3. Des pratiques administratives qui ne sont pas exemptes de travers
a) Un suivi pas assez fin ?
Faisant
référence à son expérience de 1997, M. Jacques
BONNET a déclaré devant votre commission que, "
en 1997
le fait majeur est que l'Etat ne disposait pas de documents ou de
méthodes permettant avec une grande précision de prévoir
l'exécution du budget dans les six mois suivants
". Il a
précisé par ailleurs que cela ne lui apparaissait pas
"
impossible
" ayant lui-même réalisé
à cette occasion un pareil travail : "
je crois que la
philosophie que M. NASSE et moi-même avons tirée de cette mission
est qu'il n'y avait de mauvaise volonté ni de dissimuler, ni de tromper,
mais des instruments traditionnels très insuffisants, très lents,
pour avoir une vue vraiment satisfaisante de l'évolution des finances
publiques
".
Dans leurs réponses écrites MM. Jacques BONNET et Philippe NASSE
ont confirmé leur jugement sévère en précisant que
"
les nombreuses défaillances de l'information disponible ont
été soulignées par l'audit de 1997. Selon nous ces
défaillances ne résultent pas de l'exercice d'une volonté
délibérée de tenir secrète une information
exhaustive, centralisée mais cachée. Elles ne résultent
pas non plus de l'absence d'effort pour rassembler cette information à
partir de ses éléments existants, face à une
administration réticente à les fournir. Elles résultent de
l'impossibilité de réunir cette information. En effet
l'extrême complexité des structures administratives et
l'archaïsme des méthodes comptables de l'Etat rendent vaines toute
tentative de développer dans le domaine public une fonction de
" reporting " à l'instar de ce que font les entreprises qui
suivent régulièrement l'avancement de leur budget et anticipent
ainsi la formation de leurs résultats comptables
".
M. Jean ARTHUIS, qui lorsqu'il était ministre a le premier
initié les travaux relatifs à la comptabilité
patrimoniale de l'Etat, a déclaré à la commission
d'enquête : "
Ce qui m'a frappé en arrivant à Bercy
et qui a d'une certaine façon conforté les hypothèses que
j'avais formulées lorsque j'étais rapporteur
général du budget au sein de votre commission, c'est que la
sphère publique ne s'est pas donnée des instruments de
visibilité. Il m'est apparu que le système d'information
financière était totalement archaïque et que le mode
d'appréhension des données budgétaires et
financières était fondé sur les encaissements et les
décaissements, que le contrôle s'exerçait a priori et qu'en
aucune façon on ne se préoccupait de mesurer l'efficacité
de la dépense publique
".
b) Les liens entre les membres des cabinets et leur administration d'origine
M.
François LOGEROT a relevé que "
La Cour ne dispose pas
d'indications particulières sur la qualité de l'information du
ministre par son cabinet ou par les directions du ministère. Tout au
plus peut-elle remarquer que, traditionnellement, les questions
intéressant chacune des grandes directions sont spécialement
suivies par des membres du cabinet qui en sont souvent issus. Les cabinets du
ministre et du secrétaire d'Etat au budget comprennent d'ailleurs des
membres communs afin d'assurer la coordination
". M. Jean-Philippe
COTIS, directeur de la prévision, a ainsi admis que les administrations
choisissent elles-mêmes certains de leurs membres qui sont appelés
à exercer leurs talents dans les cabinets : "
nous avons
une discussion sur les hypothèses économiques avec les experts
(notamment le conseiller économique du ministre) qui sont souvent des
personnes issues de la maison que nous avons envoyées là en
raison de leur grande compétence
".
En revanche, M. Nicolas SARKOZY, loin de considérer que des
collaborateurs issus de l'administration pourraient avoir une
indépendance limitée par rapport à leurs anciens (et
futurs) collègues, a insisté sur l'intérêt pour les
hommes politiques de s'entourer de personnes qui connaissent le fonctionnement
interne du ministère. Il a considéré que "
c'est
une erreur de ne pas prendre un directeur de cabinet de la maison
"
car
il connaît
" les chausse-trapes, les habitudes,
les histoires, la façon de traduire cela. Un directeur de cabinet qui
n'en est pas ne le sait pas
".
c) L'insuffisance d'instruments extérieurs d'analyse
Cette
absence d'instruments extérieurs d'analyse concurrents a
été souvent regrettée, notamment lors de la fixation des
principales hypothèses macroéconomiques. Ainsi, M. Denis MORIN a
expliqué à la commission d'enquête que
"
l'essentiel de l'information en ce qui concerne la préparation
et l'exécution des lois de finances provient des services du
ministère. La technicité particulière de ces sujets et
leur forte connotation politique, la préparation d'un budget
étant l'acte politique central d'un gouvernement, rendent peu
exploitables les sources d'information parallèles. C'est surtout en
matière de conjoncture économique que la référence
à des sources d'information externes est la plus
répandue
".
S'agissant de la conjoncture économique, M. Christian SAUTTER a
précisé que "
en ce qui concerne la croissance, je crois
que c'est Dominique Strauss-Kahn qui a pris l'initiative de donner davantage
d'importance à la commission des comptes de la nation, laquelle s'est
réunie elle aussi deux fois par an et permet de réunir les
différents prévisionnistes des instituts publics et
privés. Dans les décisions qui sont prises au mois de juillet, il
y a donc prise en compte du consensus des économistes
privés
". M. Jean-Philippe COTIS a cependant rappelé que
l'échantillon des économistes consultés était de
plus en plus large : "
nous avons élargi le panel aux
économistes, notamment de banques, à la fois banque
françaises et grandes banques internationales comme Goldman Sachs et
Morgan Stanley
".
Au total, M. Dominique STRAUSS-KAHN s'est déclaré globalement
satisfait de la façon dont les prévisions de croissance
étaient réalisées : "
l'outil dont on dispose
n'est pas mal adapté . La direction de la prévision,
l'INSEE, chacun pour ce qui les concerne, font leur travail. Le consensus des
économistes de place - que je réunissais en général
comme mes prédécesseurs et qui comprend des économistes
d'entreprises, l'association des universitaires entre autres - finit par
essayer de faire sortir une sorte de moyenne qui vaut ce qu'elle vaut, comme
toutes les moyennes . On l'appelle " le consensus " alors qu'en
réalité il n'y a pas de consensus puisque chacun est sur des
chiffres un peu différents. C'est plus une moyenne des consensus !
Mais quand même la discussion fait un peu converger les opinions et c'est
sur ce consensus que l'on se base
".
Malgré tout, les personnes auditionnées ont
généralement conclu à la nécessité d'aller
plus loin dans le recours aux avis extérieurs. Ainsi,
M. Jean-Claude TRICHET a considéré que "
dans notre
pays, tout le monde semble considérer qu'il va de soi que l'on ait une
croissance éternelle de 3 % en volume par an. Je n'en suis pas
sûr personnellement, et je crois que cela suppose un grand nombre de
conditions à réunir pour arriver à un tel résultat.
Bref, je crois qu'on peut améliorer les choses en ayant une
procédure plus objective et surtout reposant davantage sur un consensus
d'experts gouvernementaux, parlementaires et indépendants, de
manière à avoir des éléments
incontestables
".
M. Jacques BONNET a insisté sur la nécessité de
"
trouver des matériaux suffisamment indépendants pour
nous permettre de nous faire une opinion qui ne soit pas le strict reflet de
celle des services intéressés
". En écho, le
directeur du budget, M. Christophe BLANCHARD-DIGNAC, s'est
demandé : "
Comment peut-on améliorer la
situation ? C'est plus par des obligations de moyens que par des
obligations de résultats. Les pays ayant essayé
d'améliorer les choses dans ce domaine ont eu recours à des
comité d'experts indépendants qui se sont prononcés sur
les prévisions économiques et des recettes des gouvernements. Ces
comités d'experts se trompent, comme tous les experts, beaucoup, mais
ils offrent la garantie que si l'on s'est trompé, c'est de bonne
foi
".
Développer la confrontation de l'information
macroéconomique
selon deux anciens ministres de l'économie
M.
Dominique Strauss-Kahn a estimé que l'Union économique et
monétaire conduirait nécessairement à modifier les
conditions dans lesquelles sont réalisées les prévisions
macroéconomiques : "
la voie est certainement ce qui se
passe aujourd'hui au sein du Conseil de l'euro. C'est à dire que nos
économies sont à ce point imbriquées qu'il est tout
à fait inconcevable que la France fasse pour elle-même une
prévision de croissance - 3 % par exemple - et que l'Allemagne ait sa
propre estimation de la croissance française qui influe bien
évidemment sur la sienne, qui ne serait pas de 3 %. On a là des
ajustements considérables. Or la mise en commun de l'information est
encore loin d'être faite parce que chacun a évidemment sa
tradition, ses habitudes, son histoire et garde l'information pour
lui-même
".
M. Christian Sautter a évoqué une perspective différente :
"
vous me permettrez d'insister sur un point. Aux Etat-Unis - je ne
suis pas choqué de les citer - des centaines d'universitaires
travaillent sur les finances publiques. Des universitaires ont des
modèles de calcul des recettes fiscales et ils font des études
sur la fiscalité. Je l'ai dit très brièvement dans mon
exposé introductif, la recherche universitaire porte trop peu sur les
finances publiques
".
d) Un problème de communication interne
M.
François LOGEROT a constaté, s'agissant du ministère de
l'économie, des finances et de l'industrie, que "
cette
administration souffre d'un excessif cloisonnement aussi bien au niveau central
qu'au niveau des services extérieurs et tout particulièrement
affectant les directions à réseau c'est-à-dire les grandes
directions : comptabilité publique, impôts et
douanes
".
Les services du ministère semblent en être conscients. Ainsi,
M. Jean-Philippe COTIS a rappelé que : "
le
ministère de l'économie, des finances et de l'industrie a pris la
mesure d'un certain nombre de dysfonctionnements qui ont pu nuire à
l'efficacité des travaux au sein des directions dites
d'état-major ".
Il a cependant indiqué que
"
nous essayons de travailler de manière plus collégiale et plus
transversale que ce n'était le cas dans le passé. Du travail est
encore à faire, mais l'effort est bien engagé.
" Ce
cloisonnement est confirmé par M. Pierre GISSEROT qui souligne que :
"
il est certain qu'il y a une culture du secret, et je dirai à
l'intérieur même du ministère. Si j'ai laissé
quelque chose aux finances, ce sera d'avoir facilité la communication
entre directions. C'est déjà un grand
progrès !
".