B. DES DIFFICULTÉS ÉCONOMIQUES ET SOCIALES COMMUNES
Les départements d'outre-mer connaissent aujourd'hui une situation économique et sociale dégradée, marquée par une forte dépendance à l'égard de transferts publics et un taux de chômage élevé, tout particulièrement parmi les jeunes. Cette situation préoccupante de l'emploi s'explique pour une part par l'ampleur de l'accroissement démographique auquel ils sont confrontés.
1. Le défi d'une démographie dynamique renforcé par la pression de l'immigration clandestine
La population des départements d'outre-mer s'est fortement accrue entre les deux derniers recensements, comme le montre le tableau suivant 8( * ) :
Département |
Population
|
Variation de la population |
||||
|
1990 |
1999 |
en valeur absolue |
en valeur relative (%) |
||
Guadeloupe
|
386 987
|
422 496
|
+ 35 509
|
+ 9,2
|
||
total DOM |
1 459 060 |
1 667 436 |
+ 208 376 |
+ 14,3 |
||
total métropole |
56 615 155 |
58 518 748 |
+ 1 903 593 |
+ 3,4 |
Cet
accroissement démographique quatre fois plus rapide qu'en
métropole
, soit + 1,5 % par an en moyenne (dont + 3,6 % pour la
Guyane, + 1,9 % pour la Réunion, + 1 % pour la Guadeloupe et +
0,7 % pour la Martinique), s'explique par une
natalité
encore
élevée
, 20 en moyenne contre 13 en
métropole, même si celle-ci tend à baisser et si la
fécondité est désormais à peine supérieure
au taux de renouvellement des générations (soit 2,1 enfants
par femme), sauf en Guyane où elle reste beaucoup plus
élevée (4 enfants par femme).
En conséquence de cette natalité élevée, la
population
est
très jeune
, comme le montre la part des
moins de 20 ans.
Indicateurs démographiques dans les DOM
|
Guadeloupe |
Martinique |
Réunion |
Guyane |
France métropoli-taine |
Taux de natalité |
(1997)
|
(1997)
|
(1997)
|
(1997)
|
(1998)
|
Indice conjoncturel de fécondité |
(1997)
|
(1997)
|
(1996)
|
(1997)
|
(1998)
|
Taux de mortalité () |
(1997)
|
(1997)
|
(1997)
|
(1997)
|
(1998)
|
Taux de mortalité infantile () |
(1997)
|
(1997)
|
(1996)
|
(1997)
|
(1998)
|
Taux d'accroissement naturel () |
(1997)
|
(1997)
|
(1997)
|
(1997)
|
(1998)
|
Population des moins de 20 ans (%) |
(1997)
|
(1997)
|
(1996)
|
(1997)
|
(1998)
|
(1)
source : secrétariat d'Etat à l'outre-mer.
En raison de l'attractivité économique des départements
d'outre-mer par rapport à leur environnement géographique
immédiat, l'accroissement démographique est également
alimenté par l'
immigration,
le plus souvent clandestine, tout
particulièrement en Guyane où on estime que l'accroissement de la
population, qui atteint désormais près de 5 % par an, est
dû pour moitié à l'accroissement naturel et pour
moitié à l'immigration.
Selon le secrétariat d'Etat à l'outre-mer, on dénombrerait
en Guyane environ 20.000 étrangers en situation
régulière et 30.000 en situation
irrégulière ; le contrôle des flux migratoires sur les
frontières fluviales y est en effet particulièrement difficile.
Dans les autres départements d'outre-mer, la population immigrée
est moins nombreuse : en Guadeloupe, 22 000 personnes en situation
régulière et 10.000 en situation irrégulière (dont
la moitié pour la seule commune de Saint-Martin), en Martinique 6.500
étrangers dont 500 en situation irrégulière. A la
Réunion, relativement à l'abri des grands flux migratoires,
l'immigration clandestine des Comoriens en provenance de Mayotte atteindrait
1.000 à 2.000 personnes par an.
Par ailleurs, la rapidité de l'accroissement démographique induit
des
besoins très importants en matière d'infrastructures
,
et notamment de
constructions scolaires
, ce qui ne va pas sans poser
d'importantes difficultés pour les collectivités locales.
A titre d'exemple, un tiers de la population guyanaise doit aujourd'hui
être scolarisée. Le nombre d'enfants scolarisés à
Cayenne est passé de 5.000 en 1990 à près de 9.000
aujourd'hui ; 24 classes supplémentaires ont été
créées de 1995 à 1998 et encore 11 classes
supplémentaires à la rentrée 1999. Pour l'ensemble de la
Guyane, le nombre de collèges est passé de six au moment de
la décentralisation à dix-huit aujourd'hui ; la construction
de quatre nouveaux collèges est prévue par le
département pour les trois prochaines années.
2. Une économie marquée par le poids des transferts publics
Cinquante ans après la départementalisation, les
départements d'outre-mer ont obtenu une quasi-égalisation des
droits sociaux
9(
*
)
et un
rapprochement relatif du niveau de vie avec la métropole
:
le revenu disponible brut (RDB) par tête représentait seulement
42,5 % de celui de la métropole en 1975 ; il atteignait plus de 57
% en 1993
10(
*
)
.
Ils connaissent une
prospérité relative par rapport aux pays
environnants
dont le niveau de vie est en général beaucoup
plus faible, comme le montrent les tableaux suivants, établis par le
secrétariat d'Etat à l'outre-mer.
COMPARAISONS AVEC LES PAYS VOISINS
DU PIB PAR HABITANT
Antilles françaises et pays voisins en 1997
|
Population |
PIB
|
PIB/hab
|
Guadeloupe |
415 000 |
5 179 |
12 480 |
Martinique |
377 000 |
5 411 |
14 352 |
Dominique |
73 640 |
238 |
3 232 |
Bardade |
264 300 |
1 110 |
4 200 |
Ste Lucie |
151 000 |
575 |
3 808 |
Porto Rico |
3 783 000 |
35 834 |
9 472 |
Cuba |
11 019 000 |
8 120 |
737 |
Haïti |
7 336 000 |
3 097 |
422 |
Jamaïque |
2 546 620 |
4 790 |
1 881 |
Guyane et pays voisins en 1997
|
Population |
PIB
|
PIB/hab
|
Guyane |
147 000 |
1 979 |
13 465 |
Guyana |
775 000 |
743 |
959 |
Surinam |
415 000 |
470 |
1 133 |
Réunion et pays voisins en 1997
|
Population |
PIB
|
PIB/hab
|
Réunion |
685 000 |
7 824 |
11 421 |
Maurice |
1 134 000 |
4 180 |
3 686 |
Seychelles |
76 670 |
520 |
6 782 |
Comores |
504 680 |
20 |
40 |
Madagascar |
13 704 620 |
3 450 |
252 |
Afrique du Sud |
37 643 000 |
128 230 |
3 406 |
Source : secrétariat d'Etat à l'outre-mer
" Un projet pour l'outre-mer " avril 2000.
Cependant, cette situation est très largement imputable à
l'
importance
des
transferts
publics
assurés
par la métropole.
Par exemple, ainsi que l'ont expliqué de nombreux interlocuteurs
rencontrés sur place, dans l'hypothèse d'une suppression des
transferts publics, la Guyane retrouverait à peu près le
même niveau de vie que le Surinam.
Selon le rapport établi par Mme Eliane Mossé à la
demande du Gouvernement
11(
*
)
, le
taux des transferts publics, calculé comme le solde entre les
dépenses de l'Etat et de la sécurité sociale et les
recettes de ces administrations, s'établit à
35 % du PIB
environ en Martinique et Guadeloupe, 43 % en Guyane et 48 % à la
Réunion
. Le
montant des transferts publics
ainsi
injectés chaque année dans les DOM atteindrait
45 à 50
milliards de francs
, ces transferts bénéficiant
essentiellement aux ménages (rémunérations dans la
fonction publique, prestations sociales, avantages fiscaux) et dans une moindre
mesure, aux entreprises (subventions, commandes publiques, avantages fiscaux).
En même temps la pression fiscale est plus faible qu'en métropole,
du fait d'une fiscalité plus avantageuse
12(
*
)
et d'une évasion fiscale
importante ; le taux des
prélèvements obligatoires
est
seulement de 35 % environ pour la moyenne des quatre DOM contre plus de
44 % pour la métropole
.
L'économie domienne est marquée par un fort clivage entre le
secteur public et le secteur privé.
Le
secteur public
au sens large (fonction publique de l'Etat,
territoriale et hospitalière et fréquemment organismes
parapublics) bénéficie d'un régime de
surrémunérations
. On rappellera en effet qu'en application
de la loi du 3 avril 1950, le traitement servi aux fonctionnaires en poste dans
les départements d'outre-mer est affecté d'un coefficient
multiplicateur qui, fixé à 40 % en Guadeloupe, en Martinique et
en Guyane, atteint 53 % à la Réunion. Vient en outre s'ajouter
à cette majoration, le cas échéant, le versement d'une
indemnité d'éloignement lorsqu'un déplacement réel
du fonctionnaire a été occasionné. A la Réunion,
les retraites publiques sont également bonifiées, à un
taux de 35 %.
Le
secteur privé
est essentiellement basé sur quelques
secteurs principaux : agriculture, tourisme, bâtiment et travaux
publics, l'industrie étant généralement peu
développée.
Son développement est handicapé par l'étroitesse du
marché intérieur et un manque de compétitivité par
rapport à l'environnement géographique, qui entraîne une
absence de débouchés extérieurs. En effet, dans les pays
environnants, les salaires et les charges sociales sont très
inférieurs à ceux des DOM ; par exemple, ainsi que l'ont
souligné les représentants des organismes socioprofessionnels
à la Réunion, le salaire minimum n'est que de 1.500 F par
mois à l'île Maurice et de 125 F à Madagascar.
En définitive, l'économie des départements d'outre-mer est
fortement
dépendante à l'égard de la métropole
et les
échanges extérieurs
sont
très
déficitaires
. Ces échanges se font essentiellement avec la
métropole (à hauteur de 60 à 65 %) ; les relations
commerciales avec les pays environnants restant le plus souvent marginales. Le
taux de couverture des importations par les exportations est très faible
et tend constamment à diminuer : en 1998, il s'élevait
seulement à 7 % pour la Guadeloupe, 17 % pour la Guyane, 17 % pour
la Martinique et 8 % pour la Réunion
13(
*
)
.
Par ailleurs, selon les témoignages de nombreux interlocuteurs, la part
de l'économie souterraine et du travail clandestin est très
importante, même si elle est par définition très difficile
à quantifier.
3. Un taux de chômage très élevé notamment parmi les jeunes
Les
économies domiennes connaissent une
croissance sensiblement
supérieure à celle de la métropole
, qui induit des
créations d'emplois en nombre non négligeable. Ainsi que le
souligne le rapport précité établi par MM. Claude
Lise et Michel Tamaya, le taux de croissance dans les DOM a été
supérieur à 4 % en moyenne annuelle entre 1975 et 1994, et le
solde net des emplois créés entre 1982 et 1993 a
été de 113.000 , soit 33 % de la population active
employée en 1982.
Cependant,
ces créations d'emplois sont insuffisantes pour faire face
à la poussée démographique
qui entraîne chaque
année l'arrivée de nombreux jeunes sur le marché du
travail.
Il en résulte des
taux de chômage très
élevés, deux à trois fois supérieurs à ceux
de la métropole
, comme le montre le tableau ci-dessous :
Nombre
de demandeurs d'emploi et taux de chômage
(au 31 décembre
1998)
|
Nombre de demandeurs d'emploi |
Taux de chômage |
Guadeloupe
|
52 425
|
28,8 %
|
Source : rapport annuel de l'IEDOM 1998.
Ce chômage, qui s'établit autour de
30 % en moyenne
,
frappe tout particulièrement les jeunes ; c'est aujourd'hui, de
l'avis de tous, le problème majeur dans les départements
d'outre-mer.
4. Les difficultés sociales liées à la situation de l'emploi
Le nombre d'allocataires du RMI est particulièrement élevé dans les départements d'outre-mer. Au 31 décembre 1998, il était de plus de 115.000 soit environ 255.000 personnes avec les ayants-droit. Ainsi que le souligne le rapport établi par M. Bertrand Fragonard 14( * ) à la demande du Gouvernement, 15 % de la population des DOM (et jusqu'à 20 % à la Réunion) relèvent du RMI contre 3 % en métropole .
Nombre
de bénéficiaires du RMI
(au 31 décembre 1998)
Guadeloupe
|
22.922
|
Source : rapport annuel de l'IEDOM 1998.
En outre, la progression du nombre de bénéficiaires du RMI est
à l'heure actuelle très rapide ; selon une évaluation
récente de la Caisse nationale d'allocations familiales, elle a
été de 7 % en 1999 et le nombre d'allocataires
dépassait les 127.000 à la fin de 1999.
Cette dérive inquiétante s'accompagne d'effets pervers. En effet,
les actions d'insertion étant peu développées, le RMI
s'inscrit le plus souvent dans une logique d'assistanat. De plus, de l'avis
général, une part importante des bénéficiaires
exercent une ou plusieurs activités non déclarées,
occasionnelles ou non, et cumulent donc le RMI avec d'autres revenus provenant
du travail non déclaré.
Par ailleurs, le développement du chômage des jeunes, souvent
privés de toute perspective d'intégration sociale, ne va pas sans
susciter de graves difficultés sociales.
La consommation de drogue se développe, notamment la consommation de
crack qui suscite une délinquance particulièrement violente.
D'une manière générale, au cours des cinq dernières
années (1994-1998
15(
*
)
, la
délinquance de voie publique
(vols à main armée,
vols avec violence, cambriolages, vols de véhicules, vols à la
roulotte et destructions et dégradations) s'est globalement accrue de
15,17 % dans les départements d'outre-mer. Les vols à main
armée et vols avec violence ont pour leur part augmenté de
30 % au cours de la même période, alors que les crimes et les
délits contre les personnes s'accroissaient de 54 % (contre
respectivement + 8 % et + 26 % en métropole).
Les magistrats rencontrés au cours des deux missions ont tous fait part
de leurs inquiétudes devant le développement de la
criminalité violente et de la délinquance juvénile qui
suscite un sentiment d'insécurité. A la Réunion,
constatant que 40 % des actes de délinquance de voie publique
étaient imputables à des mineurs, M. Jean-Marie Huet,
procureur de la République à Saint-Denis, a notamment
souligné le manque de structures d'accueil pour ces mineurs et la
difficulté de trouver des réponses adaptées.
La montée du chômage des jeunes, ainsi que les
inégalités sociales croissantes entre, d'une part, les titulaires
d'un emploi souvent surrémunéré et, d'autre part, les
chômeurs et Rmistes, comportent à terme des risques d'explosion
sociale. En témoignent par exemple les événements violents
survenus à l'automne 1996, et encore très récemment,
à Cayenne. En outre, les conflits sociaux sont fréquents et
conduisent parfois à une paralysie durable de l'économie du fait
du blocage des ports, des aéroports ou des routes, notamment en
Guadeloupe ou en Martinique.
Au cours de son entretien avec les membres de la mission,
M. Paul Vergès, sénateur et président du conseil
régional de la Réunion, a constaté la fracture sociale
séparant un "
monde
sous-rémunéré
" (avec un RMI inférieur de
20 % à celui de la métropole) et un "
monde
surrémunéré
" (la fonction publique et, plus
généralement, le secteur public), avec les risques d'implosion
sociale qui en découlent.