CHAPITRE IV LES HANDICAPS ET LES ALÉAS
Comme tous les pays émergents, à forts taux de croissance, l'Inde offre aux investisseurs étrangers un champ d'expansion considérable, mais affecté de handicaps et d'aléas qu'ils ne peuvent se permettre d'ignorer.
Certains de ces facteurs sont communs à la plupart des pays en développement. Il en est ainsi de la pauvreté qui, selon la Banque Mondiale, affectait en 1990 près de la moitié de la population indienne. Evalué sur la base d'un ensemble d'indicateurs réunis dans le dernier rapport annuel du programme des Nations Unis pour le Développement (taux de natalité et de mortalité infantile, nombre de calories par jour, desserte en eau, illettrisme), l'Inde se situait au 134 ème rang dans le monde, derrière la Chine (111 ème ), le Vietnam (120 ème ), l'Indonésie (104 ème ).
L'impuissance de l'Inde à maîtriser la croissance de sa population explique, dans une large mesure, ce classement peu flatteur. L'Inde a été, pourtant, la première à lancer, en 1951, un programme de planning familial. Mais les moyens employés furent ceux d'une démocratie. De sorte que les résultats, sans être nuls, sont restés très en deçà de ceux obtenus par la Chine grâce aux méthodes coercitives qu'elle a mises en oeuvre. Alors que la natalité est tombée à 19 %o en Chine, elle reste de 29 %o en Inde dont la population, qui atteint aujourd'hui 945 millions, rattrapera celle de la Chine au premier tiers du XXI ème siècle.
Pas plus que d'autres pays en voie de développement, y compris la Chine, l'Inde n'échappe à d'autres plaies économiques et sociales, telles que le chômage, le travail des enfants ou les disparités de croissance entre grandes régions.
Bien qu'interdit par la Constitution et régulièrement dénoncé par les autorités, le travail des enfants est une réalité. Difficile à mesurer avec précision, on sait qu'il affecte des millions d'entre eux. Il n'est pas rare que les enfants travaillent 10 heures par jour pour 35 roupies !
Combien y a-t-il de chômeurs en Inde ? Combien y en a-t-il en Chine ? Quelle proportion de la population est sous ou partiellement employée ? Les chiffres fiables manquent. L'appréciation la moins fantaisiste émane sans doute du B.I.T. qui évalue à 35 millions le nombre des chômeurs en Inde, pour une population active de 341 millions (1994).
Il est courant de dire qu'il n'y a pas une « Inde » mais des « Indes » et au moins deux : l'une développée et l'autre arriérée. Le clivage est, sans doute, moins marqué qu'entre la Chine côtière et la Chine de l'intérieur, mais il reste considérable. Le revenu moyen par habitant varie de 1 à 3 entre le Bihar, État le plus pauvre (3.280 roupies par tête en 1992-93) et le Penjab (10.850 roupies) ou Delhi (11.650 roupies).
PRODUIT INTÉRIEUR PAR ÉTAT ET REVENU PAR HABITANT (prix courants)
Le fossé n'est pas dû seulement au degré d'industrialisation. Certains États à dominante agricole, tels que le Penjab et l'Haryana sont parvenus, grâce à des réformes agraires vigoureuses et à la généralisation de l'irrigation, à élever considérablement le niveau de vie de leur population et à créer une classe moyenne agricole.
Il n'en demeure pas moins que c'est au développement de l'industrie et des services que les États les mieux placés, tels que le Maharashtra (Bombay), le Gujarat et le Karnataka (Bengalore) doivent leur expansion.
Les États les plus pauvres regroupent plus de la moitié de la population : à l'Ouest, le Rajasthan et le Kerala, les petits États du Nord-Est (Sikkim, Assam, Manipur, Megalaya...), ceux qui longent la vallée du Gange, l'Uttar Pradesh et le Bihar, et au centre de l'Inde, le Madia Pradesh et l'Orissa. À mi-chemin se situent des États dotés d'atouts non négligeables mais encore insuffisamment exploités : au Nord-Est, le Bengale occidental, au Sud, l'Andhra Pradesh et le Tamil Nadu. La Commission indienne du Plan a, en 1971, dressé la liste des zones les plus défavorisées du pays, les " backward areas ", qui couvraient alors 60 % de la superficie de l'Inde. Un système de subvention à l'investissement et au transport a été mis en place, mais sans parvenir à rétablir un équilibre économique satisfaisant entre les États.
Si l'Inde partage les promesses et les handicaps de la plupart des pays du tiers monde, il s'y ajoute des caractéristiques qui lui sont propres. La plupart d'entre eux sont hérités de sa longue histoire. Les unes -hiérarchie des castes, diversité des religions, séparatismes- ont des origines qui remontent loin dans le passé. Les autres -poids de la bureaucratie, rôle des syndicats- sont nées après l'indépendance et résultent de la politique pratiquée par le parti du Congrès.
I. LE. POIDS DES CONTRAINTES ADMINISTRATIVES ET SYNDICALES
A. Les contrôles administratifs
Des branches industrielles entières restent réservées au secteur public ou sont soumises à licences d'importation.
• Six branches industrielles demeurent
réservées au secteur public (armement, centrales
nucléaires, transport ferroviaire...) et quinze branches
d'activité -essentiellement les industries considérées
comme stratégiques ou dangereuses pour l'environnement- demeurent
soumises à des permis d'investir.
• De nombreux secteurs continuent à relever
d'un régime de licences d'importation. Il s'agit essentiellement des
biens de consommation :
- les produits alimentaires et les boissons alcoolisées, les licences n'étant accordées qu'aux hôtels, aux restaurants touristiques et aux bénéficiaires du régime hors taxe (missions diplomatique, boutiques duty free) :
- la bijouterie, certains produits pharmaceutiques, les pesticides et les insecticides, les articles de bureau, les matériels de transport (avions, hélicoptères, navires).
Les autorisations d'importation sont accordées au cas par cas aux opérateurs de transport aérien.
L'importation d'automobiles n'est autorisée que dans le cadre de projets industriels approuvés par les pouvoirs publics.
Le processus de libéralisation ne s'est pas encore étendu aux articles de luxe et aux montres. Les règles s'assouplissent peu à peu néanmoins, 75 catégories de biens de consommation peuvent être importées sans licence spécifique, 75 autres biens de consommation durables peuvent être importés par les grands importateurs agréés.
En ce qui concerne les services, la réglementation indienne demeure restrictive. Un traitement différencié est appliqué à chaque type de service, en fonction de l'intérêt plus ou moins grand que les autorités indiennes trouvent à leur implantation.
L'implantation des banques étrangères en Inde se fait au cas par cas et le secteur des assurances est exclu du partenariat avec l'étranger.
L'industrie des services financiers est en train de s'ouvrir et les taux d'intérêt ont été partiellement dérégulés.
Au total, le réseau des contrôles bureaucratiques sur la vie des affaires a été considérablement allégé, mais il est encore loin d'être aboli.
La simplification des procédures n'a au demeurant, pas encore atteint tous les États, même s'ils se livrent, entre eux, à une concurrence prometteuse en la matière pour être plus attractifs.
La plupart des partis politiques admettent que l'initiative privée doit être libérée du carcan des réglementations qui subsistent. Mais il semble que les administrations, tout en reconnaissant l'urgente nécessité de faire appel à des investisseurs étrangers, pour développer les infrastructures, hésitent à renoncer au pouvoir d'influence que leur donnait, jusqu'ici, le régime des autorisations.
Les Gouvernements étrangers, qui soutiennent les projets d'investissements dans les infrastructures, demandent avec insistance plus de transparence dans les procédures de soumission.
Pour les entreprises étrangères qui veulent conclure des « joint-ventures » en Inde, le plus difficile est, bien souvent, d'obtenir d'administrations différentes, la mise à disposition des services de base nécessaires à leur implantation (eau, électricité, télécommunications) ou l'importation des machines et des matériels indispensables à leur activité.
La réduction du nombre des approbations, exigées auparavant pour mener à terme un projet, a eu pour principal effet positif de limiter la masse de documents qui accompagnent la procédure d'octroi des autorisations. Ce n'est pas l'approbation du Gouvernement central pour un investissement qui, en elle-même, prend du temps, mais le nombre des démarches à effectuer et des formulaires à remplir.
Le système fédéral indien, qui a de nombreux avantages, a, aussi, la caractéristique de reproduire au niveau des États certaines des lourdeurs caractéristiques du Gouvernement central, même si les démarches à effectuer portent davantage sur les aspects pratiques (raccordement électrique et téléphonique), que sur l'obtention d'autorisations administratives.
Depuis 1991, les États de la fédération ont manifesté une plus grande autonomie de décision, en n'hésitant pas, dans certains cas, à faire échec à la réforme économique, comme l'a démontré l'affaire Enron, dans laquelle le nouveau Gouvernement d'opposition du Maharashtra a décidé, en août 1995, de remettre en question un projet d'investissement de 2,8 milliards de dollars, qui avait été approuvé par Delhi, pour la construction à Dabhol d'une centrale électrique par une entreprise américaine.
Une étude de la Confédération of Indian Industry a fait ressortir que pour la construction d'une centrale électrique, il était nécessaire d'obtenir, en moyenne, 17 approbations émanant de 19 administrations différentes.
Une comparaison mérite d'être faite avec la Chine. Pour la construction d'une usine de jouets dans les provinces du Sud-Est de la Chine, des investisseurs de Hong-Kong ont eu besoin de trois mois entre le moment où ils ont pris la décision de s'implanter et celui où les premières poupées sont sorties de l'usine.
En Inde, ces investisseurs considèrent que, pour atteindre le même résultat, il aurait fallu dix-huit mois, sans tenir compte du formidable pouvoir de blocage des tribunaux indiens.
S'agissant du secteur public, la charge des salaires des fonctionnaires et des agents du secteur public représente, rappelons-le 60 % du montant total des budgets publics (État central et États de l'Union).
Entre 1970 et 1990, le nombre des agents publics a progressé à un rythme annuel moyen de 2,9 %, contre 0,8 % pour les salariés du secteur privé. Par rapport aux salaires du secteur privé, les rémunérations publiques sont, en moyenne, deux fois plus élevées, proportion portée à deux fois et demie pour les agents des chemins de fer et à quatre fois et demie pour les employés de banque.
Réclamée par la Banque mondiale, la compression des effectifs du secteur public en Inde reste problématique, compte tenu des tensions sur l'emploi.
Le champ du secteur public a eu tendance à croître au fil du temps, l'État prenant sous son contrôle des entreprises privées non rentables pour assurer le maintien des emplois.
Aujourd'hui, 55 % des emplois de l'ensemble des entreprises de plus de 10 salariés sont fournis par des entreprises à statut public.
Les coûts salariaux, la faible productivité et la gestion bureaucratique des entreprises publiques entravent leurs performances. Le taux de retour sur investissement dans le secteur public industriel oscille entre 2 et 2,5 %, si l'on y intègre les résultats des compagnies pétrolières (dont les prix sont administrés). Sans elles, ce taux serait négatif.
En 1992, 50 % des entreprises du secteur public avaient des résultats déficitaires et totalisaient plus d'un milliard de dollars de perte.
Pour l'économie, cette situation présente au moins deux conséquences négatives :
- les subventions directes et les aides indirectes versées aux entreprises publiques creusent les déficits publics, 30 % du capital investi en 1991 dans l'industrie lourde d'État provenait des contribuables. La part de la dépense publique affectée aux entreprises non rentables du secteur public est prélevée sur la richesse nationale aux dépens des investissements productifs, dans les infrastructures en particulier ;
- dans la mesure où l'activité de nombreuses entreprises publiques porte sur des secteurs vitaux (transports, énergie, acier), leurs mauvais résultats, ou leur fonctionnement défectueux se répercutent sur l'ensemble de l'économie.