B. LA COMMUNICATION CITOYENNE
On ne
saurait appréhender la communication audiovisuelle sans évoquer
sa dimension politique, les jeux de la liberté et du pouvoir dont elle
est le cadre. L'importance économique croissante du secteur et surtout
son influence sur la société donnent à ces
phénomènes un relief particulier.
Ajoutons que le cadre en question n'est pas neutre : la communication est
échange, ce qui suppose entre diffuseur et récepteur une
égalité peu compatible avec le fonctionnement du pouvoir, et
implique l'introduction du public des auditeurs et
téléspectateurs dans le " grand jeu " de l'audiovisuel,
qui en est singulièrement compliqué.
Celui-ci se déroule nécessairement sous l'oeil de
l'autorité politique, qui a la charge d'en assurer le déroulement
loyal et équilibré. Voyons-en quelques règles et
pratiques.
1. Liberté, pouvoir
La
communication audiovisuelle est d'abord, sous l'angle politique, une
liberté dont la loi du 30 septembre 1986 proclame le principe
et précise les limites ainsi que les conditions d'exercice. Il y a
plusieurs explications à ces limitations : politiques et sociales
en ce que l'impact de ce média de masse sur la société
justifie que le législateur impose à ses détenteurs le
respect de certains intérêts généraux ;
techniques dans la mesure où les moyens de diffusion étant
jusqu'à aujourd'hui rares, il appartient à l'autorité
publique d'en organiser la répartition entre les opérateurs
candidats conformément à sa conception de l'intérêt
général. En cela, la liberté de la communication
audiovisuelle a une portée assez différente de celle de la
presse, plus ancienne et moins organisée.
En dehors des pouvoirs publics, cette liberté implique trois
catégories d'acteurs : les entreprises de communication, les
professionnels du secteur et le public des auditeurs et
téléspectateurs. Leur accès à l'exercice de la
liberté de communication est inégal. En cela, de la communication
audiovisuelle met en jeu des phénomènes de domination et
apparaît comme un pouvoir.
On évoquera ci-dessous la répartition de la liberté et du
pouvoir entre les trois catégories d'acteurs de la communication
audiovisuelle, un jeu à somme non nulle à l'équilibre
auquel il appartient aux pouvoirs publics de veiller en fonction
d'intérêts qui diffèrent avec les champs d'activité
considérés.
a) L'information
(1) Une liberté protégée
Trois
principes régissent le traitement de l'information audiovisuelle :
le pluralisme, l'honnêteté, l'indépendance.
Le pluralisme
de l'information est un aspect, sans doute le principal,
de la notion plus large de pluralisme des courants socioculturels
définie par le Conseil constitutionnel comme un objectif de valeur
constitutionnelle dans sa décision du 18 septembre 1986 sur la
loi relative à la liberté de la communication.
On peut l'envisager à l'échelle de l'ensemble du secteur de la
communication audiovisuelle, il s'agit alors de permettre aux auditeurs et
téléspectateurs " d'exercer leur libre choix ", selon
l'expression retenue par le Conseil. Il s'est traduit par l'adoption dans la
loi du 30 septembre 1986 d'un dispositif anti-concentration largement
dicté par la décision du 18 septembre 1986.
On peut aussi envisager le pluralisme à l'échelle de chaque
service de communication audiovisuelle. Cette dimension, moins présente
que la précédente dans la loi de 1986, est aussi plus
intéressante pour l'analyse de la conception française de la
liberté de l'information audiovisuelle, dans la mesure où elle
intéresse la présentation de l'information. Les dispositions de
la loi sont les suivantes :
- art. 13 : le CSA assure le respect de l'expression pluraliste des
courants de pensée et d'opinion dans les programmes des
sociétés nationales. Il communique à différents
responsables politiques le relevé mensuel des temps d'intervention des
personnalités politiques dans les différentes catégories
d'émissions (il contrôle dans ce cadre le respect de la
règle coutumière des trois tiers -Gouvernement, majorité,
opposition- sur les chaînes nationales publiques et privées) ;
- art 16 : le CSA organisme les campagnes électorales officielles
sur les chaînes publiques et adresse des recommandations aux
chaînes privées sur le traitement de l'information en
période électorale ;
- art. 55 : le CSA organise les modalités de fonctionnement des
émissions d'expression directe qui donnent aux formations politiques et
aux organisations syndicales représentatives l'accès à
l'antenne des sociétés nationales de programme;
- art. 28 : les conventions conclues avec les services autorisés de
radio ou de télévision diffusées par voie hertzienne
doivent assurer le respect de l'honnêteté et du pluralisme de
l'information.
L'honnêteté
de l'information est mentionnée par la
décision du 18 septembre 1986 du Conseil constitutionnel, selon
laquelle les programmes doivent garantir l'expression de tendances de
caractères différentes
" dans le respect de
l'impératif d'honnêteté de l'information "
. Elle
ne figure qu'à l'article 28 de la loi de 1986 sous la forme assez peu
directive rappelée ci-dessus, et dans l'article 62 qui prévoit la
fixation par décret d'un cahier des charges de TF1 contenant, entre
autres, des obligations minimales sur l'honnêteté et le pluralisme
de l'information.
L'essentiel des obligations incombant aux chaînes en matière
d'honnêteté de l'information figure dans des textes
d'application :
- le décret n° 47-43 du 30 janvier 1987 fixant le cahier
des charges de TF1 lors de sa privatisation, fait obligation à la
chaîne d'assurer l'honnêteté de l'information et lui impose
de réaliser les émissions d'information dans un esprit de stricte
objectivité ;
- les cahiers des charges de France 2 et France 3, approuvés
par le décret n° 94-813 du 16 septembre 1994,
prévoient (art. 2) pour chaque chaîne obligation d'assurer
l'honnêteté, l'indépendance, le pluralisme de
l'information ;
- la décision n° 87-13 du 26 février 1987 de la
CNCL autorisant M6 prévoit que la société assure
l'honnêteté et le pluralisme de l'information (art. 16).
L'indépendance
n'est guère envisagée en tant que
telle dans la loi de 1986. Elle se présente comme une protection du
journaliste vis-à-vis de l'entreprise de communication qui l'emploie.
C'est le droit commun de la profession journalistique qui s'applique ici, une
assimilation complète ayant été réalisée
entre les journalistes de la presse écrite et ceux de l'audiovisuel.
L'indépendance des journalistes résulte essentiellement de la
liberté d'expression qui leur est reconnue par la convention collective
de la profession, et des dispositions du code du travail relatives à la
clause de conscience. La convention collective précise toutefois que
l'expression publique de l'opinion du journaliste ne doit en aucun cas porter
atteinte à l'entreprise de presse dans laquelle il travaille,
restriction que les tribunaux ont considérée comme la
contrepartie normale de la clause de conscience.
Ce bref rappel du régime juridique de la liberté de l'information
audiovisuelle permet de constater que celle-ci n'est solidement garantie et
organisée que sous l'angle du pluralisme des services de communication
audiovisuelle.
Le " pluralisme interne ", la présentation,
l'honnêteté de l'information ne sont que marginalement
abordés par la loi et garantis par les pouvoirs publics.
Certes, le CSA s'est estimé
" pleinement compétent pour
veiller au respect par les chaînes de l'honnêteté de
l'information et, le cas échéant, pour sanctionner les
manquements dont elles se rendraient coupables à cet
égard "
(3e rapport annuel p. 221), il n'en reste pas
moins que ni l'article 1er de la loi du 30 septembre 1986, qui
énonce les missions générales de l'institution, ni les
articles 13 et 16 de la même loi, qui précisent son champ de
compétence privilégié en matière de contrôle
des programmes, ne font référence à
l'honnêteté de l'information.
Il s'agit donc d'une compétence résiduelle pour laquelle le CSA
ne peut prétendre à une marge de manoeuvre aussi importante que
celle dont il dispose par exemple en matière de protection de l'enfance
et de l'adolescence.
En dépit de la pétition de principe mentionnée ci-dessus,
le CSA n'a d'ailleurs pas adopté une démarche
véritablement " dirigiste " en la matière. Il s'est
jusqu'à présent contenté d'adresser des observations aux
chaînes, d'émettre des recommandations, de mettre en place,
à l'occasion d'événements comme la guerre du Golf ou les
attentats de l'été 1995, un dispositif de concertation avec les
responsables des chaînes.
L'exercice de ce pouvoir d'informer qui apparaît comme l'empreinte en
creux de la liberté n'est donc guère saisi par le
droit.
(2) Un pouvoir revendiqué
Dans le
domaine de l'information, la revendication de la liberté et du pouvoir
correspondant émane principalement des journalistes.
Que ceux-ci exercent un véritable pouvoir dans le domaine dont ils sont
les praticiens est reconnu par nombre d'observateurs extérieurs. Pierre
Bourdieu écrivait ainsi dans son petit livre récent sur la
télévision :
" ils détiennent un monopole de
fait sur les instruments de production et de diffusion à grande
échelle de l'information, et, à travers ces instruments, sur
l'accès des simples citoyens mais aussi des autres producteurs
culturels, savants, artistes, écrivains, à ce que l'on appelle
parfois " l'espace public ", c'est-à-dire à la grande
diffusion (...). Bien qu'ils occupent une position inférieure,
dominée, dans les champs de production culturelle, ils exercent une
forme tout à fait rare de domination : ils ont le pouvoir sur les
moyens de s'exprimer publiquement (...) "
11(
*
)
.
De son côté, Dominique Wolton écrit que
" les
hommes politiques sont terriblement dépendants de cette nomenklatura
journalistique, qui a sur l'opinion beaucoup moins d'influence qu'elle ne le
croit, mais qui, en revanche, en a beaucoup sur les dirigeants politiques,
fatigués et anxieux, et sur le reste de ce que l'on appelle les
élites "
12(
*
)
.
Le point de vue est légèrement différent mais la
conclusion est partagée, et peu contestable.
Comment les journalistes conçoivent-ils l'exercice du pouvoir dont on
leur attribue la possession, le manient-ils avec " l'horreur
sacrée " dont parlait un auteur à propos du pouvoir
législatif ? Il semble qu'une sorte de renversement copernicien ait
affecté sur ce point l'éthique journalistique de l'information.
Le mot d'ordre prêté à Hubert Beuve-Méry :
" dire la vérité. Même si ça coûte.
Surtout si ça coûte "
semble avoir perdu du terrain au
profit d'un nouveau principe :
" ce que nous demandons aux
reporters qui partent pour Envoyé spécial, c'est d'avoir un
regard subjectif "
affirmé par un des responsables de ce
magazine de France 2
13(
*
)
. En
d'autres termes, la vérité étant insaisissable, le
journaliste d'aujourd'hui s'empare de l'information pour faire valoir son point
de vue. Le praticien devient prescripteur.
La conception de l'information comme exercice d'un pouvoir prend aussi d'autres
formes : certains journalistes succombent explicitement à la
tentation de transgresser la frontière entre l'information et l'action.
Celle-ci est toujours assez fluide, du fait de l'impact des moyens de
communication de masse sur le public. Pierre Bourdieu rappelle à cet
égard comment le traitement médiatique d'un fait divers
dramatique a conduit au rétablissement de l'incarcération
perpétuelle
14(
*
)
.
Mais il ne s'agit là que d'effets de chaîne ne procédant
pas d'une intention affirmée d'agir sur l'événement.
Tel n'est pas toujours le cas, comme en témoigne un passage du magazine
d'information sur les programmes de F 2 (Hebdo 18), qui présentait
l'émission Polémiques du 26 avril 1998 :
" C'est
peut-être pour cette raison que la première image forte qui vient
à Michèle Cotta est son plateau réunissant un certain
dimanche de décembre 1995, tous les acteurs de la grande grève
des cheminots. Elle jubile en bonne reporter :
" Dans ces
moments-là, j'ai vraiment le sentiment qu'un bout de l'Histoire s'est
fait sur le plateau de Polémiques ".
Les grèves semblent particulièrement inspirer les journalistes
désireux de se glisser dans l'action. Dans Libération du 3 juin
dernier, Philippe Lançon décrivait les efforts de
présentateurs de TF1 et de France 2 pour obtenir,
hic et nunc
,
du ministre des transports invité sur le plateau, des propositions
susceptibles de relancer les négociations avec les pilotes d'Air France
en conflit avec leur direction :
" ça fait partie aussi
d'une transparence démocratique, et c'est notre vocation. Nous l'avons
fait pour les routiers en grève et les chômeurs en colère,
et souvent, une issue a pu sortir de ces débats
télévisés "
expliquait l'un de ces amiables
compositeurs. Cela se passe de commentaire.
Dominique Wolton observait pertinemment à cet égard :
" le rêve de la plupart des journalistes est ainsi de transformer
les plateaux en lieux de négociations. Obliger, en direct, les acteurs
à négocier sous l'oeil des citoyens devient le fantasme
journalistique, et une figure de l'idéal démocratique "
15(
*
)
.
Prenons dans les analyses régulières du CSA sur l'éthique
des programmes
16(
*
)
un dernier
exemple de la transmutation de la liberté d'informer en véritable
pouvoir. Il s'agit des pressions exercées parfois sur les personnes afin
de les amener à collaborer bon gré mal gré au travail de
journalistes en quête de démonstration. Le CSA note à
propos de ces pratiques :
" les journalistes et organisateurs de
débats ne doivent pas exercer de pressions sur des personnes
invitées à témoigner, en particulier lorsque leur
témoignages peuvent constituer un risque réel pour elles. Le
conseil a également reçu des plaintes de personnes qui n'avaient
pas été informées de la nature réelle d'une
émission pour laquelle un témoignage leur était
demandé ".
Ces différentes conceptions qui tendent à confondre la
liberté d'informer avec l'exercice d'un pouvoir comportent des risques
de dérapages et exposent à tout le moins à la critique les
journalistes qui s'y rallient sans précaution.
Le risque est inhérent à la confusion de la fonction
d'observateur et de celle d'acteur, Kant remarquait au sujet de la vision
politique de Platon :
" il ne faut pas s'attendre à ce que
les rois philosophent ou à ce que les philosophes deviennent rois, et il
ne faut pas non plus le désirer parce que la possession du pouvoir
corrompt inévitablement le libre jugement de la
raison "
17(
*
)
, la
revendication du pouvoir d'informer corromprait-elle de la même
manière le jugement journalistique ?
En tout état de cause, les critiques argumentées ne manquent pas.
Reprenons l'exemple de la négociation médiatisée des
grèves de la fin de 1995. Pierre Bourdieu met en cause sous le
titre
: " des débats vraiment faux ou faussement
vrais "
18(
*
)
la
façon dont a été organisée par " La Marche du
siècle " un débat sur la grève,
" il a toutes
les apparences du débat démocratique (...). Or, quand on regarde
ce qui s'est passé lors du débat (...), on voit une série
d'opérations de censure "
.
Revenons par ailleurs sur la subjectivité revendiquée des sujets
d'" Envoyé spécial ". L'émission
n° 288 sur " Les Croisés de l'Ordre moral ", offre
une illustration éclairante des résultats de la méthode
quand la passion polémique est de la partie :
" juxtaposition suggestive de séquences dépourvues de
tout véritable lien, appel à un adversaire retourné pour
confirmer l'interprétation suggérée, droit de conclure
donné systématiquement aux représentants de l'accusation
à l'issue de dialogues factices, choix de ne pas donner la parole sur
les commandos à un représentant autorisé de l'Eglise,
emploi d'un vocabulaire partisan, l'objectif poursuivi étant
manifestement de présenter le souverain pontife comme le chef d'un
complot mondial contre le droit d'avorter impliquant un ancien SS, plusieurs
soutiens de Klaus Barbie, une secte brésilienne, l'assassin d'un
médecin américain pratiquant des avortements, les associations
familiales catholiques et plusieurs membres du Sénat et de
l'Assemblée nationale. "
19(
*
)
De telles dérives s'expliquent aisément : sur le plan des
principes, la subjectivité tient mal la route, comme le montrent les
plaidoyers d'Hannah Arendt en faveur de la pluralité des points de vue,
unique moyen de cerner toutes les dimensions de la réalité et de
satisfaire ce qui est somme toute l'objectif normal d'un magazine
d'information :
" aucune opinion n'est évidente ni ne va de
soi. En matière d'opinion, mais non en matière de
vérité, notre pensée est vraiment discursive, courant,
pour ainsi dire, de place en place, d'une partie du monde à une autre,
passant par toutes sortes de vues antagonistes, jusqu'à ce que
finalement elle s'élève de ces particularités
jusqu'à une généralité impartiale. Comparée
à ce processus dans lequel une question particulière est
portée de force au grand jour, afin qu'elle puisse se montrer sous tous
ses côtés, dans toutes les perspectives possibles jusqu'à
ce qu'elle soit inondée de lumière et rendue transparente par la
pleine lumière de la compréhension humaine, l'affirmation d'une
vérité possède une singulière
opacité. "
20(
*
)
Face à cette lumineuse analyse, les justifications de la
subjectivité journalistique fondées sur la distinction
alambiquée de différents niveaux de la
vérité
21(
*
)
provoquent la perplexité.
L'infléchissement de la liberté d'informer en pouvoir
journalistique peut avoir par ailleurs des conséquences sur l'exercice
d'autres libertés. On pense ici aux libertés de la personne, que
le droit français protège à travers le régime des
infractions de presse sanctionnant la diffamation et l'injure, ainsi qu'en
garantissant le droit à l'image et la protection de la vie
privée. Cet aspect des rapports de la liberté et du pouvoir
d'informer trouve une expression parfois paroxystique dans les rapports entre
la presse et la justice, souvent conflictuels, parfois de connivence
22(
*
)
dont il est fait ici simplement
mémoire dans la mesure où les initiatives législatives qui
pourraient être prises ne se situeront pas dans le cadre de la
réforme de la loi sur la liberté de la communication, qui est
l'objet de ce rapport.
(3) Liberté sous influence, pouvoir biaisé ?
Mais les
journalistes sont-ils les seuls détenteurs du pouvoir d'informer ?
D'autres " prescripteurs " ne se manifestent-ils pas de façon
moins visible avec des inconvénients plus sensibles pour la
liberté de la communication ?
On peut aborder le problème en allant du plus visible au plus
indéchiffrable.
Constatons d'abord que la liberté ou le pouvoir d'informer sont
très largement affectés par
le rôle moteur de
l'audimat
dans le traitement de l'information et dans la dérive vers
" l'information spectacle ".
A titre d'illustration des méfaits de l'information spectacle, on peut
rappeler la liste-type de dérapages que M. Hervé Bourges a
dressée à l'occasion de la couverture des attentats de
l'été 1995, lors d'une réunion tenue avec les directeurs
de l'information des chaînes de télévision et des radios
généralistes :
- manque de prudence quant à l'exactitude des informations
diffusées (ex. nombre de blessés, composition des bombes) ;
- présentation d'hypothèses hasardeuses (explication de
l'explosion dans une poubelle à l'Étoile et non dans le RER comme
il aurait semblé plus logique à un journaliste) et interviews
incongrues (le cycliste de la place de l'Étoile invité par la
présentatrice du journal télévisé de TF1 à
donner son sentiment sur le risque de renouvellement des attentats) ;
- violation du secret de l'instruction (non opposable directement aux
journalistes susceptibles seulement de se rendre coupables de recel) ;
- présentation d'images non respectueuses de la dignité des
victimes et de l'anonymat des témoins ;
- dramatisation de l'information (rediffusion lancinante des mêmes
reportages en dépit de l'absence d'éléments nouveaux,
liaisons répétées avec les envoyés spéciaux
se livrant à des reportages d'ambiance pour faire du remplissage,
caractère excessif et parfois déplacé des commentaires).
Les motifs de ces excès sont faciles à cerner : Pierre
Bourdieu analyse ainsi les conséquences de l'audimat sur le traitement
de l'information :
" poussées par la concurrence pour les
parts de marché, les télévisions recourent de plus en plus
aux vieilles ficelles des journaux à sensation, donnant la
première place quand ce n'est pas toute la place aux faits divers et aux
nouvelles sportives : il est de plus en plus fréquent que, quoi
qu'il ait pu se passer dans le monde, l'ouverture du journal
télévisé soit donnés aux résultats du
championnat de France de football (...) "
23(
*
)
.
Les responsables de l'information de la télévision publique ne
méconnaissent pas ces critiques. Auditionné par le groupe de
travail, M. Albert Du Roy, alors directeur général adjoint
de France 2, chargé de la rédaction, indiquait en substance que
le projet rédactionnel qu'il avait présenté à la
rédaction était organisé autour de quatre grands
principes : l'indépendance, le pluralisme, l'impartialité et
la rigueur, notant en ce qui concerne ce dernier objectif que deux
phénomènes en contrarient la poursuite. D'une part, la
concurrence, idée encore neuve en France dans le secteur audiovisuel,
provoque un risque de surenchère dans le traitement de l'information
afin de susciter de l'audience. D'autre part, l'accélération du
progrès des technologies de l'information privilégie souvent
l'image au détriment de la réflexion.
M. Du Roy énonçait en outre quelques orientations plus
précises, certaines répondant aux critiques mentionnées
ci-dessus :
- il est nécessaire de répondre non seulement aux attentes mais
aussi aux besoins du public en fonction de deux critères :
l'audience et l'exécution des missions de service public, qui
légitiment le financement mixte du secteur public. Le sacrifice d'un
critère aurait des conséquences défavorables soit sur le
degré d'exigence des programmes, soit sur leur impact sur le public. Ces
deux critères sont cependant parfois vécus comme
antagonistes ;
- il faut établir une hiérarchie pertinente entre les sujets
traités ;
- le spectaculaire peut jouer un rôle mais comme moyen et non pas comme
fin : l'image doit être utilisée pour symboliser et pour expliquer
et non pas simplement en fonction de l'émotion qu'elle suscite.
Dont acte.
Poursuivons notre réflexion en constatant que la liberté de
l'information peut être altérée de façon plus
directe que par le biais de l'audimat.
On a vu ci-dessus que la liberté d'expression des journalistes ne leur
permettait pas de porter atteinte aux intérêts des entreprises de
presse pour lesquelles ils travaillent.
Une conception extensive de
la protection des intérêts
économiques
peut se manifester quand un service de communication
audiovisuelle est la filiale d'un groupe industriel poursuivant d'autres
activités que la communication audiovisuelle, ce qui est le cas de
l'ensemble des télévisions généralistes
françaises.
Ce phénomène n'a pas échappé à l'attention
de Pierre Bourdieu, inlassable déconstructeur de la
télévision :
" il est important de savoir que la NBC
est la propriété de General Electric (ce qui veut dire que, si
elle s'aventure à faire des interviews sur les riverains d'une centrale
atomique, il est probable que..., d'ailleurs ça ne viendrait à
l'idée de personne...), que CBS est la propriété de
Westinghouse, que ABC est la propriété de Disney, que TF1 est la
propriété de Bouygues, ce qui a des conséquences, à
travers toute une série de médiations. Il est évident
qu'il y a des choses qu'un
gouvernement ne fera pas à Bouygues
sachant que Bouygues est derrière TF1. "
On rappellera dans le même sens de récentes déclarations de
Karl Zéro dans le journal Le Monde, à propos du Vrai
Journal :
" l'accord de départ avec Pierre Lescure et Alain
De Greef, spécifiait bien qu'il y avait trois sujets sur lesquels on ne
pouvait pas enquêter : le football, le cinéma, la
CGE. "
24(
*
)
Les liens entre l'information et le pouvoir économique biaisent-ils plus
systématiquement encore la liberté de l'information, au point de
l'instrumentaliser ?
C'est le thème d'une littérature d'investigation qui voit par
exemple dans l'acquisition de TF1 par le groupe Bouygues puis dans le lancement
de la chaîne d'information continue LCI, les éléments d'une
stratégie d'influence à visée
économique
25(
*
)
.
Notons que les gains éventuellement recherchés de la sorte
peuvent se situer aussi bien au niveau du service audiovisuel qu'au niveau du
groupe dont il fait partie.
Le groupe de travail serait naturellement bien en peine de faire le tri, dans
ces imputations, entre la réalité et la fiction. Il revient
à chacun d'apprécier le sérieux des informations et la
pertinence des analyses présentées ici et là ; et,
à la manière des paléontologues qui reconstituent l'animal
à partir d'un os retrouvé, d'identifier derrière telle ou
telle décision politique les influences qui ont pu l'inspirer,
derrière tel ou tel choix éditorial les intentions qui ont pu le
susciter. La discussion du prochain projet de loi sur la communication
audiovisuelle permettra sans aucun doute d'améliorer la pratique de
cette paléontologie politique.
Faut-il, en poursuivant l'analyse des biais de l'information, parler de
connivence généralisée
entre les médias et
les " pouvoirs " ou les " élites " ?
Les analystes ont tendance à le faire. C'est ainsi que Dominique Wolton
note :
" si l'histoire montre que l'information a toujours
été unie à l'argent, jamais les liens n'ont
été aussi forts, notamment en raison du développement des
diverses industries de la communication, et jamais l'information et la
communication n'ont joué un tel rôle dans la
société "
26(
*
)
. Il relève encore la tendance
des " élites " et de " l'élite
journalistique " à se ménager mutuellement
27(
*
)
. Cependant, l'affaire du
" document interdit d'antenne ", évoquée par
Libération le 1er juillet dernier (p. 2 à 7), tend à
démontrer, comme le signale l'éditorial de Laurent Joffrin,
qu'
" une situation de connivence : conversation amicale,
tutoiement, évocation d'intérêts sonnants et
trébuchants "
n'a pas toujours d'effets tangibles, n'en a pas
eu en l'occurrence :
" il n'est donc pas vrai que les relations
amicales entretenues par les journalistes avec les hommes politiques
débouchent en général sur la complaisance. "
Que conclure de ces analyses ? La persistance des interrogations et des
débats sur l'information et ses biais sera un élément
significatif des débats législatifs à venir. Faut-il
" libérer " l'information, est-il utile, légitime,
indispensable de mettre en place des mécanismes juridiques afin de
renforcer le pouvoir des journalistes, faut-il accentuer l'autonomie de ceux-ci
à l'égard du pouvoir économique, l'autonomie de
l'information à l'égard de l'audimat, selon quelles
méthodes, celles-ci doivent-elles être différente dans le
secteur public et dans le secteur privé ? Telles seront les
questions à résoudre.
b) Les autres programmes
Les enjeux sous-jacents sont considérables. Jean Cluzel note à cet égard dans son dernier rapport : " comme le montre le cas de la violence, il existe une interaction entre médias et réalité, qui peut faire douter de la neutralité de la vision du monde que propose la télévision. " 28( * ) Ce rapport livre une éclairante analyse de cet aspect du dossier de la déontologie des programmes. On se contentera ici de présenter à grands traits une problématique générale à la lumière, une nouvelle fois, des rapports de la liberté et du pouvoir.
(1) Une liberté organisée
Une
nouvelle fois, la liberté se transforme en un pouvoir inégalement
partagé entre différents protagonistes. Le pouvoir sur les
programmes est en effet réparti entre diffuseurs, producteurs,
programmeurs, présentateurs, sous le regard de l'audimat, moyen
rudimentaire d'associer le public aux choix effectués. Comment la
répartition se fait-elle ? On peut supposer que l'essentiel du
pouvoir correspondant à la détermination du contenu des
programmes appartient aux programmeurs plus qu'aux producteurs, dans la mesure
où les chaînes de télévision interviennent la
plupart du temps très en amont du processus de production, au moment
où elles acquièrent les droits de produits " frais ".
Il semble que dans le cas d'acquisition de produits destinés à la
rediffusion, souvent d'origine extra-européenne, la pratique des achats
en grande quantité interdise aux programmeurs d'avoir une connaissance
très précise du contenu des programmes destinés à
l'antenne. La signalétique mise en place à la fin de 1996 aura,
entre autres mérites, celui d'obliger les programmeurs à se
préoccuper du contenu des fictions et documentaires. Restent les
présentateurs ; ils possèdent une part de pouvoir
régalien qu'ils exercent parfois sans discernement : ce n'est sans doute
pas la qualité principale que l'on exige d'eux.
L'année 1995 a été assez fertile en incidents illustrant,
à la radio, les dangers du direct mal maîtrisé par des
animateurs en quête de sensationnel. Le 7e rapport d'activité du
CSA relève ainsi sur Skyrock les
" propos d'une extrême
gravité tenus sur l'antenne de la radio par un animateur. Le
3 janvier, ce dernier s'était réjoui à plusieurs
reprises de la mort d'un policier, survenue à Nice dans l'exercice de
ses fonctions "
; il dénonce les
" propos inacceptables
tenus par un animateur de Fun Radio sur ce camp de la mort (Auschwitz), le
présentant notamment comme " une maison de campagne à
l'abandon "
dont il faudrait
" retaper la toiture avant de
l'acquérir "
; et en ce qui concerne la radio Ici et
Maintenant, il déplore
" un défaut
caractérisé de maîtrise de l'antenne, à la suite de
la diffusion répétée, dans ses émissions de libre
antenne où les auditeurs interviennent en direct, sans sélection
préalable et de manière anonyme, de propos racistes,
antisémites ou négationnistes "
(pp. 106 et 107).
Selon le 8e rapport d'activité du CSA, des dérives d'une pareille
gravité n'ont pas été relevées en 1996,
" sans doute faut-il y voir la conséquence d'un contrôle
éditorial davantage affirmé, d'une meilleure formation des
animateurs à l'exercice de leur profession (...) "
(p. 112).
Il n'est pas simple de tirer de ces constatations des conclusions
opérantes sur le plan juridique.
La programmation peut être considérée comme l'exercice
d'une liberté encadrée par la loi. Mais la communication est trop
liée aux droits de l'homme
29(
*
)
pour que les limites imposées
par la loi à ses abus éventuels aient une portée
très considérable dans un monde qui a depuis longtemps fait le
choix des Droits contre celui de la Loi
30(
*
)
. Il faut avoir cet arrière-plan
en tête en lisant l'article premier de la loi du 30 septembre 1986 :
" la communication audiovisuelle est libre. L'exercice de cette
liberté ne peut être limité que par (...). "
Il
explique sans doute la prudence et la progressivité qui ont
marqué l'élaboration consensuelle d'une politique de
signalisation des programmes correspondant à l'une des
compétences du CSA les plus fortement affirmées par la loi :
" le conseil supérieur de l'audiovisuel veille à la
protection de l'enfance et de l'adolescence dans la programmation des
émissions diffusées par un service de communication
audiovisuelle "
(art. 15 de la loi du 30 septembre 1986).
Le législateur est-il tenu à une circonspection identique s'il
entreprend de renforcer les fondements juridiques de la déontologie des
programmes comme il en est question chaque fois que la loi de 1986 est remise
en chantier ? Il lui appartient à tout le moins de prendre en
considération le fait qu'une liberté de communiquer prenant la
forme d'un pouvoir unilatéral des diffuseurs, pouvoir à
l'égard duquel le public ne disposerait d'aucun contrepoids, porterait
atteinte à la notion même de communication. Une telle situation
appelle à coup sûr l'attention du pouvoir politique : la fonction
de celui-ci est, selon une conception issue de la politique d'Aristote qui
garde sa force démonstrative, de permettre
" aux
différents biens de communiquer et de vivre ensemble dans le monde
humain, et simultanément il permet à chaque bien
d'échapper à la commensuration qui se ferait au profit des
autres "
31(
*
)
.
Les biens en question sont les qualités au titre desquelles les
différente catégories d'agents font valoir leur revendication de
pouvoir. Il peut s'agir, dans l'espace public particulier que constitue la
communication audiovisuelle, de la propriété des moyens de
diffusion, du talent, de la dignité de la personne...
Il revient au pouvoir politique d'opérer l'équilibre de ces
différents intérêts.
(2) Une réglementation variée
Au
bénéfice de ces différentes considérations,
rappelons que l'article premier de la loi du 30 septembre 1986 dispose que
l'exercice de la liberté de la communication audiovisuelle
" ne
peut être limité que dans la mesure requise, d'une part, par le
respect de la dignité de la personne humaine, de la liberté et de
la propriété d'autrui, du caractère pluraliste de
l'expression des courants de pensée et d'opinion et, d'autre part, par
la sauvegarde de l'ordre public, par les besoins de la défense
nationale, par les exigences de service public, par les contraintes techniques
inhérentes aux moyens de communication, ainsi que par la
nécessité de développer une industrie nationale de
production audiovisuelle. "
Un vaste champ est ainsi ouvert en principe au contrôle de la
déontologie des programmes.
Celui-ci est toutefois concentré sur la protection de l'enfance et de
l'adolescence qui semble faire l'objet d'un assez vaste consensus,
spécialement depuis que l'actualité de 1998 a mis en relief des
sévices sexuels commis sur des mineurs ainsi que des faits divers
imputés parfois à l'influence d'émissions
télévisées.
Les textes de référence sont assez nombreux :
Comme on l'a vu, l'article 15 de la loi du 30 septembre 1986 dispose :
" Le Conseil supérieur de l'audiovisuel veille à la
protection de l'enfance et de l'adolescence dans la programmation des
émissions diffusées par un service de communication
audiovisuelle ".
L'article L 227-24 du code pénal dispose que
" le fait soit de
fabriquer, de transporter, de diffuser par quelque moyen que ce soit et quel
qu'en soit le support un message à caractère violent ou
pornographique... est puni de trois ans d'emprisonnement et de 500 000 francs
d'amende lorsque ce message est susceptible d'être vu ou perçu par
un mineur. "
Le décret du 23 février 1990 relatif à la classification
des oeuvres cinématographiques impose aux chaînes de
télévision d'avertir préalablement le public des
interdictions en salle aux mineurs
" tant lors du passage à
l'antenne que dans les annonces diffusées par la presse, la
radiodiffusion et la télévision ".
Le décret du 27 mars 1992 fixe les principes généraux
concernant le régime applicable à la publicité et au
parrainage. Il rappelle clairement dans son article 4 que
" la
publicité doit être exempte... de toute scène de
violence "
; de même, l'article 7 dispose que
" la
publicité ne doit pas porter préjudice aux mineurs ".
Les cahiers des charges de France 2 et France 3 prévoient que les
chaînes publiques doivent s'abstenir de
" diffuser des programmes
susceptibles de nuire à l'épanouissement physique, mental et
moral des mineurs (...) des scènes de pornographie "
, et de
montrer
" le spectacle de la violence pour la violence "
,
notamment dans les journaux télévisés.
Le principe du respect de la dignité de la personne humaine est
également rappelé.
La directive du 5 mai 1989, publiée par le CSA à l'attention des
diffuseurs publics et privés, définit une série de
recommandations concernant les mesures à prendre pour respecter les
termes de l'article 15 de la loi.
La recommandation du 24 avril 1992, publiée par le CSA à
l'attention de l'ensemble des diffuseurs, concerne les émissions dites
de " télévérité " ou la reconstitution de
faits vécus.
Ce texte invite notamment les diffuseurs à ne pas promouvoir ou
encourager
" des activités susceptibles de porter un
préjudice matériel ou physique au public "
, afin
d'éviter des comportements d'imitation d'actions dangereuses.
Il précise aussi que
" la souffrance, le désarroi ou
l'exclusion doivent être montrés avec retenue et ne pas faire
l'objet de dramatisations complaisantes. "
Le principal instrument de protection disponible semble être à
l'heure actuelle la signalétique commune mise en place à la fin
de 1996 par les chaînes hertziennes. Résultat d'un processus
d'autorégulation, comme le signale le 9e rapport d'activité du
CSA (p. 104), elle est entièrement de la responsabilité des
chaînes de télévision, qui ont mis en place des
comités de visionnage de structure et de composition différente.