II. LE GOULET D'ÉTRANGLEMENT DES INFRASTRUCTURES
Un grand retard a été pris en Inde dans la mise en place des infrastructures, qu'il s'agisse des réseaux de transports, de la production d'énergie électrique, de la desserte en eau et des télécommunications, pour s'en tenir aux équipements essentiels.
Avec l'essor économique, les besoins s'envolent. L'insuffisance des équipements augmente les coûts des entreprises, réduit leur efficacité et retarde les délais de livraison.
Cette situation -qui pour n'être pas récente a pris une grande acuité- constitué la principale hypothèque pesant sur la mise en oeuvre des réformes économiques et la poursuite de la croissance.
Bien que l'Inde, à partir de l'Indépendance, ait fondé son modèle de développement sur les secteurs de base, la planification indienne a privilégié, dans ses choix d'investissement, le développement de l'agriculture et des unités de production industrielle, avec pour conséquence une baisse des concours publics aux infrastructures, au cours des trente dernières années.
Les goulets d'étranglement sont apparus dès le début du II e Plan (1957-1958). La situation a continué à se dégrader jusqu'à la crise de 1979-1980, qui s'est traduite par une série de blocages physiques dans les trois secteurs-clés, à l'époque : les charbonnages, les chemins de fer, l'électricité. Face à la paralysie, les pouvoirs publics ont mieux pris en compte le rôle central des infrastructures dans l'économie et se sont efforcés de les améliorer.
Le tournant économique de 1991 a conduit dans ce domaine, comme dans d'autres, à une nouvelle stratégie.
Pour faire face aux besoins considérables du pays, il est apparu clairement que l'Inde ne pourrait, compte tenu de son niveau d'endettement 8 ( * ) et de l'importance de son déficit budgétaire, assurer le financement des équipements indispensables en recourant aux seuls crédits publics internes.
Les concours de la Banque Mondiale, pourtant généreuse avec l'Inde, ne pouvaient suffire à apporter les ressources complémentaires.
Aussi, le Gouvernement a-t-il décidé, dans le cadre de sa politique d'ouverture, de faire appel à l'investissement privé, le cas échéant étranger, dans un certain nombre de domaines.
• Les
télécommunications
Dans ce secteur longtemps négligé (1 à 3 % des crédits du Plan avant 1990), les besoins sont immenses. L'absence de concurrence a favorisé les retards technologiques et le réseau de base ne compte que 8 millions de lignes téléphoniques pour 890 millions d'habitants, soit 0,8 % de la population, ce qui représente le plus faible taux de pénétration téléphonique de toute l'Asie.
Ayant pris conscience du rôle des télécommunications en tant que moteur de la croissance, les pouvoirs publics se sont fixés des objectifs ambitieux : le nombre de connexions devrait passer de 8 à 20 millions d'ici l'an 2000, soit un taux de desserte de 2 %, et à 40 millions en 2005. Ceci permettrait d'assurer la connexion des 576.000 villages des zones rurales. 20.000 kilomètres seraient desservis par faisceaux hertziens et 23.000 kilomètres par fibre optique. Seraient en outre introduites les nouvelles technologies de télécommunications (téléphonie mobile GSM, réseaux à valeur ajoutée).
Pour atteindre ces objectifs, le Gouvernement a décidé en 1991 de libéraliser le secteur et de l'ouvrir aux investisseurs privés, par un double mouvement de déréglementation et de privatisation qui met fin au monopole public en matière d'équipement, de maintenance et de vente.
- Sur le plan des structures, la réforme en cours tend à l'éclatement de l'administration indienne des Postes et Télécommunications. Trois entités nouvelles seront créées : un exploitant public (India Telecom), une autorité chargée de la régulation (Telecom Regularory Authority of India) et une Commission chargée de la stratégie et du Plan des télécommunications.
- L'ouverture au secteur privé s'est faite en deux temps :
Pour les services de télécommunications à valeur ajoutée, l'ouverture résulte d'une loi de 1992, mise en oeuvre depuis la fin de 1994.
Le secteur privé est appelé à devenir le principal fournisseur pour ces services, sur la base de licences octroyées pour le courrier électronique, le courrier vocal, le vidéotexte, l'audiotexte, la vidéoconférence, la radiomessagerie, l'ingénierie des réseaux cellulaires, la transmission par satellite.
Les réseaux téléphoniques cellulaires ont été ouverts au secteur privé en 1992 pour les quatre grandes métropoles et en 1994 pour le reste du pays. Mais les licences demandées en 1992 n'ont été accordées qu'en 1994. La deuxième série d'appels d'offres, incluant les services de téléphonie mobile, est intervenue en janvier 1995.
Dans une seconde étape, les services de base ont été libéralisés, le monopole du ministère des télécommunications étant battu en brèche par une loi adoptée en 1994. Les opérateurs privés peuvent désormais concourir au dévelop-
pement de ces services, à condition de respecter un strict équilibre entre zones rurales et urbaines. Pour les communications locales, le ministère sera mis en concurrence, sur la base d'appels d'offres lancés en janvier 1995, avec un opérateur privé unique bénéficiant d'une licence de 15 ans, dans chacun des 21 « cercles » du pays. Pour les communications longue distance, le monopole public a été maintenu pour une période de cinq ans, à l'issue de laquelle la situation sera réexaminée.
L'ouverture a suscité des résistances et la Cour Suprême a été saisie par des particuliers, des groupes et des membres de l'opposition parlementaire, de recours mettant en cause la participation du secteur privé au service de base des télécommunications, jusque là sous monopole d'État. Par une importante décision du 19 février 1996, la Cour a rejeté les 10 recours intentés, considérant qu'il n'entrait pas dans son rôle de juger de la politique de privatisation du Gouvernement. Elle n'en a pas moins incité le Gouvernement à veiller à la sauvegarde de l'intérêt public face aux opérateurs privés, la plupart étrangers, auxquels il a accordé des licences. Enfin, la Cour a rappelé qu'il incombait à l'autorité de régulation indépendante de faire prévaloir les objectifs sociaux sur les intérêts privés.
•
L'électricité
La production d'électricité, structurellement déficitaire, constitue un des principaux goulets d'étranglement de l'économie. Aussi, a-t-elle été l'un des premiers secteurs à bénéficier de la libéralisation, dès 1991.
La capacité installée est de 70.000 mégawatts et la production annuelle s'élève à 320 milliards de Kwh dont 22 % d'origine hydraulique, 76 % d'origine thermique et 2 % d'origine nucléaire. Malgré cette capacité de production, 84 % des villages seulement sont desservis. Là où elle existe, la distribution d'électricité n'assure la couverture des besoins qu'à 90 % en moyenne et 80 % en période de pointe.
Pour pallier l'insuffisance de la production et répondre à une augmentation de la demande évaluée de 8 % à 12 % par an en moyenne d'ici à l'an 2000, le Ville Plan s'est fixé au départ pour objectif d'installer une capacité supplémentaire de 48.000 mégawatts, objectif ramené aujourd'hui à 31.000 mégawatts. Mais, il est à craindre que la réalisation se situe à un niveau encore inférieur.
Il convient de noter que, même si les conditions de production s'améliorent, la perte en ligne reste importante lors du transport et de la distribution, avec un taux de perte moyen d'environ 23 %, contre 10 % en moyenne internationale.
Jusqu'ici, la production, le transport et la distribution d'électricité étaient un quasi-monopole public, les « State Electricity Boards » (SEB), compagnies publiques régionales d'électricité étant responsables de la fourniture d'électricité aux consommateurs. En matière de production, 95 % de l'électricité était générée par des compagnies publiques, 5 producteurs privés se partageant les 5 % restant.
L'insuffisance considérable de la production d'électricité a rendu nécessaire le recours au secteur privé.
- La production a fait l'objet d'une libéralisation ample et rapide.
Depuis octobre 1991, les sociétés privées ou mixtes peuvent être habilitées par les États pour racheter ou fonder des sociétés de production électrique. Avec les autorisations administratives nécessaires et une licence industrielle (d'une durée de 30 ans, renouvelable pour 20 ans), elles ont désormais la possibilité de construire, produire et vendre. Les investisseurs étrangers sont autorisés à une prise de participation majoritaire ou à une création à 100 %. Une soixantaine de projets privés de constructions de centrales ont ainsi déjà été autorisés.
Pour attirer les capitaux privés, de nombreux avantages, notamment fiscaux, ont été accordés aux investisseurs.
En juillet 1995, le Gouvernement avait reçu 243 propositions privées pour l'installation de centrales, représentant une capacité totale de 90.368 mégawatts.
De nombreux obstacles persistent néanmoins le processus d'approbation des investissements est long et complexe ; le prix de l'électricité demeure administré ; la situation financière des SEB, qui restent les acheteurs principaux, sinon exclusifs, de l'électricité produite, est très dégradée (avec des pertes évaluées à environ 10 milliards de francs pour l'exercice 94-95) ; enfin, les contre-garanties d'État n'ont été accordées que pour huit grands projets.
La remise en cause, en 1995, du contrat entre le groupe américain Enron et le SEB de l'État du Maharathtra, alors que les travaux avaient commencé, risque d'inspirer de la méfiance aux investisseurs étrangers.
- Dans le domaine du transport et de la distribution d'électricité, l'ouverture en est aux prémices.
La gestion et la modernisation des réseaux est encore assurée sous monopole par la Société publique Power Guid, avec le concours de la Banque Mondiale et la proposition du Gouvernement d'ouvrir ce secteur aux investisseurs privés en juin 1995 n'a pas encore été suivie d'effet.
Pour la distribution, malgré l'existence de 57 distributeurs privés, les possibilités d'intervention des opérateurs privés restent, pour l'essentiel, limitées à des contrats de sous-traitance. Cependant, les villes de Bombay, Calcutta et Delhi ont engagé la privatisation de la distribution.
•
Les
transports
- Le réseau ferroviaire
Les Britanniques avaient légué à l'Inde l'un des plus grands réseaux ferrés du monde. Alors que les deux premiers Plans avaient consacré d'importantes dotations à son entretien et à sa modernisation, les crédits d'investissement ont fortement baissé à partir du III e Plan. Il s'en est suivi une décrépitude rapide du réseau qui a conduit les utilisateurs à s'en détourner au profit du transport routier que les planificateurs avaient eu tendance à ignorer.
- Les routes
Les routes constituent le principal moyen de transport en Inde.
Depuis 1951, le parc automobile a été multiplié par 75, tandis que le réseau routier ne l'a été que par cinq, pour atteindre 2 millions de kilomètres. Il est aujourd'hui saturé et totalement insuffisant. Les autoroutes représentent 2 % de l'ensemble du réseau routier et supportent près de 40 % du trafic.
Le plan routier lancé en 1981 prévoyait que 66.000 kilomètres d'autoroutes supplémentaires seraient construits d'ici à 2001. Cet objectif très optimiste ne pourra à l'évidence pas être atteint au rythme actuel des investissements, d'autant qu'il est, aussi, nécessaire de construire un réseau national de voies expresses d'environ 10.000 kilomètres.
Pour relever le défi, le Gouvernement a fait appel aux investisseurs privés et aux capitaux étrangers pour participer à des projets de construction de routes et d'autoroutes.
Les participations du secteur privé devraient s'effectuer en concession (Built Operate and Transfer). Mais cette procédure est, en la matière, une gageure : il n'y aurait que 5 à 6 % du réseau routier qui justifierait la mise en place de BOT. Les entreprises privées investissant dans les projets autoroutiers seraient autorisées à percevoir des péages pendant un délai déterminé. À la fin de la période de concession, les installations reviendraient à l'État.
La viabilité financière de ces projets pour les compagnies privées intéressées serait calculée en fonction des prévisions du trafic attendu.
Le tarif des péages, de même que la durée de concession, pourra être négocié par les compagnies avec le Gouvernement. Les terrains nécessaires à la construction, aux équipements et aux installations seront fournis par le Gouvernement, libres de charges, et les investisseurs privés pourront être autorisés à développer des services et à aménager des aires de repos le long des routes qui leur seront confiées, ceci afin de rentabiliser leurs investissements.
- Le transport aérien
Bien plus développé que les autres modes de transports, le transport aérien est, lui aussi, menacé de saturation, compte tenu d'une perspective de croissance de 7 % par an au cours des dix prochaines années.
En 1993-1994, 21 millions de passagers et 440.000 tonnes de marchandises ont transité par les cinq aéroports internationaux de Bombay, Calcutta, Delhi, Madras et Thiruvantapuram, en augmentation respectivement de 11,5 % et 11,2 % par rapport à l'année précédente.
Le marché de l'aviation civile -équipements aéroportuaires et appareils- est estimé à 6 milliards de dollars pour les prochaines années, selon une étude des Laboratoires aéronautiques indiens et du Département de la Science et de la Technologie.
• Les investisseurs privés nationaux et
étrangers ont été fortement encouragés à
participer à la construction, l'extension et la modernisation des
infrastructures aéroportuaires.
De nombreux projets sont en
cours de réalisation ou prévus : agrandissement des
terminaux domestiques et internationaux, modernisation des systèmes de
navigation et de télécommunications, installation de nouveaux
radars de surveillance, amélioration des services
aéroportuaires.
Parmi ces projets figurent notamment :
- la construction de nouveaux aéroports privés ;
- le triplement de la capacité du terminal international de Delhi et la construction d'un nouveau terminal pour les vols intérieurs, chacun destiné à accueillir 10 millions de passagers ;
- la modernisation des structures de l'aéroport de Calcutta, entamée en janvier 1995 ;
- le remplacement du système d'aide à la navigation au sol par satellite.
- la manutention au sol dans les aéroports de Delhi et Bombay devrait également faire l'objet d'une privatisation.
• Le
transport aérien
proprement dit
a été, lui aussi, libéralisé.
Un amendement de novembre 1994 a mis fin au monopole que détenaient Air India et Indian Airlines. Six taxi-opérateurs aériens ont ainsi obtenu le statut de compagnies intérieures et les lignes régulières qu'ils avaient créées ont été officialisées. D'autres sociétés devraient bientôt profiter de cette ouverture.
Les compagnies privées, qui ont vu leurs parts de marché augmenter de plus de 11 % en un an, détiennent aujourd'hui plus de 36 % du marché intérieur indien et possèdent une flotte d'une vingtaine d'appareils.
La compagnie Modiluft a conclu un accord de partenariat avec Lufthansa.
L'ouverture du transport aérien à la concurrence a rendu la compagnie d'État, Air India, plus efficace, plus ponctuelle et plus attentive au confort de ses passagers.
* * *
•
Les autres secteurs
La nécessité de recourir à l'investissement privé se fait également sentir pour les autres équipements de base, tels que les ports, les réseaux d'eau et d'assainissement, les écoles, les équipements sanitaires...
La Mission d'Information a pu constater par elle-même le handicap que représentent le mauvais état des infrastructures existantes et l'indigence de grands réseaux.
L'insuffisance criante des liaisons routières et les encombrements qui en résultent rendent très difficile le transport des personnes et des marchandises d'une ville à l'autre.
Les coupures d'électricité, programmées ou non, obligent les usines à des arrêts de travail paralysants.
Que dire de la qualité de l'eau et des réseaux d'assainissement, impuissants face à la surpopulation des grandes villes.
Hyderhabad, cinquième ville de l'Inde, dont la population a littéralement explosé en 20 ans (+550 %), pour atteindre 4,5 millions d'habitants, est exposée à manquer d'eau d'ici une décennie. Au printemps 1994, elle ne pouvait assurer la desserte qu'une heure par jour. Les ingénieurs et les cadres de haut niveau ont fuit la ville pour s'installer dans des parcs industriels à proximité.
On estime à 200 milliards de dollars, le montant des ressources nécessaires pour financer les infrastructures immédiatement nécessaires et qui font aujourd'hui cruellement défaut.
Même le BJP, qui jusqu'aux élections générales de mai 1996, était le principal parti d'opposition et ne ménageait pas ses critiques à l'égard de la politique d'ouverture, admettait que les investissements étrangers directs étaient nécessaires pour le développement de certains équipements collectifs.
Le succès de la réforme économique dépendra, à l'évidence, de la capacité de l'Inde à mobiliser les capitaux privés étrangers pour financer les équipements indispensables à son développement.
* 8 En 1994, avec une dette de 91 milliards de dollars, l'Inde occupait le 4e rang de l'endettement mondial.