3. Les mécanismes complexes des interventions communautaires
a) Un poids significatif dans la vie locale
L'apport
financier de l'Europe à la politique française
d'aménagement du territoire est très important. Ainsi,
d'après le fascicule budgétaire récapitulatif (le
" jaune ") sur l'aménagement du territoire, si les
crédits du ministère en charge de cette action
s'élèveront, en 2000, à 1,9 milliard de francs en
dépenses ordinaires et crédits de paiement
137(
*
)
,
cette somme est sept fois
inférieure à celle
(13,8 milliards de francs)
que
l'Union européenne allouera la même année à notre
pays au titre de la politique structurelle
(objectifs 1, 2 et 3 :
12,4 milliards de francs ; soutien transitoire des zones sortant de
l'éligibilité : 1,2 milliard de francs ;
instrument financier pour la pêche : 0,2 milliard de francs).
L'Europe est donc devenue un acteur d'aménagement du territoire plus
important que le ministère français en charge de cette politique,
ce qui revient à dire que l'Etat a laissé à l'Union
européenne le soin d'assurer financièrement sa mission de
cohésion territoriale.
Il est d'ailleurs couramment estimé que les
fonds européens
financent environ
un tiers des contrats de plan Etat-régions
,
l'Etat et les collectivités locales participant également, pour
chacun d'entre eux, à hauteur d'un tiers à leur financement.
D'ailleurs,
le principe " d'additionnalité "
138(
*
)
,
qui régit la mise en
oeuvre des fonds structurels, interdit que les crédits communautaires ne
se substituent purement et simplement aux dépenses de même nature
de l'Etat membre : tout financement européen doit ainsi trouver un
complément au moins égal au montant au sein de l'Etat-membre,
souvent appelé " contrepartie nationale ".
Cette règle a pour effet d'associer très étroitement les
deniers -et donc les instances- communautaires aux différents projets de
développement économique des territoires.
La prégnance de l'Europe dans la vie locale est ainsi assurée,
au-delà même de son impact, déjà important, en
termes réglementaires ou normatifs, par sa participation
financière aux projets locaux. Aussi est-il particulièrement
important, pour les nombreux territoires concernés, que les
mécanismes d'intervention communautaires soient simples et lisibles. Tel
n'a pas été, jusqu'à présent, le cas, même
si, pour la situation française, les torts apparaissent comme
étant relativement partagés entre la Commission européenne
et les cofinanceurs nationaux.
b) Une mise en oeuvre complexe
Une
piètre consommation des enveloppes communautaires
Alors qu'elle représente pour notre pays un enjeu financier
conséquent, la politique structurelle européenne y est mal
utilisée : après avoir obtenu, au terme de
négociations ardues, la mise à disposition d'une certaine masse
de financements, la France peine paradoxalement à les consommer en temps
et en heure !
Insuffisante réflexion stratégique préalable, lacune de la
programmation locale, pénurie de projets dans les zones
éligibles, procédures d'instruction, de programmation et de
contrôle déficientes, circuits financiers complexes, absence de
contreparties nationales : les
motifs invoqués ne manquent
pas
et expliquent sans doute collectivement que le délai moyen de
mandatement des fonds se soit élevé, pour la période de
programmation passée, à 18 mois en moyenne
139(
*
)
et que la France ait figuré
au rang des Etats-membres ayant le moins complètement consommé
leur enveloppe structurelle. Cette sous-exécution varie suivant les
objectifs, mais elle est bien réelle. Elle a d'ailleurs conduit la
Commission à proposer, lors de la récente réforme des
fonds structurels, un "
dégagement d'office
" des
sommes non engagées pour pénaliser les Etats-membres n'ayant pas
consommé leur enveloppe, et, au contraire, l'allocation d'une
"
réserve de performance
" à mi-parcours, volant
financier non attribué à l'origine mais destiné à
encourager les "
bons élèves
".
Dans son rapport officiel sur l'efficacité de la politique structurelle
européenne
140(
*
)
, M.
Pierre Trousset a dressé le constat suivant des insuffisances de la mise
en oeuvre, en France, de la politique structurelle européenne pour la
période 1994-1999 :
-
le diagnostic initial,
par le territoire concerné, de sa
situation économique et sociale est parfois insuffisant ;
les
documents stratégiques de programmation
141(
*
)
des projets (documents uniques de
programmation, DOCUP) sont lacunaires car souvent élaborés
à la hâte, dans le cadre d'un partenariat trop réduit ;
-
les relations
entre l'échelon régional et
départemental ne sont clairement définies ni au sein de
l'organisation de l'Etat ni en ce qui concerne les collectivités
locales ;
- le principe européen de
" partenariat "
dans la
programmation et le suivi des interventions communautaires a alourdi et
formalisé les procédures, même s'il a été
inégalement appliqué ;
- la
Commission européenne
a elle-même fait preuve
d'un certain manque de zèle. Le rapport estime qu' "
Il n'est
pas rare qu'un
délai de 12 à 18 mois
s`écoule entre
la décision du comité de suivi et sa validation par la
Commission, même s'il s'agit d'une simple modification de
mesure " ;
- les
contreparties nationales
en provenance de l'Etat, des
collectivités ou de financeurs privés ont parfois
été difficiles à mobiliser, soit qu'elles n'aient pas
été prévues dans les budgets, soit qu'elles aient
été inexistantes dans les zones les plus fragiles, ou que la
lourdeur des procédures ait joué comme un facteur dissuasif pour
la présentation de projets ;
En outre, ce rapport indique que
les circuits financiers
sont
particulièrement lourds :
-
du coté communautaire
:
la procédure
de " division par tranches " des engagements financiers et la
subordination de l'ouverture de nouveaux crédits à la
certification, par l'Etat membre, d'un certain pourcentage de dépenses
engagées sur la tranche précédente génère
des
retards de paiement
;
- du côté national :
les crédits des fonds
structurels sont d'abord budgétairement rattachés, par le
truchement de fonds de concours, aux crédits des différents
ministères concernés (agriculture, intérieur, emploi,
solidarité, outre-mer...). Les
délais moyens de rattachement
varieraient de 36 à 42 jours
suivant l'instrument financier
concerné. Dès lors, ces crédits sont
" banalisés " et suivent les règles communes à
l'ensemble de la procédure budgétaire nationale. En particulier,
les
crédits non consommés
au terme de
l'année
142(
*
)
doivent
être reversés par les ordonnateurs secondaires pour n'être
rétablis que dans le cadre de l'exercice suivant (3 à 4 mois plus
tard).
En outre, la délégation des crédits des administrations
centrales aux ordonnateurs secondaires que sont les Préfets
apparaît comme particulièrement
lente
, elle engendrerait un
retard supplémentaire de
1 à 3 mois
.
Le rapport estime que le délai de la phase d'engagement est de
4
à 6 mois
et celle de la phase de mandatement de
2 à 4
mois
-même si le délai de paiement, une fois le titre de
dépenses transmis par l'ordonnateur, n'est quant à lui que de 11
jours en moyenne-
.
La lourdeur d'un tel système est patente.
Concluant ces développements, le rapport Trousset indique que
" la longueur des délais (...) résulte du système
budgétaire français et des
choix politiques qui ont
été faits par les autorités françaises
, sans
oublier les retards considérables résultant d'une mauvaise
pratique de la programmation (...) Il est certain que les décalages
considérables existant entre les sommes déléguées
par la Commission et les montants délégués aux
ordonnateurs secondaires (...) mettent en évidence
un impact
important de trésorerie au profit de l'Etat qui explique peut-être
en partie le schéma de rattachement financier retenu ".
Le rapport estime ainsi qu'en février 1998, 5 milliards de francs du
FEDER
143(
*
)
étaient
" transitoirement " disponibles dans les caisses de l'Etat !
Un représentant de la Direction Générale XVI de la
Commission européenne, auditionné par votre mission
d'information
144(
*
)
faisait
quant à lui état, pour la période 1994-1998, d'un retard
dans l'engagement des crédits du FEDER alloués à la France
de l'ordre de 10,9 % de l'enveloppe totale de la période
concernée.
Une réponse de la ministre de l'aménagement du territoire et de
l'environnement à une question écrite
145(
*
)
fait quant à elle
apparaître, au 1
er
juin 1999, un taux de réalisation
effectif des projets programmés de seulement 40 %.
Ces indicateurs divers pointent tous
l'inefficacité du système
français de consommation des crédits communautaires
.
La récente réforme a toutefois été l'occasion d'un
effort de rationalisation de ces circuits, même s'il aurait pu être
plus poussé de la part de l'Etat français.
Une complexité bruxelloise en voie de résorption ?
Le règlement précité sur les fonds structurels du
21 juin 1999 a visé à simplifier les procédures
d'octroi des crédits communautaires, au travers :
- d'une simplification des règles d'engagement communautaire des
crédits ;
- d'un rôle accru du comité de suivi, qui se voit investi du
pouvoir d'adopter ou de modifier " le complément de
programmation " des actions financées ;
- d'un dégagement automatique des crédits d'une tranche qui
ne seront pas consommés dans les deux ans de leur octroi ;
- de la possibilité ouverte par le règlement de confier la
mise en oeuvre et la gestion d'une partie des interventions à un
organisme intermédiaire ou à une collectivité, dans le
cadre d'une convention avec l'autorité de gestion.
Cet effort communautaire de simplification et de décentralisation de la
politique structurelle n'a sans doute pas été assez
accompagné au niveau français, l'Etat ne souhaitant pas se
départir de son rôle d'interlocuteur privilégié des
instances européennes et de " distributeur " de la manne
communautaire, il est vrai largement plus abondante que ses propres
crédits d'aménagement du territoire.
Une insuffisante décentralisation française des
procédures de gestion
Alors que la lourdeur des circuits français est identifiée comme
l'un des principaux obstacles à la mise en oeuvre de la politique
structurelle dans notre pays, et que le règlement communautaire ouvrait
la voie à un raccourcissement des procédures par une
décentralisation accrue,
l'Etat ne s'est finalement engagé que
très prudemment dans la délégation aux
collectivités de la gestion de cette politique
.
Trois principaux changements
146(
*
)
ont ainsi été
apportés par rapport à la précédente période
de programmation :
- les comités de suivi et de programmation seront, de droit,
co-présidés par les Préfets de régions et les
présidents de Conseils régionaux
, même si le
Préfet de région reste l'autorité responsable de la
gestion des crédits des fonds structurels ;
- le recours à la
procédure de la " subvention
globale "
, qui permet aux Conseils régionaux, aux autres
collectivités ou établissements publics, en fonction de leurs
domaines de compétences, de se voir confier par l'Etat la
responsabilité de la mise en oeuvre des programmes est possible, mais
sera d'emblée limité, en vertu d'une circulaire
ministérielle, à
25 % du programme
concerné
;
- un dispositif de
suivi informatisé
de la
réalisation des programmations devrait renforcer la transparence de leur
gestion. Il devrait être accessible aux partenaires de l'Etat et
permettre de suivre l'état d'avancement des dossiers de demande d'aide.
L'administration
147(
*
)
estime
en outre que les nouvelles dispositions relatives à la gestion
financière des fonds structurels par l'Etat, qui ont été
arrêtées par le Gouvernement en septembre 1999, permettront que
les délais d'instruction des dossiers et les délais de versement
des crédits communautaires aux bénéficiaires finals ne
dépassent pas trois mois.
Il s'agit plus d'une évolution -qu'il faudra juger à
l'expérience- que d'une véritable révolution,
l'Etat
restant le principal interlocuteur
de la Commission et des
collectivités locales pour la mise en oeuvre de la politique
structurelle.
Cette situation,
pénalisante pour les collectivités
territoriales
françaises, est très différente de celle
qui prévaut dans d'autres Etats-membres, comme l'a montré
l'audition, par votre mission d'information, d'un représentant de la
Commission européenne. Ainsi un rapport de la Commission sur la mise en
oeuvre du principe de "
partenariat
" -c'est-à-dire sur
l'association de partenaires autres que les Etats à la gestion des fonds
structuels- met en évidence le gradient européen suivant
d'association des collectivités locales à la politique
régionale communautaire :
- dans certains Etats, le poids des autorités régionales
dans la mise en oeuvre de la politique structurelle est
fort.
Il s'agit
des Etats fédéraux ou " régionaux " :
Allemagne, Italie, Espagne notamment ;
- dans d'autres, il est
modéré
(Autriche, Belgique,
Danemark, France, Pays-Bas) ;
" en amélioration "
(Grèce, Portugal, Royaume-Uni, Suède) ou au contraire
inexistant
(Luxembourg et Irlande).
D'après l'analyse de la Commission, en France, la tendance est à
la
diminution de la pondération de l'échelon local
. En
outre, les autorités déconcentrées
bénéficieraient, à l'inverse des collectivités
décentralisées, d'un regain d'influence. On assisterait donc
à une
recentralisation déconcentrée
de la mise en
oeuvre de cette politique communautaire.
Votre Haute assemblée avait, d'ailleurs, pressenti la réticence
de l'Etat à favoriser tout dialogue direct entre les
collectivités territoriales et Bruxelles, puisqu'à l'occasion de
l'adoption de sa résolution sur la réforme de la politique
structurelle, le Sénat mettait l'exécutif en garde contre toute
tentative de "
renationalisation
" de la politique
structurelle et l'engageait vivement à une décentralisation
accrue de cette action. A cet égard, le Sénat estimait que
l'expérience méthodologique, dans les années 1980, de la
mise en oeuvre décentralisée des programmes destinés aux
régions méditerranéennes aurait pu être poursuivie
et approfondie. La suite des événements a montré que les
craintes du Sénat n'étaient pas sans fondement.