitieux entamé, dès juillet 2002, par le vote de la loi d'orientation et de programmation pour la justice, puis par le vote de la loi d'orientation et de programmation pour la sécurité intérieure, en vue d'une modernisation de l'appareil pénal français, comme vous venez de le rappeler à juste titre, monsieur le garde des sceaux.
Ce projet de loi s'attache tout d'abord à mieux cerner le champ de la criminalité moderne et de la délinquance organisée. Il y donne à la justice, à la police, à la gendarmerie et aux douanes des moyens d'investigation spécifiques pour faire face à ces formes nouvelles de criminalité et de délinquance. Il modernise ensuite les dispositions relatives à l'entraide judiciaire internationale.
J'ai au moins deux raisons d'être satisfait. D'une part, en tant que président de la délégation du Sénat pour l'Union européenne je suis satisfait du volet international et européen de ce texte, un volet qui comprend des dispositions d'importance et que vous proposez d'améliorer encore, monsieur le rapporteur, ainsi que notre collègue Pierre Fauchon.
D'autre part, cette fois en tant que rapporteur spécial des crédits de la justice, je me félicite que ce texte donne aux juridictions, bien sûr, mais aussi aux services de police, de gendarmerie et des douanes des moyens juridiques à la mesure des moyens financiers programmés dans la loi de juillet 2002.
La commission des finances, attentive au fonctionnement de services concernés par le présent projet de loi, qu'il s'agisse de la douane ou de Tracfin, cellule qui, à Bercy, est chargée de la lutte anti-blanchiment, s'est saisie pour avis de ce texte qui soulève quelques questions d'ordre budgétaire.
Nous avons été amenés à examiner trois articles sur les cent cinquante et un qui restent en discussion.
A l'article 1er, la commission des finances a examiné le titre XXV bis relatif à la rémunération des indicateurs de police, qui a été introduit par l'Assemblée nationale sur l'initiative de notre collègue député Thierry Mariani. Cette intiative est heureuse : le Parlement se devait en effet de se saisir de cette question.
Si, dans leur lutte contre la délinquance et la criminalité, notamment pour la répression du trafic de drogue, les services de police, de gendarmerie ou des douanes sont dans la nécessité - j'insiste sur ce point - de recourir à des informateurs, indicateurs ou autres « aviseurs », encore faut-il que leur rémunération repose sur une base juridique solide. A ce jour, ce n'est pas le cas. Jamais leur rémunération n'a reçu une base budgétaire incontestable. Il s'ensuit, pour les représentants des forces de l'ordre, une véritable insécurité juridique lorsqu'ils sont contraints de faire appel à des « indics » pour dénouer une affaire, ou quand ils sont contactés par tel ou tel pour profiter d'informations en échange d'une contrepartie.
Sur le plan budgétaire, alors que tout le monde a connaissance de l'existence de ces personnes et qu'il n'est pas possible - ne faisons pas preuve d'angélisme - de se passer d'elles dans un certain nombre de cas, leur rémunération ne repose sur aucune base.
Cela se comprend, d'une part, par le fait que la contrepartie liée à la fourniture d'informations ou d'indications aux forces de l'ordre ne se résume pas systématiquement à une rémunération en numéraire, mais peut tout aussi couramment consister à faciliter l'obtention d'une carte de séjour, d'un travail, à sensibiliser la justice au cas d'une personne informatrice. Néanmoins, dans le cas de la lutte contre le trafic de drogue, la rémunération en numéraire constitue une incitation forte, parfois même déterminante, pour obtenir des informations utiles et quelquefois décisives.
Cela se comprend, d'autre part, par le fait que la rémunération des indicateurs, informateurs ou « aviseurs », constitue encore aujourd'hui une sorte de tabou, que cette rémunération ne peut s'opérer qu'en argent liquide et que les procédures mises en place pour donner une solution à cette question restent encore largement opaques et dérogatoires au droit commun.
Il nous faut donc trouver un cadre interministériel clair, cohérent et le plus transparent possible, pour permettre aux services des douanes, de gendarmerie et de police de recourir à des indicateurs lorsque ceux-ci constituent la seule voie vers la découverte de la vérité. L'enjeu n'est pas anodin : j'ai lu cette semaine dans la presse que, à Toulouse, cinq ans de prison ont été requis lundi dernier contre un ex-colonel de gendarmerie, contraint de s'aventurer dans le marigot des indicateurs sans connaître avec précision les règles en la matière. C'est qu'elles n'existent pas, mais tout le monde se drape dans une réprobation toute vertueuse face à une pratique connue, reconnue et nécessaire.
Si elle a le mérite d'avoir permis de soulever le problème, la disposition issue du vote de l'Assemblée nationale n'est pas satisfaisante sur le plan de la technique budgétaire. Elle s'inspire d'un dispositif en vigueur pour les aviseurs des douanes créé en 1957. Sa conformité à l'ordonnance organique du 2 janvier 1959 et a fortiori à la loi organique du 1er août 2001 est donc sujette à caution : il s'agit, en effet, d'une procédure peu orthodoxe d'affectation de recettes à des dépenses.
Sur le plan financier, les moyens budgétaires affectés ne sont pas négligeables : en effet, tenez-vous bien, 60 % de 346 millions d'euros pourraient être alloués chaque année à la seule rémunération des indicateurs de police. A titre de comparaison, les fonds spéciaux affectés aux opérations extérieures de la DGSE s'élèvent à 33 millions d'euros !
Il nous faut trouver une solution budgétaire plus adaptée à la question qui nous est posée. La commission des finances vous proposera donc, mes chers collègues, de supprimer purement et simplement la disposition issue des travaux de l'Assemblée nationale, de créer un nouveau dispositif visant à donner une définition précise de l'indicateur et à autoriser expressément les services de police, de gendarmerie et des douanes à rémunérer des indicateurs, sous réserve, bien entendu, que ceux-ci ne soient ni les auteurs, ni les coauteurs ou complices au regard de l'infraction faisant l'objet des renseignements. Ce serait, sinon, trop facile !
Il convient donc d'affirmer un principe : le contrôle des fonds versés, par définition, en liquide doit pouvoir s'exercer.
Tout d'abord, il faut rappeler que la Cour des comptes doit assurer un suivi précis de ces crédits. Ensuite, les prérogatives du Parlement, affirmées par l'article 57 de la loi organique du 1er août 2001 relative aux lois de finances, ne souffrent pas en l'espèce d'exception, ce qui veut dire que le président, le rapporteur général et le rapporteur spécial doivent pouvoir exercer le contrôle sur pièce et sur place dans le respect du secret de l'instruction et dans des conditions qui protègent la confidentialité de ce type d'affaire. Au début, on avait imaginé un dispositif de contrôle plus sophistiqué, plus complexe, plus lourd, mais il n'était pas nécessairement plus efficace. Nous avons décidé de nous en remettre, d'abord, au contrôle hiérarchique, ensuite, au contrôle de la Cour des comptes et, enfin, au contrôle des commissions des lois respectives du Sénat et de l'Assemblée nationale.
Vous en conviendrez avec moi, monsieur le garde des sceaux, il faut légaliser la rémunération des « indics » pour mieux la contrôler. On peut toutefois avoir quelques doutes sur ce contrôle, lorsque l'on sait que, le 7 juillet dernier, le président de la commission des finances du Sénat a demandé au ministre chargé du budget de lui communiquer un certain nombre de renseignements sur ce sujet et qu'à ce jour il n'a toujours pas reçu de réponse !
En ce qui concerne l'article 11, qui vise à renforcer l'efficacité de la direction générale des douanes et des droits indirects dans sa lutte contre la fraude et les trafics internationaux, la commission des finances considère, avec la commission des lois, que les nouveaux moyens juridiques mis à disposition des services, au moment même où la direction générale se dote d'indicateurs de performance pertinents, devraient améliorer de manière significative les résultats obtenus en matière de lutte contre les infractions douanières. La commission des finances proposera toutefois à cet article une modification mineure.
En effet, l'Assemblée nationale a ajouté des dispositions visant à améliorer la lutte contre le blanchiment. De nouveaux organismes, parmi lesquels les entreprises organisant des jeux de hasard, des pronostics sportifs et hippiques, seront désormais astreints à l'obligation de déclaration de soupçon auprès de Tracfin. Ils devront également relever l'identité des gagnants, bien sûr au-delà d'un certain montant de gains.
Cette disposition, pour utile qu'elle soit, ne va pas sans susciter des difficultés pratiques d'application pour des organismes qui collaboraient d'ailleurs déjà précédemment avec Tracfin de manière informelle. La commission des finances vous proposera donc, mes chers collègues, de tenir compte de la spécificité de chacun de ces organismes dans l'application du présent texte en renvoyant, pour ses modalités d'application, à un décret en Conseil d'Etat, et non à un décret simple, afin de ne pas laisser l'administration face à elle-même.
Enfin, en ce qui concerne l'article 11 bis, qui aggrave les peines en matière de contrefaçon, la commission des finances vous proposera, avec l'accord de la commission des lois, des améliorations rédactionnelles afin que les délits visés par cet article puissent être incriminés de manière efficace par les agents des douanes, sans que cela engendre ensuite des contentieux liés à la procédure.
Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, sous réserve de ces quelques observations, la commission des finances a émis un avis très favorable sur les dispositions du présent projet de loi. (Applaudissements sur les travées de l'UMP et de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. J'indique au Sénat que, compte tenu de l'organisation du débat décidée par la conférence des présidents, les temps de parole dont disposent les groupes pour cette discussion sont les suivants :
Groupe Union pour un mouvement populaire : 82 minutes ;
Groupe socialiste : 44 minutes ;
Groupe de l'Union centriste : 18 minutes ;
Groupe communiste républicain et citoyen : 16 minutes ;
Groupe du Rassemblement démocratique et social européen : 13 minutes.
Dans la suite de la discussion générale, la parole est à M. Georges Othily.
M. Georges Othily. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, messieurs les rapporteurs, mes chers collègues, le développement de la criminalité organisée est aujourd'hui un fait saillant de nos sociétés contemporaines. Ce phénomène n'est malheureusement pas propre à la France : il suffit, pour s'en convaincre, de se référer à l'influence tentaculaire de la mafia sur l'économie et la société civile russes ou encore à la vampirisation des filières d'immigration clandestine par des réseaux criminels.
L'ouverture des frontières, la mondialisation et l'avènement des nouvelles technologies de l'information ont favorisé peu à peu l'émergence et la diffusion d'une criminalité organisée transnationale qui vient concurrencer les acteurs traditionnels des relations internationales que sont en premier lieu les Etats. Ces réseaux tendent à contrôler toutes les activités illégales, du trafic de drogues au trafic de stupéfiants, en passant par la fausse monnaie, le terrorisme ou la traite des êtres humains.
Or ces mêmes réseaux doivent nécessairement s'appuyer sur une petite délinquance, indispensable relais de leurs activités au niveau microéconomique. La petite délinquance n'est donc que le premier maillon d'une chaîne plus vaste. Il appartient par conséquent aux pouvoirs publics, au premier rang desquels l'Etat, de lutter efficacement contre cette délinquance, et ce dans une perspective d'ensemble.
Indéniablement, monsieur le garde des sceaux, le texte qui nous est soumis aujourd'hui tend à renforcer la restauration de l'autorité de l'Etat et du sentiment de sécurité de nos concitoyens.
L'équilibre général du projet de loi est satisfaisant. Priorité du Gouvernement, la lutte contre l'insécurité trouve ici une réponse forte et dynamique qui doit être saluée.
Les outils juridiques jusqu'alors mis à la disposition des institutions judiciaires ont malheureusement prouvé une certaine inefficacité face à l'explosion tendancielle de la délinquance. Je tiens donc à rappeler que les textes « forts » votés par le Parlement ont contribué à doter les acteurs de la lutte contre la criminalité de nouveaux instruments, mieux adaptés et plus efficaces, qu'il s'agisse de la loi pour la sécurité intérieure ou de la loi d'orientation et de programmation pour la justice.
Le projet de loi dont nous allons discuter complète le dispositif législatif existant en procédant d'une logique globale. Les nouvelles dispositions introduites étaient souhaitées depuis longtemps, qu'il s'agisse de la reconnaissance officielle du rôle de l'indicateur ou encore du renforcement de la lutte contre les infractions en matière de pollution des eaux maritimes.
Quoi qu'il en soit, l'introduction de la procédure de comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité constitue l'une des innovations les plus remarquables introduites dans notre procédure pénale. Cette mesure vise à rationaliser et à accélérer le traitement des infractions, tout en préservant à la fois les droits de la défense et les droits de la victime.
Toutefois, monsieur le garde des sceaux, je défendrai, à titre personnel, deux amendements tendant à renforcer le respect des droits de la défense dans cette procédure de « plaider-coupable ».
Le principe d'individualisation de la peine est au coeur de notre droit pénal. A ce titre, je pense que l'intervention du juge de l'application des peines dès la seconde phase de conciliation, avant l'homologation de l'accord, tendra à asseoir, pour le justiciable, la garantie d'une peine plus juste et mieux adaptée. L'ordonnance d'homologation de l'accord du président du tribunal de grande instance rendrait ainsi publics les termes de l'agrément intervenu entre le condamné et le juge de l'application des peines. Outre le fait qu'elle respecte les exigences du procès équitable, cette intervention, à ce stade de la procédure, rationalise et simplifie l'office du juge. Comme le dit l'adage, Apices juris non sunt jura : les subtilités du droit ne sont pas le droit !
Quelles sont donc les contingences qui rendent aujourd'hui indispensable l'adaptation des instruments de lutte contre la criminalité organisée ?
Comme je l'ai déjà évoqué, la transformation de l'espace et du temps dans les Etats occidentaux modernes a profondément influé sur la nature et la perception de l'ordre social à chaque niveau de notre société. La perte des repères traditionnels, trop souvent invoquée, est aujourd'hui un poncif. Néanmoins, la carence de l'Etat dans sa réponse aux dérèglements sociaux a favorisé l'émergence de segments de la société refusant l'autorité de l'Etat.
La délinquance impunie favorisant la délinquance, il n'est pas étonnant que des réseaux criminels aient supplanté les formes connues du grand banditisme ou de l'association de malfaiteurs. Or le caractère réticulaire de cette nouvelle criminalité dépasse le seul cadre national auquel notre arsenal répressif était traditionnellement destiné. En ayant pris l'engagement ferme, et louable, de s'attaquer à cette nouvelle criminalité, le Gouvernement nous propose aujourd'hui un nouvel arsenal qui entend prendre de front l'ensemble de la chaîne de la délinquance, de la petite criminalité de quartier aux activités mafieuses transnationales.
La réponse à ces nouveaux besoins est, selon moi, opportune. Le texte du projet de loi dote les acteurs du monde judiciaire de moyens renforcés. Les magistrats disposeront également de nouveaux outils juridiques, mieux ciblés et mieux adaptés. Parmi ceux-là, vous prévoyez, monsieur le garde des sceaux, à l'article 7 de votre projet de loi, la création de juridictions interrégionales pour faire face à la très grande complexité de certaines infractions économiques. Si l'idée est excellente et participe de la nécessaire adaptation des moyens de la justice pour lutter contre les nouvelles formes de délinquance économique, je souhaite attirer votre attention, sur la question des moyens financiers de ces nouvelles juridictions et, plus spécifiquement, sur le fonctionnement interrégional de celles-ci dans les régions d'outre-mer. Selon quelles modalités pratiques et avec quels budgets cette coopération interrégionale entrera-t-elle en vigueur ?
Bien évidemment, la coopération judiciaire internationale ne peut qu'être saluée comme un progrès indéniable. Ainsi en va-t-il, par exemple, du droit de poursuivre en France une opération d'infiltration effectuée par des agents de police étrangers dans le cadre d'une procédure étrangère. Ainsi en va-t-il également des modalités de transmission des demandes d'entraide judiciaire internationale entre la France et ses partenaires, ou de la coopération douanière, saluée par notre collègue Hubert Haenel dans l'avis qu'il a présenté au nom de la commission des finances.
Le projet de loi vient également réformer une nouvelle fois la procédure de la garde à vue. La loi du 15 juin 2000 renforçant la protection de la présomption d'innocence et les droits des victimes avait déjà fortement remanié le droit applicable.
Le texte transmis par l'Assemblée nationale ménage un balancement entre les droits de la défense et les droits de la victime. Comme l'a suggéré notre éminent collègue François Zocchetto, il nous appartiendra, au cours de nos débats, d'arriver encore à un meilleur équilibre entre les pouvoirs du parquet et du siège, d'une part, et ceux de la défense et des avocats, d'autre part. L'impératif de préservation de l'ordre public ne doit pas nous faire céder aux sirènes d'un arsenal purement sécuritaire, au détriment des droits essentiels de la défense.
L'esprit même du projet de loi s'inscrit dans une logique équilibrée, compatible avec la jurisprudence très protectrice de la Cour européenne des droits de l'homme, notamment en ce qui concerne les articles 5 et 6 de la convention, qui consacrent respectivement le principe du droit à la sûreté et le droit à un procès équitable.
Les conclusions rendues par notre collègue rapporteur sont remarquables et proportionnées. Le rétablissement de l'interdiction de condamner une personne sur le seul fondement de déclarations anonymes me paraît souhaitable. En effet, la position adoptée par nos collègues de l'Assemblée nationale, à savoir la suppression de cette interdiction, était incompatible avec la convention européenne des droits de l'homme. Plus largement, cette disposition ne relève pas d'une philosophie tempérante. L'idée de responsabilité individuelle ne doit pas s'appliquer à sens unique au prévenu : elle doit aussi viser celui qui dénoncerait abusivement un fait délictueux.
Un danger hypothétique, cependant, serait une judiciarisation excessive de notre société, prompte à vouloir faire du juge le sapiteur ultime de toutes les vérités factuelles, sociales, voire historiques. La régulation sociale doit trouver d'autres expédients que l'intercession judiciaire. Notre tradition juridique, mais aussi sociologique, a toujours réussi à éviter que le juge ne se saisisse excessivement des faits sociaux. Nous devons tout mettre en oeuvre pour pérenniser cette pratique.
Le texte dont nous allons débattre me semble aller dans le bon sens en conservant la substance vitale de notre tradition juridique, assise sur les principes de la Déclaration des droits de l'homme du 26 août 1789. De la sorte, en gardant en vue nos spécificités juridiques, ce texte me paraît réussir à trouver un bon équilibre entre les contingences de la criminalité moderne et les dispositions judiciaires rendues nécessaires par la réponse à apporter à cette nouvelle délinquance.
Dans les Réactions politiques, Benjamin Constant nous a appris que « l'arbitraire n'est pas seulement funeste lorsqu'on s'en sert pour le crime. Employé contre le crime, il est encore dangereux ». Mais, grâce à l'excellent travail de François Zocchetto, à l'avis pertinent de Hubert Haenel et au débat que nous aurons sur ce projet de loi, toutes les précautions seront prises pour ne pas céder à un inique arbitraire.
Oui, monsieur le ministre, notre pays a besoin d'une bonne loi pénale et il la mérite ! (Applaudissements sur les travées du RDSE, de l'Union centriste et de l'UMP.)
M. le président. La parole est à M. Robert Badinter.
M. Robert Badinter. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, nous entreprenons un marathon. Qui en douterait n'aurait qu'à jeter un oeil sur l'énorme pile des amendements qui nous attendent dans les jours - et non pas seulement dans les heures - à venir !
Je tiens à dire d'emblée que nous serons appelés à intervenir souvent sur ce projet de loi qui, il faut bien le dire, s'en va tout azimut. Au stade de la discussion générale, mon propos sera d'essayer de dégager les lignes - elles sont difficiles à retrouver - et les tendances fortes du texte. M. Michel Dreyfus-Schmidt et moi nous partageons d'ailleurs la tâche et le temps : à moi les considérations générales, à notre ami la prise en compte et l'analyse des innovations contenues dans ce projet de loi, qui, à cet égard, me semble parfois relever du supermarché international !
Mon sentiment, maintenant que je peux replacer les choses dans le temps long, est que le moment décisif dans l'évolution de notre procédure pénale au cours des cinquante dernières années n'a pas été le passage du code d'instruction criminelle au code de procédure pénale - passage heureusement accompli par Michel Debré, certes par ordonnance, ce qui, il faut le reconnaître, simplifie grandement la tâche du législateur -, mais bien le 3 octobre 1981.
Ce jour-là en effet la France a levé les réserves qui interdisaient aux justiciables français et, du même coup, à la justice française de se placer dans le cadre de la convention européenne des droits de l'homme. Je me trouvais alors, avec M. Chandernagor, à Strasbourg, et, comme tous les juristes épris de liberté, nous savions que la possibilité ainsi donnée aux justiciables français de soulever des exceptions et, le cas échéant, d'introduire une action devant la commission et la Cour européenne des droits de l'homme de Strasbourg transformerait inévitablement la procédure pénale française. Il était évident que l'on ne pourrait plus - c'était si aisé ! - faire ce que l'on souhaitait et il était évident aussi qu'il serait plus facile d'assurer par la voie judiciaire le respect des principes dégagés à Strasbourg - Dieu sait pourtant que nous n'avons pas été ménagés ! - que par la voie des réformes législatives.
Je rappelle ce fait car, du corpus qui, au cours des dernières décennies, nous a été apporté par la Cour européenne des droits de l'homme se sont dégagés des principes fondamentaux du droit pénal dont on ne peut plus se départir, et ces principes, qui entravent toute réforme, ont permis d'établir une véritable conception européenne du procès pénal. On est très loin à cet égard des confrontations auxquelles on pouvait assister au temps lointain de la loi « sécurité et liberté » ! Tous les protagonistes de la procédure pénale sont maintenant tenus au respect de ces principes fondamentaux inscrits dans les conventions européennes et garantis par Strasbourg.
Se pose toujours en présence d'une réforme de la procédure pénale la question suivante : vise-t-elle à améliorer les règles et le fait-elle dans le respect de l'état de droit ? A ce propos, je rappelle que respecter l'état de droit n'est pas ouvrir la voie à l'état de faiblesse ! L'état de droit n'est pas l'état de faiblesse : c'est le respect des principes fondamentaux du droit.
Le présent projet de loi constitue-t-il à cet égard un progrès pour notre justice pénale ? Améliore-t-il, dans le respect des principes, les règles et le fonctionnement de la justice ?
Monsieur le garde des sceaux, je suis, je vous le dis à regret, convaincu du contraire. Nous laissons passer ce qui aurait pu être un moment privilégié de l'histoire de la procédure pénale française, malgré l'effort - considérable, je tiens à le souligner - d'amélioration fait par la commission des lois, en particulier par son excellent rapporteur, ce qui m'amène - on citait bien tout à l'heure un auteur latin - à rappeller le propos de Démosthène : « Levez-vous, belle jeunesse d'Athènes, et reprenez le flambeau des gloires ! » Voilà l'avenir tracé !
Quant au développement de l'institution judiciaire, disons-le nettement, la justice pénale française n'en peut plus des réformes successives.
S'agissant du procès civil, les principes sont fixés, les choses sont claires, et, pour ma part, je considère que nous avons un excellent système, mais, s'agissant du procès pénal, les magistrats, les avocats, les greffiers succombent sous le fardeau des réformes successives et d'une inflation législative qui emporte tout depuis février 1981 et la loi « sécurité et liberté » : en vingt-deux ans, nous avons connu pas moins de vingt-trois réformes de procédure pénale importantes. Le mouvement est d'ailleurs allé s'accélérant : à quinze réformes en dix ans ont fait suite dix réformes dans les quatre dernières années, et cela sans compter les modifications partielles intervenues dans des lois particulières et qui sont légion...
A peine les règles sont-elles entrées en application que, déjà, elles sont modifiées à la faveur d'un changement de majorité, voire d'un changement ministériel ou même d'une simple grogne syndicale. A cet égard non plus, nous n'avons pas été ménagés, notamment par le syndicat des commissaires de police.
La justice pénale française est devenue l'objet d'un véritable harcèlement législatif.
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Très bien !
M. Robert Badinter. Nous pourrions d'ailleurs demander l'inscription de ce nouveau délit dans le code (Mme Nicole Borvo s'exclame), mais une pétition des législateurs suffirait peut-être pour engager le Président de la République à rappeler à l'ordre des ministres qui déposent trop de textes !
La justice pénale crie grâce et demande une pause des réformes. C'est un voeu unanime. Notre institution judiciaire, comme tous ceux qui croient en elle, réclame ce que le bon sens commande, c'est-à-dire non pas des textes toujours plus nombreux et plus compliqués, souvent incohérents et parfois contradictoires, en tout cas presque toujours mal appliqués, mais une réflexion commune - je dis bien « commune » - sur ce que doit être la procédure pénale en France, et, au-delà, en Europe, au début du xixe siècle.
La vieille querelle modèle accusatoire contre modèle inquisitoire a fait long feu. Nous avons maintenant un corpus européen de principes de procédure pénale. Nous assistons en fait à l'émergence, dans ce domaine, d'un jus communis international non seulement dans le cadre européen, qui est particulièrement important, mais aussi dans le cadre des juridictions internationales ; je vous renvoie à la lecture de l'excellent corps de règles de procédures adopté pour la Cour pénale internationale. C'est véritablement une oeuvre de la communauté des juristes puisqu'elle a rassemblé des juristes de près de quatre-vingts pays, qui sont tout de même parvenus - cela a pris quelque deux ans - à un accord sur les règles fondamentales de procédure. Si le temps ne pressait pas, je me ferais une joie de développer ce point, de dire quelles sont les lignes qui s'imposent au bon sens et tiennent, à présent, à l'évidence juridique.
C'est cela que toute la justice attend, et non pas la énième réforme de la garde à vue. Il faut, pendant quelques années, une pause pour permettre d'abord une mise au point et l'établissement d'un avant-projet par une commission réunissant les meilleurs juristes et spécialistes, ensuite une véritable concertation à partir de l'avant-projet, puis les longs travaux du Conseil d'Etat, enfin une discussion parlementaire se déroulant comme il sied. C'est seulement alors que l'on pourra faire naître un code de procédure pénale.
Or, monsieur le garde des sceaux, vous nous présentez aujourd'hui un projet de loi qui touche 418 articles du code de procédure pénale, que ces articles soient modifiés ou ajoutés, ce qui, évidemment, ne fera qu'accroître tous les maux.
Pour ma part, j'aurais volontiers souscrit à l'examen en urgence de certaines dispositions de procédure pénale. Faciliter la coopération judiciaire internationale est, en effet, une nécessité, qu'il s'agisse du mandat d'arrêt européen, que traite notre collègue Pierre Fauchon, mais aussi de la lutte contre la délinquance et la criminalité internationales, qui fait l'objet de l'article 6 du présent projet de loi. Nous devons à l'évidence transposer dans notre droit les dispositions qui, aujourd'hui, s'imposent dans le cadre de l'Union européenne.
De la même façon, nous ne nous opposons pas aux dispositions qui ont été ajoutées concernant l'exécution des peines. Je note cependant qu'il y a urgence en la matière et que c'est d'une véritable loi pénitentiaire, et non pas d'un simple ensemble de dispositions relatives au juge d'application des peines, que nous avons besoin, d'autant que des projets existent - ils sont à la Chancellerie. Je rappelle à cet égard les excellents rapports rédigés tant par des commissions parlementaires, notamment sous la présidence de M. Jean-Jacques Hyest pour le Sénat, que par le premier président de la Cour de cassation, M. Guy Canivet, concernant le système pénitentiaire et l'exécution des peines.
J'aurais aussi volontiers souscrit au dépôt d'un projet de loi entièrement consacré à la grande criminalité organisée, qui constitue un problème clé dans notre société. A lui seul ce projet aurait, croyez-moi, représenté une entreprise à part entière !
Au lieu de cela, monsieur le garde des sceaux, vous nous présentez un projet de loi qui emprunte une démarche procédurale excessivement compliquée et qui sera source de difficultés considérables pour les praticiens, comme nous le verrons dans le détail lors de l'examen des articles.
De surcroît, ce texte est, bizarrement, insuffisant quant à sa portée. Outre l'abominable et évidente criminalité mafieuse, le trafic des êtres humains, le terrorisme - mais, dans ce domaine, les textes n'ont pas manqué - il faut mentionner aussi - et j'ai été désarmé de constater que cela ne figurait pas dans un projet de loi qui se veut de modernisation de la justice pénale pour faire face aux aspects les plus durs de la criminalité organisée - la grande criminalité organisée en matière économique, financière et fiscale.
Les travaux très importants réalisés tant par le Conseil européen que par Transparency International, cet excellent club de pensée qui se consacre précisément à l'examen des formes contemporaines de la délinquance financière internationale organisée, le démontrent : l'une des formes majeures, et l'une des plus cruelles, de la criminalité dans nos sociétés est ce que l'on appelle la criminalité en « col blanc », terme qui ne doit pas faire oublier qu'il s'agit en réalité d'une criminalité extrêmement organisée et à dimension internationale.
Pourtant, on ne trouve rien dans le projet de loi. Comment ne pas relever cette espèce d'indifférence à l'égard de l'un des aspects les plus saisissants et les plus menaçants de la criminalité ?
On parle de corruption. Certains ont fait justement remarquer que la corruption, aujourd'hui comme hier, existait dans la République et devait être combattue, mais que, au-delà d'un certain niveau, ce n'était plus la corruption « dans la République », c'était la corruption « de la République » !
C'est profondément vrai, et la corruption, nous le savons, s'inscrit dans un cadre international ; elle est très organisée.
Les délits financiers internationaux - citons par exemple l'affaire Enron - ou nationaux causent des pertes énormes, pas seulement - c'est déjà considérable - à des milliers de petits actionnaires, mais aussi à l'économie tout entière, qui subit un préjudice énorme. Comment ne pas évoquer - c'est pour moi l'aspect clé - les licenciements, de milliers de travailleurs parfois, qui ont pour origine des délits financiers ?
Quant à la fraude fiscale internationale, elle atteint une telle dimension que nous ne pouvons la négliger.
Dans tous ces domaines, nous devons absolument mener la lutte. Or je constate que le projet de loi est complètement muet à cet égard, ce qui me paraît incompréhensible. Il convient à mon sens de faire de cet axe d'action une priorité.
S'agissant des tendances lourdes du projet de loi, compte tenu du temps de parole dont je dispose, mon propos ne pourra être que très général.
Quelles sont ces tendances lourdes ?
Il s'agit d'abord, au-delà de la lutte contre la criminalité organisée, qui n'est pas, tant s'en faut, l'objet du texte, d'un accroissement, dans la limite des principes du droit, des pouvoirs de la police judiciaire au stade de l'enquête, qu'elle soit de flagrance ou préliminaire.
Il s'agit ensuite de donner au ministère public un rôle déterminant dans le procès pénal, en l'inscrivant dans un cadre hiérarchique renforcé.
Enfin, s'agissant des juges du siège, une analyse attentive permet de relever un cantonnement de leur pouvoir de décision. On peut craindre une dérive vers un système où ces magistrats seraient destinés à devenir davantage des juges de contrôle et d'homologation que des juges de décision. Mais j'y reviendrai.
En ce qui concerne les droits de la défense, ils sont heureusement sauvegardés par les principes posés par la Convention européenne des droits de l'homme. Quant à un éventuel progrès en cette matière, on me permettra de sourire... Nous aurons l'occasion d'en reparler lors de l'examen des diverses dispositions.
S'agissant ainsi de la police judiciaire, la durée de la garde à vue pourra être portée à quatre-vingt-seize heures, et ce non pas seulement en matière de lutte contre la criminalité organisée, tandis que cette mesure ne concernait jusqu'à présent que les terroristes et les trafiquants de stupéfiants.
En outre, les perquisitions de nuit se trouveront facilitées, et l'on entend permettre l'installation de micros et de caméras cachés. Bien sûr - c'est la moindre des choses ! - l'autorisation du juge des libertés et de la détention sera nécessaire, mais c'est là tout de même une innovation formidable, puisque l'on pourra placer dans des domiciles privés, à l'insu de leurs occupants, des dispositifs permettant une surveillance constante.
En matière de droit commun, fort heureusement, la commission a réagi, et je pense qu'elle sera suivie par le Sénat, s'agissant de l'extension de huit jours à quinze jours de la flagrance pour tous les délits. Je souligne en outre que prévoir de reconnaître aux OPJ le pouvoir de réquisition à l'égard de toute personne physique ou morale et de toute administration publique pour obtenir la remise de tout document intéressant l'enquête constitue une disposition à mon sens plus porteuse de dangers que d'efficacité ; nous y reviendrons.
Je relève d'ailleurs que si le choix fait au départ par l'OPJ d'agir ou non dans le cadre de la lutte contre la criminalité organisée se révèle par la suite erroné, cela ne sera jamais constitutif de nullité.
Certes, je suis le premier à le rappeler et à le dire : les OPJ sont placés sous l'autorité du parquet. Cependant, si l'on surcharge ce dernier de fonctions nouvelles, pourra-t-il exercer effectivement son contrôle sur les activités des OPJ ? Ne s'agira-t-il pas plutôt d'une autorité purement formelle ? A cet égard, l'analyse des moyens figurant dans l'étude d'impact n'est pas de nature à nous rassurer ! S'il est bel et bien prévu d'étendre considérablement les fonctions du parquet, on ne voit pas quelle sera l'évolution des effectifs et des moyens. L'effacement du principe de l'autorité des poursuites, avec ce que cela entraînera en termes de charge de justification, l'extension de la procédure de la composition pénale à tous les délits, la mise en oeuvre des procédures simplifiées de l'ordonnance pénale ou de la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité : autant de missions supplémentaires que le parquet devra assumer, alors que sa charge de travail, on le sait, est déjà bien lourde. Comment pourra-t-il faire face ?
Par ailleurs, en ce qui concerne la création d'un mandat de recherche, destiné à se substituer au mandat d'amener du procureur de la République et permettant le placement en garde à vue, l'innovation est certes intéressante, mais accorder une telle prérogative aux magistrats du parquet alors qu'elle était jusqu'alors réservée, par tradition, par principe, aux juges du siège suscite une interrogation. Je laisserai de côté, en outre, un point tout à fait singulier : le parquet pourra assister aux auditions des témoins sans que la défense soit présente. Que signifie une telle disposition ?
Comme je l'ai déjà dit, le rôle du juge se trouve réduit. En effet, dans chacune des dispositions présentées et qui sont destinées à fonder la pratique commune de la justice, qu'il s'agisse de la procédure de la composition pénale, de celle de l'ordonnance pénale ou même de l'instauration d'un plea bargaining à la française, le pouvoir de décision et d'appréciation du juge sera considérablement restreint. Dans un très grand nombre d'affaires, son rôle sera nécessairement davantage d'homologuer que de décider.
Comme l'a indiqué M. le rapporteur, il ne saurait être question que le juge des libertés et de la détention, qui représente en quelque sorte l'ultime garantie, puisse ne pas avoir au moins le statut de vice-président.
Pour ce qui concerne plus particulièrement les avocats, le développement des procédures accélérées sans véritable débat contradictoire ne leur laissera qu'un rôle secondaire. Cela apparaîtra nettement lorsque nous analyserons les dispositions relatives au plea bargaining à la française, au recours généralisé à la composition pénale. Je suis sans illusion sur ce point.
En effet, l'examen synthétique de ce texte révèle qu'une conséquence presque inévitable est, hélas ! inscrite dans sa dynamique : la généralisation de la mise en oeuvre de procédures sommaires - l'ordonnance pénale, en l'absence du justiciable, la composition pénale, le plea bargaining - nécessitera l'aveu. Or le culte de l'aveu a toujours été le grand problème de la procédure inquisitoire, le reproche fondé que l'on a pu opposer à la procédure française en ce qui concerne l'enquête et l'instruction. Le recours à la composition pénale ou au plea bargaining renforcera inévitablement la tendance.
Enfin, on assistera à un effacement de l'une des fonctions essentielles du procès pénal, à savoir garantir le débat contradictoire et la publicité des audiences, qui emporteront, croyez-m'en, autant d'effets de sanction que d'effets de dissuasion.
Telles sont les lignes directrices irrécusables de cette réforme, qui ne correspond pas à ce que nous souhaitions et que j'ai rapidement évoqué tout à l'heure.
Vous disposez, monsieur le garde des sceaux - je n'ose pas employer le passé ! - d'une majorité puissante et, disons-le, docile, et ce dans les deux assemblées. C'est d'ailleurs le privilège de la droite française que de détenir toujours la majorité des sièges au Sénat ! Par conséquent, vous êtes le maître de la situation législative, dans le respect, cela va de soi, des principes que j'évoquais et qui sont inscrits dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel.
Heure éblouissante, pour un garde des sceaux, que celle où s'offre à lui la possibilité des grandes réalisations ! Heure éblouissante où il peut enfin faire naître le corpus que le corps de la magistrature et tous les justiciables attendent ! Heure plus éblouissante encore que celle où, dans le respect des principes européens que nous connaissons, il peut accomplir ce à quoi nous aspirons tous, à savoir faire du procès pénal français le modèle européen ! Ce ne serait pas difficile, et ce serait là véritablement un grand progrès. Je compte d'ailleurs déposer moi-même une proposition de loi qui présentera en 500 articles une rénovation complète de la procédure pénale. A une époque où l'on parle à tort de notre décadence ou, en tout cas, de nos difficultés, nous reprendrions ainsi le flambeau que je souhaite voir toujours briller au-dessus de la justice française. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC.)
M. le président. La parole est à M. Pierre Fauchon.
M. Pierre Fauchon. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, la diversité, pour ne pas dire la disparité, des mesures que comporte ce projet de loi encore augmenté des apports de l'Assemblée nationale est dominée par une démarche qui présente en elle-même un grand mérite, lequel s'accompagne inévitablement des interrogations correspondantes.
C'est un grand mérite à nos yeux que de poser dans son ensemble la question de la criminalité organisée et de nous donner l'occasion, au-delà des mesures concrètes proposées pour la combattre, de prendre conscience de ce qu'elle représente, dans ses formes nouvelles, pour les sociétés comme la nôtre qui s'efforcent d'être civilisées.
La criminalité organisée n'est pas, en effet, un avatar, une variante de la criminalité traditionnelle. Elle en est profondément différente, et c'est cette différence qui justifie qu'on lui consacre une réflexion spécifique tendant à dégager les moyens de la combattre.
En quoi consiste cette différence ? Sans prétendre traiter à fond la question, évoquée tout à l'heure par M. Robert Badinter, je me bornerai à en évoquer les caractéristiques les plus évidentes, qui appellent des mesures nouvelles.
En premier lieu, il s'agit, comme son nom l'indique, d'une criminalité organisée, ce qui est tout autre chose qu'une délinquance collective et même qu'une délinquance de groupe ou de « bande » ou qu'une association de malfaiteurs, selon les formules traditionnelles. Les « bandes » que l'on connaissait et que l'on connaît encore comportent sans doute des dirigeants et des exécutants, mais elles ne sont que très sommairement organisées. Ici, au contraire, nous sommes en présence d'organisations structurées sur le modèle des entreprises, avec des dirigeants, des exécutants de différents niveaux et de différentes spécialités : des fournisseurs, des dépositaires, des transmetteurs, des distributeurs, des informateurs, etc., l'ensemble étant caractérisé par la permanence de l'organisation.
En deuxième lieu, ces organisations ont le plus souvent un caractère international, voire planétaire, ce qui est en soi une nouveauté absolue, dont les implications dépassent probablement notre imagination et nos informations. Le fonctionnement de ces organisations suppose aussi des complicités transfrontalières de toutes sortes et de tous ordres - je n'hésite pas à le dire - auxquelles n'échappent ni les services publics ni la fonction judiciaire ou parajudiciaire, de sorte que ces complicités sont en réalité impossibles à identifier avec précision.
En troisième lieu, ces organisations ont pour objectif non pas de réaliser, conformément à la tradition, une ou quelques opérations particulières dont le profit serait partagé entre leurs membres, mais de se livrer d'une manière permanente et régulière à une activité d'un certain type. Les profits principaux sont le plus souvent destinés à l'organisation elle-même ou à ceux qui la commanditent. Les exécutants ne sont généralement que des mercenaires, sans doute très motivés quand il s'agit de terrorisme, mais beaucoup moins quand il s'agit de trafic de drogue, de substances illicites, d'êtres humains ou d'argent, auxquels cas la motivation n'est que l'appât d'un gain le plus souvent sans rapport avec les risques de l'opération. A cet égard, le terrorisme présente des caractères spécifiques qui le rendent en core plus redoutable que les autres formes de criminalité organisée.
Organisation sous forme d'entreprise permanente, réseau international exploitant toutes les possibilités des technologies modernes, objectifs dépassant de beaucoup les intérêts particuliers de la plupart des intervenants : tels sont donc, à première vue, les aspects novateurs d'une délinquance qui tend à devenir une branche parallèle, occulte mais envahissante de notre vie économique et sociale.
Qu'on ne dise pas, en effet, comme certaines des personnes que nous avons entendues en commission, que la délinquance organisée a toujours existé et que son évocation n'est ici qu'un prétexte. Il faudrait être ignorant, ou bien aveugle, ou bien irresponsable, sinon complice, pour s'en tenir à une telle affirmation, que toute la réalité contredit.
La vérité, c'est que nous sommes en présence d'une forme nouvelle d'atteinte à l'ordre économique et social qui constitue, entre la délinquance traditionnelle et la guerre, une catégorie, une réalité à part, peut-être plus proche de la guerre, d'ailleurs - je n'hésite pas à le dire -, que de la délinquance traditionnelle. Le Gouvernement nous invite à juste titre à regarder cette vérité en face.
Je ne suis même pas sûr que l'analyse en ait été faite d'une manière aussi approfondie qu'il eût été souhaitable. Il est vrai que le caractère transfrontalier de la criminalité organisée ne facilite pas les choses. Le chapitre de ce projet de loi qui traduit une certaine prise en compte de ces réalités, sur le plan européen notamment, reste très en deçà de ce qui serait sinon tout à fait efficace, du moins « convenable ».
Je ne crois pas nécessaire de tenter ici de dresser un inventaire des diverses formes de la criminalité organisée ; elles sont généralement connues. Je ferai simplement observer qu'elles ne cessent de se diversifier, qu'il est admis qu'elles progressent et que leurs formes les plus visibles et les plus terribles, tel le terrorisme, ne doivent pas occulter, comme c'est parfois le cas, l'activité plus discrète de mafias tentaculaires, qui causent infiniment plus de dommages, sur le plan quantitatif mais que l'on a peut-être tendance, surtout depuis le 11 septembre 2001, à oublier.
J'ai parlé d'efficacité : ce terme doit être notre maître mot. Sans doute n'est-ce pas là, cependant, notre seule préoccupation, et la prise en compte des droits de l'homme doit aussi être affirmée en contrepoint.
Toutefois, gardons nous de l'illusion selon laquelle les mécanismes élaborés tant bien que mal au travers des lois antérieures et qui avaient pour objet de répondre à une délinquance traditionnelle de type artisanal n'appelleraient que de légères adaptations. Il faut malheureusement envisager avec lucidité les mesures que peut dicter le souci de l'efficacité, qui correspond tout de même au premier de nos devoirs envers la société.
Ceux qui s'y refuseront - et nous entendrons probablement certains d'entre eux s'exprimer ici - pour des motifs très respectables, quelquefois émouvants, devront, à moins de fuir leurs responsabilités, répondre à la question suivante : que proposent-ils d'autre, si ce que nous proposons n'est pas bon ? En effet, si l'on ne fait rien, cela signifie que des pans entiers de notre vie sociale et de notre vie économique échapperont de plus en plus aux régulations sans lesquelles il n'y a pas d'Etat de droit digne de ce nom. Tel est le dilemme auquel il n'est pas permis de se dérober.
Dans cet esprit, et sans méconnaître le caractère délicat, difficile, peut-être expérimental des mesures présentées, notre groupe, nul n'en sera surpris, approuve globalement celles-ci et se range aux côtés de notre rapporteur et ami François Zocchetto, au travail duquel il convient de rendre un hommage auquel sont associés ceux qui l'ont assisté.
Tel est l'esprit dans lequel nous abordons l'examen des multiples dispositions qui composent ce texte et au sujet desquelles nous serons, les uns et les autres, amenés à formuler des observations particulières, le moment venu.
Une disposition présente cependant un caractère assez général et assez innovant pour appeler dès maintenant une prise de position de principe : il s'agit de l'introduction dans notre droit d'une procédure particulière fondée sur la reconnaissance de culpabilité et stipulant, dans ce cas, ce qu'il faut bien appeler un accord du poursuivi et du poursuivant sur le montant de la peine encourue, de ce fait même très réduite.
La mission de reconnaissance conduite aux Etats-Unis par M. le rapporteur a permis de distinguer ce qui, dans ce système, relève tout particulièrement de l'organisation judiciaire américaine - d'une diversité d'ailleurs quasiment indescriptible ! - de ce qui peut relever d'une politique pénale générale.
Ce qui peut relever d'une politique pénale générale, c'est amener les prévenus à considérer qu'il peut leur être profitable de reconnaître l'infraction plutôt que de la nier systématiquement, comme ils croient généralement devoir le faire, même lorsque leurs dénégations confinent à l'absurde et leur valent, en conséquence, une plus grande rigueur. Ce serait certainement un progrès en termes d'efficacité comme en termes d'utilité profonde du débat, je dirai même de dignité du débat, que d'en arriver là.
Le système proposé tend à cette fin et je souhaite qu'il réussisse et prospère dans les années à venir. La gestion de ce système est confiée au parquet, sous réserve d'une homologation par le juge du siège. Sans doute pourrait-on préférer que cette mission incombe au juge, mais il faut reconnaître que notre système judiciaire tel qu'il fonctionne - et il faut le prendre comme il est, avec le parquet tel que que nous l'avons créé et fait fonctionner depuis un siècle et demi - se prête mieux à la solution proposée. Observons, en outre, que ce qui reste d'organisation hiérarchisée du parquet et que ce projet de loi s'efforce par ailleurs, à juste titre, de renforcer permet d'apporter à cette expérience une unité de gestion qui paraît tout à fait souhaitable, du moins au stade expérimental où nous sommes, et qui ne va pas sans quelques risques, au demeurant fortement réduits par notre système d'application des peines.
Quelques observations particulières compléteront mon propos.
La première est pour annoncer la présentation sous forme d'amendements de textes nécessaires à la transposition dans notre droit de l'accord intervenu au sein de l'Union européenne afin d'instituer une procédure de mandat d'arrêt transfrontalier. Ce point ayant déjà été évoqué, je serai très bref.
Cet accord ayant pris la forme d'une décision-cadre, suivant le vocabulaire encore en vigueur, il est urgent de la mettre à exécution. Je signale qu'à partir du 1er janvier prochain les accords d'extradition seront caducs et que l'on serait devant un vide juridique.
Comme chacun peut s'en douter, c'est avec votre assentiment, monsieur le garde des sceaux, et avec celui de M. le rapporteur, qui a eu la gentillesse de me proposer de le suppléer en la circonstance, et à partir des travaux techniques de la Chancellerie, que ces textes ont été préparés. Ils sont ainsi présentés afin de réduire autant que possible les délais de la procédure législative, ce qui paraît pleinement justifié dans un domaine où il ne s'agit que de transposer, notre marge d'appréciation étant très réduite. Nous y reviendrons le moment venu. Je serai amené à dire que si cet accord permet un réel progrès par la suppression du contrôle gouvernemental sur les extraditions -, c'est un progrès incontestable -, cela n'aboutit pas pour autant au caractère d'automaticité inhérent, chez nous en tout cas, à la notion de mandat d'arrêt. Mais c'est un progrès et chaque fois qu'un progrès se présente, il faut y adhérer.
Il a en outre le tort de ne pas établir une nette prééminence de ce mandat d'arrêt européen sur les procédures d'extradition engagées par des tiers, en particulier les Etats-Unis, ce qui montre combien l'Europe a du mal à prendre conscience de son autonomie. Il en est ainsi.
Un autre point intéressera peut-être davantage les observateurs, c'est l'amendement qui consacre le problème de plus en plus épineux de la prescription des poursuites pénales, question qui a été abordée par l'Assemblée nationale d'une manière singulière qui appelle bien des réserves mais nous invite, nous autorise à élargir le champ de notre réflexion.
On sait que la raison d'être même de la prescription dans notre système pénal, c'est de considérer que l'écoulement du temps, dès lors qu'il atteint un certain point, met obstacle à toute poursuite pénale. Traditionnellement, on y voit des raisons techniques et morales, assez justifiées, me semble-t-il, même si je n'ignore pas que certains pays ne connaissent pas la prescription - à chacun sa culture et sa philosophie du droit. Ces raisons sont le dépérissement des preuves, ce qui n'est pas négligeable, la préservation de la paix sociale, qui n'est pas négligeable non plus, la modification de la personnalité des auteurs comme des victimes et la rémission pure et simple, idée qui n'est pas absurde.
En principe donc, les choses sont ou devraient être claires et il devrait en résulter une sécurité juridique si nécessaire en matière pénale : dix ans pour les crimes, trois ans pour les délits. En ce qui concerne les crimes, le texte de l'article 7 du code de procédure pénale précise expressément que le délai court à partir de la commission de l'acte, ce qui paraît répondre à la raison d'être même de la prescription.
Malheureusement, à la suite de je ne sais quelle malfaçon - peut-être à l'origine, je ne sais pas quelle est l'explication historique - il n'en va pas de même pour les délits, à propos desquels l'article 8 ne comporte pas la précision que je viens de mentionner, se bornant à dire que la prescription s'accomplit selon les distinctions spécifiées à l'article précédent.
Dès lors et compte tenu du caractère sans doute trop bref de la prescription de trois ans - c'est probablement la faiblesse du système -, mal adaptée à la complexité des choses de notre temps, la jurisprudence a cru pouvoir considérer que le point de départ du délai de prescription était, dans certains cas, non pas le fait délictueux mais la révélation de ce fait. On devine que se trouve ainsi largement ouverte la porte des incertitudes, c'est-à-dire que le point de départ de la prescription est plus ou moins livré à l'appréciation du juge, ce qui, en l'occurrence, me paraît foncièrement incompatible avec la notion même de prescription qui implique une automaticité incontestable.
On voit ainsi apparaître des points de départ variables, en fonction des matières concernées.
S'agissant des délits de faux et d'usage de faux, qui, par définition, sont dissimulés, on pourrait penser que serait appliqué le principe selon lequel la prescription ne commence que le jour où ils sont révélés. Or tel n'est pas le cas. La jurisprudence est restée fidèle : c'est la date du faux ou la dernière date de l'usage du faux qui est le point de départ de la prescription.
En revanche, dans le domaine des abus de biens sociaux ou de recel d'abus de biens sociaux, la prescription part du jour où l'infraction est apparue ou a pu - merveilleuse formule - être constatée dans des conditions permettant l'exercice de l'action publique.
Que sont les conditions permettant l'exercice de l'action publique ? A l'évidence, de telles définitions prêtent à de nombreuses interprétations et la disparité des solutions qui en résulte est inacceptable. Je ne suis pas le premier à déplorer cette situation. Je ne citerai que M. Burgelin, procureur général près la Cour de cassation, qui lui a consacré l'un des chapitres du livre qu'il a écrit avec M. Lombard.
Il faut donc agir. Une fois de plus, il appartient, me semble-t-il, à notre assemblée de prendre une initiative en ce sens, sachant le Gouvernement pourrait difficilement le faire sans susciter immédiatement des interprétations qui ne manqueraient pas d'être tendancieuses et politiciennes.
La solution que j'ai proposée consiste à tirer les enseignements de la situation actuelle en généralisant formellement la coïncidence entre le point de départ de la prescription et la date de commission des faits, ce qui était bien sûr l'intention du législateur. D'ailleurs, ce qui est vrai pour les crimes ne doit-il pas a fortiori être vrai pour les infractions moins graves ? Il est effarant de constater que, pour les crimes, le point de départ est fixe alors que, pour les délits, le « curseur », comme le dit un très haut magistrat, se déplace.
Cependant, il me paraît tout à fait nécessaire de tenir compte de l'évolution générale qui nous éloigne de plus en plus de la société artisanale du début du xixe siècle pour allonger fortement l'ensemble des prescriptions. Ainsi, seront satisfaites les préoccupations très légitimes qui ont conduit à la construction jurisprudentielle que j'ai évoquée tout à l'heure. Bien sûr, trois ans c'est trop court. Après discussion au sein de la commission des lois, je suggère de porter la prescription à vingt ans en matière de crime et à sept ans en matière délictuelle, tout en restant à trois ans pour les délis de la catégorie la moins grave.
On peut évidemment avoir des appréciations différentes sur ces chiffres et je m'en rapporte par avance à notre assemblée, qui pourra tenir compte de l'avis du Gouvernement sur ce point.
A mes yeux, monsieur le garde des sceaux, l'essentiel est d'engager - c'est notre mission - le processus législatif propre à mettre fin à une incertitude et à des errements contraires aux principes fondamentaux de notre droit pénal.
Pour conclure, je rappelle qu'il y a un temps pour la poursuite et la répression comme il y a un temps pour la rémission et la paix sociale. Entre ces temps, il faut établir non pas un curseur, mais des barrières clairement identifiables afin qu'il n'y ait pas de temps pour le harcèlement, qui n'a rien à voir avec une bonne justice.
Pour ces raisons, et dans cet esprit, notre groupe aborde avec confiance, et non avec « docilité », cher collègue Badinter, le débat sur le présent projet de loi. (Applaudissements sur les travées de l'Union centriste et de l'UMP.)
M. le président. La parole est à M. Jean-Jacques Hyest.
M. Jean-Jacques Hyest. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, contrairement à son intitulé, ce projet de loi ne vise pas seulement à l'adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, notamment la grande criminalité, il nous invite à revisiter très sensiblement la procédure pénale. Sur les dispositions proposées, je n'aurai pas l'approche systématiquement négative de certains de mes collègues. Le projet de loi initial, qui comportait quatre-vingt-six articles, a été enrichi par l'Assemblée nationale sur des points très intéressants, notamment en matière d'application des peines. Cela correspond d'ailleurs aux conclusions de la commission d'enquête sur les conditions de détention dans les établissements pénitentiaires, à savoir éviter les courtes peines et trouver des alternatives à la détention.
A mon tour, je salue l'excellent travail du rapporteur. M. François Zocchetto. La commission des lois propose d'améliorer la législation relative à la prévention et à la répression des infractions sexuelles. Par ailleurs, en matière de coopération judiciaire et grâce à M. Pierre Fauchon, le mandat d'arrêt européen que nous devons transposer dans notre droit avant la fin de l'année sera intégré dans le projet de loi. Il s'agit de bonnes dispositions.
En ce qui concerne la criminalité organisée, à l'instar de ce qui a été fait pour le terrorisme et le trafic de stupéfiants, il faut, à l'évidence, modifier notre organisation juridictionnelle. On dénombre 141 tribunaux dont certains ne possèdent que quatre juges du siège.
M. Dominique Perben, garde des sceaux. Il existe 183 tribunaux !
M. Jean-Jacques Hyest. On pourrait en supprimer 50 ! (Murmures.) Pour ma part, je suis toujours favorable à la réforme de la carte judiciaire. A l'instar des suppressions indispensables de brigades de gendarmerie et de commissariats de police qui ont été effectuées, la réduction du nombre des tribunaux contribuerait à une meilleure efficacité de la justice.
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Justice de proximité !
M. Jean-Jacques Hyest. Mais, évidemment, chaque fois que l'on veut supprimer quelque chose, on assiste à une levée de boucliers au nom de l'aménagement du territoire. Aussi, je n'en dirai pas davantage sur ce point.
La seule solution consiste à créer des juridictions spécialisées, d'autant que la loi de sécurité intérieure a prévu la création de groupements d'intervention régionaux qui rassemblent les forces de police, de gendarmerie, les douaniers et les agents des impôts. Si, parallèlement, il n'y a pas cohérence dans le monde judiciaire, on aboutira rapidement à des absurdités. Il était urgent d'étendre à la grande criminalité le dispositif des juridictions spécialisées. Les infractions concernées correspondent à ce qu'est aujourd'hui la criminalité organisée. Ainsi, dans le Sud-Ouest, pour lutter contre les très nombreux vols commis par des bandes organisées, il a fallu déployer 150 policiers. Comment un petit tribunal pourrait-il gérer ces questions ?
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Qu'on renforce les moyens !
M. Jean-Jacques Hyest. Non, il n'y arrivera pas car il n'y a qu'un seul juge d'instruction. On a pu le constater pour d'autres questions.
Les propos de M. Badinter, que j'écoute toujours attentivement et avec respect, m'ont interloqué. Rien n'est prévu, a-t-il dit, pour la délinquance financière organisée. Dois-je rappeler qu'il existe déjà des pôles spécialisés en matière économique et financière ?
M. Robert Badinter. Ils existent. Nous sommes d'accord !
M. Jean-Jacques Hyest. Puisqu'ils existent, il n'y a pas lieu de prévoir à nouveau leur création. De surcroît, dans la loi de sécurité financière qui a été adoptée récemment, de nombreuses dispositions concernent la délinquance financière organisée. En matière économique et financière aussi, les pôles sont renforcés.
Sur la santé publique, je pense que nous tâtonnons encore un peu. Il ne faudrait pas que la trop forte spécialisation conduise à ce qu'il n'y ait que quelques juges compétents dans ce domaine. Il faut être vigilant.
Quant à la pollution maritime, monsieur le garde des sceaux, le sujet est d'une complication extrême, et peut-être l'adoption d'un certain nombre d'amendements permettra-t-elle de rapprocher du littoral un certain nombre d'affaires. Certes, la juridiction parisienne est sans doute celle qui peut être la plus compétente, mais les juridictions spécialisées de Marseille, de Brest et du Havre ont aussi des compétences réelles, à condition, bien sûr, qu'on leur fournisse les moyens.
Je ne vous livrerai qu'une réflexion sur ces pôles spécialisés : je ne souhaite pas que la personnalisation et, parfois, la « vedettarisation » nuisent à l'efficacité des enquêtes et que l'on aboutisse à une situation dans laquelle de « grands » juges s'occuperaient des affaires importantes alors que de « petits » juges traiteraient du quotidien. En conséquence, il faut aussi prévoir la formation de ces magistrats, voire la formation psychologique pour certains. Je n'en dis pas plus, mais c'est tout de même une réflexion que nous nous devions de faire. Néanmoins, j'approuve tout à fait ces dispositions puisque, dans le rapport d'information que nous avions établi sur les missions de la justice, nous avions indiqué qu'il fallait à la fois améliorer la justice de proximité et spécialiser les juridictions parce que toutes ne peuvent pas remplir l'ensemble des missions, notamment les missions très complexes concernant la criminalité organisée.
Egalement important est le rôle des assistants spécialisés. Monsieur le garde des sceaux, c'est une excellente mesure à condition que l'on stabilise un peu leur statut. En effet, cette mise à disposition par les autres ministères ne me paraît pas être une bonne chose. Il faut que ce soient vraiment des collaborateurs, des équipes qui entourent les magistrats. De ce point de vue, le projet de loi améliore considérablement la situation et rend encore plus utiles ces assistants spécialisés.
Bien entendu, s'agissant de cette criminalité organisée, de cette grande criminalité, le projet de loi apporte des innovations importantes en matière de procédure, notamment avec les repentis. Ce système fonctionne dans d'autres pays, et on peut très bien l'accepter, à condition - et M. le rapporteur l'a souligné - que l'on offre une protection réelle à ces personnes. Sans cela, ou bien cela ne fonctionnera pas, ou bien cela ne fonctionnera que très peu de temps car il y aura des règlements de comptes et des cadavres supplémentaires. (Murmures.) En effet, s'agissant de la grande criminalité, nous n'avons pas affaire à des enfants de choeur. C'est pourquoi il faut que la protection des repentis soit assurée d'une manière extrêmement solide.
Les règles en matière de garde à vue doivent tendre vers un équilibre entre l'efficacité des enquêtes et la garantie des droits de la défense. Monsieur le garde des sceaux, la commission des lois du Sénat a abouti à un équilibre qu'il ne faut pas rompre. Si tel était le cas, les droits de la défense ne seraient pas garantis, ce que nous ne souhaitons pas : nous avons tous voté la loi sur la présomption d'innocence, nous pouvons accepter des dérogations à condition qu'elles soient mesurées.
Je n'évoquerai pas longuement la délinquance et la criminalité internationales. L'entraide judiciaire internationale et le mandat d'arrêt européen sont des mesures extrêmement importantes, qui simplifient et clarifient les dispositifs.
S'agissant des infractions sexuelles, il ne faut pas aller trop loin dans le fichage, surtout dans le fichage permanent, ni imposer des obligations qui seraient insupportables et qui ne rendraient pas forcément service. Bien sûr, le suivi socio-judiciaire est un vrai problème.
En ce qui concerne l'action publique, monsieur le garde des sceaux, il est bon d'avoir affirmé et clarifié les responsabilités respectives du garde des sceaux, des procureurs généraux et des procureurs. J'ai quelquefois trouvé bizarre que certains disent qu'il ne faut surtout pas agir quand on est garde des sceaux. De ce point de vue, le texte qui nous est proposé est tout à fait équilibré, même s'il est vrai que le procureur sera en première ligne s'agissant de nombreuses dispositions de procédure pénale.
J'en viens au second aspect du projet de loi qui nous est soumis et qui concerne la composition pénale et, surtout, la reconnaissance préalable de culpabilité. Je citerai le dicton « Faute avouée est à moitié pardonnée », car c'est un peu ce qui est proposé. Si elle reconnaît sa culpabilité, toute personne peut bénéficier de peines atténuées.
Il faut être attentif à cette disposition mais à partir du moment où cela se passe sous le contrôle du juge - le procureur est un magistrat, vous l'avez rappelé - cela ne devrait pas poser problème. Au contraire, cela devrait assurer une justice plus sereine dans un certain nombre de cas, à condition que l'on veille bien, toujours, mais le projet de loi le fait, aux droits des victimes, car nombre d'entre elles demandent aussi une réponse judiciaire ; or elles ont été trop souvent oubliées.
Il faut en effet veiller à ce que les victimes soient informées des décisions qui sont prises dans ce domaine.
Je pourrais évoquer les éducateurs, mais M. le rapporteur de la commission des finances a longuement traité de ce sujet.
On a parlé aussi de l'infiltration, laquelle est déjà possible dans les cas de trafic de stupéfiants. Cette possibilité est étendue à la criminalité organisée. Toutes ces mesures constituent un ensemble sérieux.
Je souhaite toutefois, monsieur le garde des sceaux, que nous n'innovions pas trop dans un certain nombre de domaines. Certains ont en effet toujours des idées extraordinaires. Ils voudraient ainsi qu'on parle de la responsabilité pénale des personnes morales. Notre collègue Pierre Fauchon, d'une manière extrêmement intéressante et qui nous interpelle, a parlé de la prescription. Mais à chaque jour suffit sa peine !
En tout cas, ce projet de loi est équilibré. Il devrait permettre - et c'est le plus important - de relever le défi de la grande criminalité en y apportant une meilleure réponse judiciaire, mais également de rendre plus efficace la justice de proximité.
Telles sont les raisons pour lesquelles le groupe UMP le soutient, assorti des modifications proposées par la commission des lois. (Applaudissements sur les travées de l'UMP et de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)