2. Les atouts commerciaux
Comme dans d'autres domaines, un retard n'est jamais uniquement un handicap ; il est parfois un atout quand il permet aux talents de s'exprimer ou quand il permet d'éviter certaines impasses structurelles.
a) Les marchands
Au cours
de l'entrevue qu'il a eue avec le rapporteur, M. Pierre Rosenberg de
l'Académie française a souligné la part prise par une
dizaine de jeunes marchands de tableaux anciens dans le dynamisme du
marché de l'art à Paris.
Ce groupe témoigne
d'une conception ambitieuse du métier de
marchand
qui est à la fois
d'explorer de nouvelles
frontières du goût
et donc de faire découvrir et
apprécier aux amateurs de nouvelles écoles ou de nouveaux
artistes, et de
redonner
, grâce à l'acuité de leur
oeil,
leur identité à des oeuvres ayant perdu leurs
papiers
.
Une place à part doit être réservée à des
marchands dont la politique consiste à acheter et revendre en ventes
publiques
: ils achètent le plus souvent, dans des ventes sans
catalogues ou dans des ventes de province, des tableaux sans attribution ou mal
attribués, pour les revendre après avoir par tous moyens,
recherches d'archives ou comparaisons stylistiques, retrouvé leur
état civil véritable. Le plus important d'entre eux est connu sur
la place de Paris pour être un des grands pourvoyeurs de marchandises de
la maison Sotheby's dont il alimente les ventes de New-York.
Ces marchands, le plus souvent parisiens disposent d'un
réseau de
correspondants
en province
qui leur signalent les occasions
intéressantes, ce qui témoigne une diffusion très large si
ce n'est de compétences techniques du moins d'un certain sens de la
qualité, qui leur permet de jouer le rôle de guetteur.
b) L'Hôtel Drouot :une plate-forme commerciale sans équivalent
L'unicité de lieu de vente à Paris est une
pratique
coutumière très ancienne consacrée par un arrêt de
la Cour de cassation du 3 novembre 1982. Elle entraîne pour les
commissaires-priseurs l'obligation d'exercer leur ministère à
l'Hôtel Drouot ou dans un certain nombre de lieux
déterminés, sauf à en faire agréer d'autres par la
chambre de discipline
.
.
La suppression du monopole des commissaires-priseurs en matière de
ventes volontaires comme l'arrivée de Sotheby's et Christie's risquent
d'être fatale à l'Hôtel Drouot.
(1) Une institution désuète ?
C'est ce
qu'a fait savoir au rapporteur, en le regrettant, le président directeur
général du Louvre, tout en soulignant le " désuet "
de cette institution. Il a également souligné que le
système anglais
de ventes aux enchères était plus
rationnel et efficace que le système français :
95 %
des oeuvres ou objets importants sont concentrés sur deux expositions
par an et la vente a lieu effectivement 6 mois après
, alors qu'en
France, elle a lieu le lendemain, ce qui laisse très peu de temps pour
s'organiser, et que l'Hôtel Drouot requiert une fréquentation
quasi-quotidienne.
L'organisation de l'Hôtel Drouot est souvent critiquée, tant par
les utilisateurs que par certains commissaires-priseurs.
Ainsi, lors d'un colloque, intitulé quel avenir pour le marché de
l'art
47(
*
)
, un conservateur du
patrimoine s'est fait l'écho de l'insatisfaction, voire de la
frustration des usagers, qu'il s'agisse des conservateurs ou de ses
" messieurs ", qui défilent entre 12 heures et 13 heures 30
à l'heure dite des banquiers :
"
A Drouot, vous arrivez à 11 heures, Drouot ouvre à 11
heures. Vous avez la journée pour voir les oeuvres. Je
m'intéresse particulièrement à la peinture. Vous avez des
tableaux accrochés à 3 mètres de haut que l'on ne voit
jamais. Vous avez des dessins qui sont encadrés que l'on n'arrive pas
à apercevoir. Vous avez des experts, des commissaires-priseurs qui sont
là -ou pas là. La journée se passe : à 18
heures, tout le monde s'en va. Le lendemain, vous pouvez voir les oeuvres dans
un capharnaüm épouvantable entre 11 heures et 12 heures. Puis
la vente se déroule aux alentours de 14 heures et vous achetez si
vous le désirez.
Comment cela se passe-t-il à Londres ? Vous avez eu 4 ou 5 jours
d'exposition. Vous avez le loisir lorsqu'il s'agit de dessins, par exemple, de
les consulter. Pour les tableaux, vous avez, à la disposition des
acheteurs éventuels, des escabeaux. Des experts vous indiquent
l'état de conservation. Il existe également un service
après-vente dans les maisons anglo-saxonnes. On n'en trouve pas dans les
maisons françaises. Aussi, deux ou trois jours après, vous pouvez
avoir le résultat de la vente avec la liste des oeuvres vendues et le
prix qu'elles ont atteint. En France, il faut attendre des semaines pour avoir
communication des résultats des ventes
48(
*
)
.
En conclusion, je constate simplement, en tant que conservateur du patrimoine,
qu'il y a, d'une manière générale, un plus grand
professionnalisme des maisons anglo-saxonnes. "
D'un autre point de vue, le plus important commissaire-priseur de la place,
Maître Jacques Tajan, plutôt sceptique sur l'avenir de
l'Hôtel Drouot, dénonce devant le rapporteur les modalités
de facturation des salles à l'hôtel Drouot, qui, parce qu'elles
dépendent du chiffre d'affaires réalisé, pénalisent
les commissaires-priseurs les plus dynamiques.
(2) Une restructuration indispensable
Face
à la concurrence des grandes maisons de vente anglo-saxonnes et à
leurs méthodes de ventes spécialisées, relativement peu
nombreuses et faisant l'objet d'une publicité préalable
adéquate, il y a place, à Paris, pour une structure comme
l'Hôtel Drouot mais à condition que celui-ci sache se
réformer.
Celui-ci constitue
une plate-forme idéale pour des ventes à
rotation rapide
, organisées sur un rythme régulier. Le rythme
actuel d'un jour d'exposition et d'un jour de vente, dès lors qu'il est
respecté, permet un chiffre d'affaires au mètre carré
appréciable, -les objets vendus sont moins chers mais les ventes plus
nombreuses - ; il assure une unité de lieu et une
régularité de rythme, très appréciées des
" habitués ",.
Il est essentiel de maintenir une plate-forme qui, si elle disparaissait,
aboutirait à une
dispersion des lieux de vente préjudiciable
aux vendeurs ;
c'est la présence d'amateurs des mondes voisins
de la Bourse et des banques qui assure la concurrence stimulante sans laquelle
le marché résisterait plus difficilement aux tentations des
ententes entre professionnels, soit qu'ils pratiquent la révision, soit
qu'ils achètent en commun.
Il est non moins certain que l'outil devra être adapté et les
salles réaménagées ; les rythmes devront, au moins
pendant les périodes consacrées à des ventes de prestige,
être ralentis de façon à permettre aux amateurs
occupés de voir les objets mis en vente, et le mode de facturation des
salles réformé.
Il est non moins évident que la survie de l'Hôtel Drouot est la
condition indispensable à la compétitivité des
sociétés de ventes volontaires, qui prendront la suite des
commissaires-priseurs actuels.
Faute d'un régime fiscal adapté, l'outil que constitue
l'Hôtel Drouot pourrait bien disparaître, entraînant avec lui
celle des études moyennes qui font la richesse et le dynamisme du
marché de l'art parisien.
C'est ce qu'a voulu éviter la commission des finances par les
amendements qu'elle a proposés, lors de la discussion du projet de loi
sur les ventes volontaires, pour aménager le régime fiscal des
offices obligés de se transformer en sociétés
commerciales
49(
*
)
.
Au moment où les maisons de vente anglo-saxonnes concentrent leurs
installations à New-York dans des complexes lourds de nature à
offrir des services diversifiés à leurs clients
50(
*
)
, il serait dommage de laisser
disparaître un outil qui peut encore être
compétitif.
c) Enchères : des créneaux de compétitivité encore tenables
A côté des deux grandes maisons de vente aux enchères, il y a place pour d'autres types d'opérateurs, ne serait-ce que parce que les deux soeurs ennemies ne veulent et ne peuvent absorber l'ensemble du marché.
(1) la contre-offensive des structures légères
On a vu
que Sotheby's et Christie's formaient un
duopole très
compétitif en matière de services et de produits mais
fondamentalement coopératif sur les prix.
La montée en puissance et la conquête du marché mondial de
l'art par les deux grandes maisons de vente anglo-saxonnes a eu pour
contrepartie une baisse de leur rentabilité.
Cette
baisse tendancielle de leur rentabilité
est due à la
fois à des
coûts de structure croissants
- les deux firmes
doivent entretenir un nombre accru de représentations à travers
le monde, ainsi qu'un réseau toujours plus dense de correspondants, et
organiser des opérations de promotion toujours plus onéreuses -
et à une
concurrence acharnée pour attirer les vendeurs
.
Pour enrayer cette tendance
51(
*
)
et, à chaque fois, pour faire face aux conséquences sur leur
marché du ralentissement de l'activité économique mondial,
les deux grandes entreprises ont été
amenées à
augmenter, avec un parallélisme remarqué, leurs commissions
acheteur puis en 1994 à mettre simultanément un terme à la
surenchère des rabais sur les commissions vendeur en édictant des
tarifs non négociables
.
Au total, pour les oeuvres et objets d'art d'une valeur inférieure
à un seuil correspondant à 300 000 francs - qui constituent,
rappelons le, 80 % en nombre de lots des ventes de Sotheby's en 1997 -,
le
coût d'intermédiation est élevé, de l'ordre de 30
%,
si l'on additionne des frais acheteur et vendeur de base de 15 %.
Il y a donc effectivement des marges élevées qui pourrait
susciter l'apparition d'une concurrence par les prix
.
Les anciens commissaires-priseurs pourront-ils avec les nouvelles
sociétés de ventes volontaires venir concurrencer le
duopole ?
Cette éventualité doit être prise en considération
dans la mesure où les nouvelles structures seront conçues
dès leur création comme internationales - et associeront des
compétences de toutes nationalités - et qu'elles chercheront
à écrémer le segment le plus intéressant du
marché, en l'occurrence essentiellement la peinture du XIX
e
et du XX
e
siècles, sur les places les plus importantes,
Paris, New-York et Londres.
Le succès de ce type de structures légères
dépendra de l'importance des capitaux qu'ils sauront mobiliser mais
aussi de facteurs faisant entrer l'équation personnelle des
professionnels associés à l'entreprise
. Nul doute que des
structures, combinant le réseau de relations d'anciens
commissaires-priseurs avec ceux d'anciens experts des deux grandes maisons de
vente, ont des chances de réussir, à condition qu'elles
parviennent à obtenir une certaine
crédibilité et
visibilité internationales
.
Dans d'autres domaines comme les opérations de fusion acquisition, on
voit de petites structures cohabiter avec de grosses banques d'affaires,
dès lors que leur responsables ont le réseau de relations
suffisant pour trouver un courant d'affaires suffisant. Il n'est donc pas
impossible que l'on voie apparaître une concurrence de nature à
entamer la position dominante de Sotheby's et Christie's.
(2) Des positions fortes à certains niveaux de marché
Toutes
les analyses qui précèdent, permettent d'esquisser une
certaine
typologie des opérateurs
susceptibles de se partager le
marché avec
les deux majors anglo-saxonnes
.
Il y aura toujours
des
maisons de vente locales
dans tous les
pays et notamment en France, qui, par leur enracinement et la faiblesse de
leurs coûts, devraient rester compétitives moyennant quelques
regroupements.
Des
maisons de vente nationales
, en nombre beaucoup plus
limité qu'aujourd'hui, peuvent également prospérer,
notamment en France dès lors qu'elles bénéficient de bon
réseau et qu'elle sauront nouer
des alliances internationales
efficaces.
Les commissaires-priseurs, ont déjà pour affirmer leur
présence mondiale, très logiquement cherché à
développer des accords : M. Jacques Tajan est devenu en 1996 membre
de l'Association internationale des auctioneers aux côtés
notamment, de maisons de vente comme le Dorotheum de Vienne et Swann
Galleries de New-York ; PIASA a signé un partenariat avec la maison
anglaise Phillips ; tout récemment, l'étude Binoche a joint
ses forces à celles de Finarte Milan et Finarte Espagne pour organiser
conjointement deux fois par an des ventes d'artistes contemporains espagnols
français et italiens.
On pourrait ainsi voir s'affronter deux logiques d'organisation : les
réseaux intégrés des deux grandes compagnies
anglo-saxonnes
aux
réseaux partenaires des maisons de vente
nationales
.
Enfin, pourrait s'ajouter un troisième niveau
avec des petites
structures internationales
, dont le succès n'est pas évident
compte tenu des échecs qu'ont connu certaines tentatives comme celle
Habsburg-Feldman et dépendra en définitive de la capacité
des associés à convaincre les vendeurs qu'ils ont les
réseaux suffisants pour mobiliser la même clientèle que
Sotheby's et Christie's tout en leur offrant des conditions plus avantageuses.