II. LES NOUVEAUX DÉFIS ÉCONOMIQUES DU CANADA
Le succès des politiques économiques apparaît déterminant pour orienter les perspectives institutionnelles.
L'enjeu pour le gouvernement souverainiste est bien de montrer que le Québec, sur des bases économiques assainies, peut affronter seul la concurrence mondiale. L'enjeu apparaît symétrique pour la fédération puisqu'il s'agit de convaincre les Québécois que leur prospérité passe par leur maintien au sein de la fédération.
Mais les affinités entre questions politiques et économiques se placent aussi à un autre niveau : l'identité du Canada se joue aussi sur le terrain économique. En effet le Canada a su développer un modèle économique propre. L'étroitesse du marché conjuguée à l'immensité du territoire a conduit secteur public et privé à se prêter mutuellement concours pour développer les infrastructures et exploiter les ressources naturelles comme le remarque Michael Ignatieff : « Les entreprises publiques -depuis les tramways jusqu'aux compagnies aériennes, en passant par la radiotélévision et Hydro-Québec- ont toujours joué un rôle beaucoup plus important dans le développement du pays qu'aux Etats-Unis et ont créé une culture de l'économie publique qui oppose une résistance très profonde à l'individualisme libéral des Etats-Unis » 13 ( * ) .
Or, aujourd'hui ce modèle économique se trouve en prise au double défi d'une intégration dans le cadre d'un grand marché nord-américain d'une part, et d'une politique d'austérité budgétaire d'une rigueur sans précédent d'autre part.
A. LE DÉFI DE L'INTÉGRATION NORD-AMÉRICAINE
1. L'ALENA : l'aboutissement d'un processus d'intégration engagé depuis plusieurs décennies
a) Les mutations de l'économie canadienne
* Une économie productrice de biens élaborés et de services
Si, historiquement, les matières premières et les produits agricoles ont beaucoup compté dans le développement du Canada, leur place dans l'économie nationale s'est notablement réduite aujourd'hui.
Sans doute les productions issues des ressources naturelles occupent-elles dans le PIB et les exportations une part en moyenne supérieure à la place de ces produits dans les économies des pays de l'OCDE. Le Canada est ainsi le 5e producteur et le 2e exportateur mondial de blé. Il figure aussi, derrière les Etats-Unis, au 2e rang des producteurs de pâte à papier et fabrique près de 40% du papier journal du monde.
Toutefois ce sont les services qui constituent près de 70 % du PIB et emploient 73 % de la population active. Les exportations par ailleurs se répartissent pour moitié entre produits manufacturés d'une part et produits primaires et intermédiaires d'autre part, alors que les premiers constituaient 40 % et les seconds 60 % des exportations en 1970. Ainsi les premiers postes à l'exportation comptent désormais les produits de l'automobile, les machines et équipements, et biens industriels.
* Les facteurs de changement
Cette évolution est principalement liée à l' activité des investisseurs étrangers . La part des investissements étrangers et, au premier chef, des investissements américains, a traditionnellement été très importante au Canada. Ainsi en 1976, 39 des 70 plus grandes sociétés industrielles canadiennes appartenaient à des étrangers et 28 d'entre elles à des Américains. Par la suite, les intérêts canadiens ont progressé : en 1986, sur les 70 premières entreprises canadiennes, 21 étaient étrangères (et 14 américaines).
Les choix des investissements étrangers ont donc une influence décisive sur l'orientation de l'économie canadienne.
Or les Américains ont privilégié le secteur des industries manufacturées auxquelles ils ont consacré 46 % de leurs investissements (contre 23,4 % pour le pétrole et le gaz naturel, 12,9 % pour le secteur bancaire et financier, 32 % pour le secteur commercial). Aujourd'hui, la moitié des industries manufacturées se trouve sous le contrôle étranger.
Les choix des investisseurs ont aussi, naturellement, des conséquences sur les flux du commerce extérieur . Ils en orientent d'abord la nature. Ainsi le pacte de l'automobile signé en 1965 entre le Canada et les Etats-Unis 14 ( * ) a encouragé l'installation de constructeurs américains au Canada et suscité une spécialisation des tâches (le Canada important des moteurs -incorporant d'ailleurs des pièces détachées fabriquées dans ce pays- pour monter des voitures exportées ensuite aux Etats-Unis). Mais les investissements américains n'ont pas seulement orienté les secteurs d'exportation, ils ont aussi intensifié, au-delà des évidentes prédispositions géographiques, les relations commerciales entre le Canada et les Etats-Unis, destinataires de 80 % des exportations canadiennes. Ainsi, les importations des sociétés-mères américaines en provenance de leurs filiales établies au Canada représentent 45 % des exportations canadiennes vers les Etats-Unis.
Enfin les investissements américains ont également une part décisive dans la structuration de l'espace économique canadien . A la fin des années 80, le niveau imposable des entreprises américaines installées au Canada provenait, pour près de la moitié, des provinces de l'Ouest , 37 % de l'Ontario, 10 % du Québec, 3 % des provinces atlantiques. Le dynamisme économique s'est ainsi déplacé, comme aux Etats-Unis, d'Est en Ouest.
b) Les traités de libre échange : risque ou chance pour le Canada ?
* La dépendance de l'économie canadienne à l'égard des Etats-Unis
Par bien des aspects, le traité de libre échange signé le 2 janvier 1988, entré en vigueur le 1er janvier 1989, et l'Accord de Libre échange Nord-américain -ALENA- (signé le 18 décembre 1992 par le Canada, les Etats-Unis et le Mexique entré en vigueur le 1er janvier 1994) apparaissent non comme l'amorce mais plutôt comme l'aboutissement d'un processus d'intégration entrepris depuis plusieurs décennies (et élargi, dans le cadre de l'ALENA, au Mexique).
Cependant il a ravivé, en particulier au sein du Canada anglais, de vives inquiétudes sur la capacité du Canada à défendre son identité au sein d'un vaste marché ouvert.
L'accord de libre échange de 1988 prévoit la suppression des droits de douane et des contingentements pour les marchandises, mais aussi pour une grande partie des services. Par ailleurs les investissements réciproques, entièrement libéralisés, obéissent au principe du traitement national.
L'ALENA reprend ces dispositions et les étend au Mexique (élimination des droits de douane sur 10 ans, principe du traitement national pour les produits, les services et les investissements des autres parties, ouverture plus large des marchés publics y compris pour la construction ...).
Le Canada et les Etats-Unis constituent par l'importance de leurs échanges bilatéraux (270 milliards de dollars en 1995) la plus importante association commerciale du monde.
Toutefois ces échanges se caractérisent par leur asymétrie : très forte dépendance vis-à-vis des Etats-Unis pour le Canada (dont les 3/4 des exportations et les 2/3 des importations se font avec le grand voisin), lien dense mais non prédominant pour les Etats-Unis 15 ( * ) .
Cette inégalité des situations constitue la toile de fond des inquiétudes canadiennes.
* La menace d'une emprise économique américaine excessive
La négociation de l'ALENA a d'ailleurs suscité un très large débat au Canada. De façon significative, le Québec a poussé à la ratification de l'accord alors que les provinces anglophones et notamment l'Ontario, plus menacées, s'y sont montrées réticentes.
Les craintes se sont principalement cristallisées sur trois domaines. En premier lieu, l'administration canadienne avait pu contrôler, au terme d'une « loi sur le tamisage des investissements étrangers », les participations américaines des secteurs jugés stratégiques . Comment assurer cette sauvegarde dans le grand marché promis par l'ALENA ?
En second lieu, l'acuité de la concurrence ne conduira-t-elle pas à un alignement du système social canadien sur le modèle américain ?
Enfin la levée des contrôles ouvre le marché canadien aux puissants groupes américains de communication et pourrait remettre en cause le maintien d'une presse, d'une édition, de chaînes propres au Canada. C'est la survie d'une culture anglophone, animée par le refus de se fondre dans le moule américain, qui est ici en jeu. On comprend dès lors que ce combat intéresse davantage le Canada anglophone que le Québec.
Ces appréhensions sont-elles justifiées ? Il est encore trop tôt pour se prononcer. Sans doute l'ALENA favorisera-t-il une diversification des échanges qu'une intégration très poussée dans le domaine de la construction automobile avait peut-être excessivement concentrés sur un secteur très sensible à la conjoncture économique. A court terme, un effort d'adaptation apparaît indispensable et le contexte conjoncturel des années 90 montre que la transition vers un grand marché américain ne sera pas nécessairement facile.
On ne peut exclure, en particulier, un mouvement de délocalisation, illustré lors du séjour de votre délégation, par la fermeture d'une unité de production de camions située dans la région de Montréal.
Aujourd'hui l'ouverture du marché nord-américain joue un rôle positif sur la croissance canadienne dont le ressort principal reste en effet l'essor des exportations.
2. Une conjoncture incertaine
a) Une croissance très dépendante des exportations
* L'essoufflement de la croissance
Au Canada, les années 80, après une récession en 1981 et 1982, ont été placées sous le signe d'une croissance d'une exceptionnelle régularité. La présente décennie a marqué un brutal coup d'arrêt à cette prospérité. Le produit intérieur brut a chuté de 0,2 % en 1990 et 1,8 % en 1991. Deux ans ont été nécessaires pour revenir au niveau de production antérieur à la récession, soit un délai deux fois plus long que celui de la précédente récession.
Le Canada a renoué avec la croissance à partir de 1992 (+ 0,8 %). Le mouvement s'est accéléré en 1994 (+ 4,6 %) avant de s'enrayer à nouveau en 1995 (+ 2 %).
. La consommation des ménages en panne
Ce recul s'explique principalement par l'atonie de la demande des ménages. Le revenu disponible réel des particuliers a augmenté dans des proportions modestes, tandis que le poids d'un endettement traditionnellement fort s'accusait encore sous les effets de taux d'intérêt très élevés. Les marges de progression de la consommation restent faibles dans la mesure où le taux d'épargne a atteint un niveau historiquement bas (6,3 % contre 20 % au début des années 80).
La politique de rigueur budgétaire entreprise par l'Etat fédéral et les provinces n'a pas permis que la dépense publique prenne la relève d'une demande privée défaillante.
. L'élan retombé de l'investissement
Par ailleurs, l'un des ressorts décisifs de la croissance en 1994, l'investissement des entreprises, s'est affaibli en 1995. En effet, les entreprises canadiennes, dans la perspective de la libéralisation des échanges avec les Etats-Unis, avaient mené un effort de restructuration des facteurs de production en privilégiant le capital au détriment du travail. En particulier, la part des achats de matériel informatique dans les dépenses totales en volume pour les machines et outillages avait beaucoup augmenté (de 18 à 37 % au cours des cinq dernières années). Après s'être accru de 10 % en 1994, l'investissement n'a augmenté que de 0,7 % en 1994.
. Les exportations, seul moteur de la croissance
Dès lors le véritable moteur de la croissance canadienne reste les exportations dont la progression s'est élevée pour les marchandises à 20 % sur les neuf premiers mois de l'année 1995 (21 % en 1994) et pour les services à 10,5 % (contre 12 % en 1994).
L'excédent commercial (30 milliards de dollars canadiens) a ainsi enregistré un doublement par rapport à 1994.
Trois facteurs se sont conjugués pour favoriser l'essor des exportations. Les Etats-Unis, qui absorbent 80% des exportations canadiennes connaissent une croissance soutenue : leurs achats se sont encore accrus de 17 % sur les neuf premiers mois de l'année 1995.
Par ailleurs, la dépréciation du dollar canadien (- 19 % par rapport au dollar américain entre l'été 1992 et l'été 1994) et la baisse des coûts unitaires de main-d'oeuvre ont permis aux entreprises canadiennes d'améliorer leur compétitivité. Enfin, l'accord de libre échange nord-américain, suivi d'ailleurs de la conclusion du cycle de l'Uruguay ont imprimé un nouvel élan aux exportations canadiennes.
La dépendance de l'économie canadienne à la conjoncture économique internationale et en particulier aux mouvements de l'économie américaine, s'en est trouvée accrue : les exportations représentent aujourd'hui 37 % du PIB contre 26 % en 1992.
* Un contexte peu propice à l'emploi mais favorable à la maîtrise des prix
. La situation encore fragile de l'emploi
Sans doute les exportations favorisent-elles l'emploi (d'après le gouvernement fédéral un milliard de dollars d'exportation équivaut à la création de 11 000 à 12 000 emplois).
Cependant, cet effet positif doit composer avec les conséquences négatives des compressions d'effectifs liées aux restructurations industrielles et à l'impératif de rigueur budgétaire.
L'économie canadienne continuait en 1995 à créer des emplois. Mais une double évolution s'est produite par rapport à 1994 : les créations se sont réduites (88 000 contre 382 000) et l'emploi s'est précarisé (la quasi totalité des créations concernant des postes à temps partiel).
Le taux de chômage a continué à se réduire : 9,5 % de la population active en 1995 contre 10,4 % en 1994 et 11,2 % en 1993.
. L'inflation durablement maîtrisée
Alors que la hausse des prix s'élevait à 7 % en moyenne de 1970 à 1990, elle s'est réduite à 2 % depuis trois ans. Ce résultat, comme l'a expliqué à votre délégation le Premier sous-gouverneur de la Banque du Canada, M. Bernard Bonin, apparaît le fruit d'une politique monétaire rigoureuse mise en place en 1991.
Ne pouvant s'assigner un objectif de taux de change dans une économie où ce taux fluctue depuis les années soixante, la Banque centrale, en accord avec le gouvernement fédéral s'est fixé un objectif en termes de maîtrise d'inflation : une réduction graduelle des prix tous les 18 mois de 1991 à 1995 afin de contenir à terme l'inflation dans une fourchette comprise entre 1 et 3 %.
Si les objectifs sont arrêtés conjointement avec le gouvernement, leur mise en oeuvre relève de la seule Banque centrale. A cette fin elle détermine les niveaux des deux taux directeurs (taux d'escompte et taux du papier commercial) en fonction d'un indice des conditions monétaires (qui prend en compte les taux de change pondérés par les flux commerciaux et le niveau des taux d'intérêt dans l'économie canadienne).
La politique suivie par la Banque centrale a permis d'atteindre dès 1994 l'objectif fixé : le taux d'inflation s'est par la suite régulièrement fixé en milieu d'une fourchette reconduite jusqu'en 1998. La détermination et le respect d'objectifs à moyen terme a permis de restaurer la crédibilité de la politique monétaire canadienne. Les progrès demeurent toutefois trop récents pour que disparaisse la prime de risque réclamée par les agents économiques pour la détention des titres obligataires : ainsi l'écart entre les obligations à 10 ans émises par le gouvernement fédéral et les obligations américaines de même échéance s'établit à 130 points de base.
La politique monétaire reste largement déterminée par l'évolution des taux aux Etats-Unis. Ainsi de 1994 à la fin mai 1995, la Banque centrale a dû, sous les effets de la hausse des taux américains, durcir les conditions du crédit avant de les assouplir pour tenir compte du ralentissement économique. Après une brève tension liée au climat d'incertitude provoqué par le référendum québécois, les taux ont continué de se réduire au cours des derniers mois.
b) Un ralentissement prévisible pour 1996
D'après certains analystes 16 ( * ) , la conjoncture économique devrait continuer à se ralentir et ne pas dépasser 1,6 % en 1996. En effet, dans un contexte d'austérité budgétaire poursuivie, la consommation des ménages et l'investissement des entreprises resteront sans doute atones. En conséquence, la situation de l'emploi ne devrait pas connaître d'amélioration sensible. A l'inverse l'inflation restera faible.
Les exportations joueront encore un rôle moteur dans la croissance . Dans ces conditions les autorités veilleront sans doute à ce que le dollar canadien ne s'apprécie pas afin d'assurer la compétitivité des productions nationales. Cependant la conjoncture canadienne reposera principalement sur les évolutions de l'économie américaine, qui dans une année électorale, peuvent réserver quelques surprises. A cette incertitude extérieure s'ajoute une interrogation intérieure : la naissance de mouvements sociaux aux effets déstabilisants pour l'économie. Le gouvernement fédéral, suivi d'ailleurs par les gouvernements provinciaux, ont mis en oeuvre un programme d'économie budgétaire dont les conséquences, notamment sur les régimes sociaux, pourraient en effet aiguiser les mécontentements.
B. LE DÉFI DE L'ASSAINISSEMENT DES FINANCES PUBLIQUES
1. Une politique fédérale efficace de réduction du déficit budgétaire
a) Une contraction des dépenses fondée sur une méthode originale
* La dégradation des finances publiques
Depuis 1976 jusqu'en 1993, le déficit budgétaire a oscillé entre 4 % et 7 % du PIB. En conséquence, la dette publique fédérale limitée à 28,6 % du PIB en 1980 représente désormais 73,3 % du PIB en 1994-1995 17 ( * ) (à titre de comparaison, le déficit budgétaire et la dette publique représentent en France respectivement 4 % et 53 % du PIB). La dette extérieure représente 45 % du PIB. Plus du tiers des recettes fiscales est consacré au service de la dette.
Pour enrayer la dégradation des finances publiques, le gouvernement fédéral ne dispose que d'une marge de manoeuvre réduite. Il peut difficilement recourir à des augmentations d'impôt bien que le taux des prélèvements obligatoires reste en deçà de la moyenne des pays de l'OCDE (35,6 % du PIB contre 38,7 %). Deux éléments s'imposent au gouvernement fédéral : d'une part, la concurrence fiscale des Etats-Unis et le risque de délocalisations si le Canada augmentait l'impôt sur les bénéfices, d'autre part, l'extrême sensibilité de l'opinion à la pression fiscale dont témoigne par exemple le mouvement de « révolte fiscale » dont l'Ontario a récemment été le théâtre 18 ( * ) .
Ainsi quand M. Jean Chrétien s'est engagé, dans le cadre de la campagne pour les élections fédérales de 1993, à ramener le déficit du budget fédéral de 6 % à 3 % sans hausse d'impôt, il a suscité un certain scepticisme dans l'opinion publique.
Or, en deux ans, le déficit fédéral a été ramené de 5,8 % à 3,8 % du PIB. L'objectif d'un déficit de 3 %, affiché dans le projet de budget pour 1996-1997, apparaît réaliste et pourrait même être dépassé. L'effort sera poursuivi en 1997-1998 avec un déficit fédéral ramené à 2 %. L'objectif final reste l'équilibre budgétaire même si la date n'en a pas été fixée.
Dans le cadre de cette stratégie progressive, la part de l'endettement dans le PIB pourrait commencer à baisser en 1997-1998 pour la première fois depuis 1995.
Comment ces résultats ont-ils pu être obtenus ? Les entretiens que votre délégation a pu avoir avec M. Scott Clark, sous-ministre adjoint au ministère des finances, ainsi qu'avec des hauts fonctionnaires du secrétariat général du gouvernement fédéral, ont apporté des éclairages très utiles sur les méthodes suivies.
* Les principes et les méthodes
Aux termes de l'engagement du Premier ministre, la réduction du déficit fédéral a presque exclusivement reposé sur la baisse des dépenses . Il a donc fallu convaincre chaque ministère de consentir à une diminution draconienne des moyens dont ils disposaient. A cette fin, le gouvernement a mis en place une méthode originale appelée « examen des procédures » . Cette démarche se distingue en effet par deux traits : la mise en place d'un comité interministériel d'une part, l'organisation d'une analyse débouchant sur des propositions concrètes de réduction des dépenses, d'autre part.
. Une procédure interministérielle
La réduction du déficit n'a pas procédé d'une décision prise par le Premier ministre sur proposition du ministre de l'économie et imposée ensuite aux autres ministères, elle a relevé au contraire d'une analyse conduite dans un cadre collégial.
En effet, afin de déterminer les conditions de réalisation de l'objectif de réduction du déficit fédéral, le Premier ministre a institué un « Comité de revue des programmes ». Cette instance, présidée par le président du Conseil du Trésor, M. Marcel Massé, réunit plusieurs ministres choisis pour assurer une représentation diversifiée des provinces du Canada et des tendances du parti libéral.
. Une réflexion en deux temps
Le comité de revue des programmes s'est d'abord accordé sur les principes qui devaient commander la réduction du déficit fédéral :
- une baisse de 20 à 25 % des dépenses publiques en termes réels en quatre ans ;
- la prise en compte par le gouvernement d'hypothèses économiques prudentes et la mise en place d'une réserve pour faire face aux éventualités afin de dépasser dans la mesure du possible les objectifs annoncés et d'en renforcer ainsi la crédibilité ;
- la définition d'objectifs glissants, chaque année en fonction des résultats obtenus et de la conjoncture économique (objectif de déficit fixé à 3 % du PIB en 1997, 2 % en 1998).
Dans un deuxième temps, le comité devait concrétiser l'objectif de réduction du déficit en passant en revue les différents programmes de dépenses. Chaque ministre a dû établir un plan de réduction soumis d'abord à l'examen d'un comité de 7 sous-ministres puis du comité interministériel dans son ensemble.
Les sous-ministres (qui correspondent dans notre hiérarchie administrative à des secrétaires généraux de ministères) ont d'abord évalué chaque programme en fonction de la rationalité économique, financière et administrative des modifications proposées. Six critères ont été utilisés : l'intérêt public (le programme ou l'activité continuent-ils à servir l'intérêt public ?), le rôle du gouvernement (l'intervention du gouvernement est-elle légitime ou nécessaire dans le domaine considéré ?), le fédéralisme (un transfert au niveau provincial est-il nécessaire ?), le partenariat (une intervention du secteur privé se justifie-t-elle dans l'activité considérée ?), l'efficacité, la capacité financière enfin.
Le comité interministériel s'est ensuite prononcé sur chacun des plans de réduction à la lumière du rapport préparé par le comité administratif. Il lui est revenu notamment d'assurer l'équilibre des sacrifices consentis par les différents ministres. Cette remise à plat de l'ensemble des programmes aura débouché ainsi sur l'annonce de l'ensemble des réductions décidées, dont la mise en oeuvre s'étalera cependant sur plusieurs années.
Votre délégation a reconnu dans la méthode ainsi pratiquée un mérite décisif. L'arbitrage conduit dans un cadre collégial, responsabilise l'ensemble des ministres. Ces derniers livrés au face à face avec un ministre des finances, tendent en effet à défendre leur territoire, mais dans une procédure contradictoire, associant l'ensemble des ministères, où ils sont tour à tour juge et partie, ils ne peuvent se dérober à l'obligation de rechercher réellement des sources d'économie au sein de leur propre ministère.
b) Des résultats incontestables
* Un effort budgétaire draconien
Trois orientations essentielles se dégagent des travaux du comité interministériel : une réforme de la gestion des dépenses publiques, une réduction du format de l'Etat fédéral, une réforme des transferts aux provinces.
. Une rationalisation des dépenses publiques
Les ministères devront désormais établir des plans financiers sur trois ans. Les dépenses nouvelles supporteront une réaffectation des crédits existants. Enfin ces plans financiers seront soumis au contrôle des comités permanents de la Chambre des communes.
. La réduction des moyens de l'Etat fédéral
La baisse de 22 % des dépenses en 4 ans empruntent quatre voies différentes :
- une réduction massive des subventions à l'agriculture et aux transports (dont le ministère subit une amputation de 70 % de ses moyens) ;
- le transfert de certains programmes aux provinces désormais compétentes, par exemple, pour la gestion des aéroports ;
- la privatisation des transports ferroviaires, du secteur pétrolier et du système de navigation aérienne ;
- la réduction de 15 % du nombre de fonctionnaires , soit la suppression de 45 000 postes.
Ce dernier volet apparaît peut-être l'un des plus significatifs de l'ampleur de l'effort budgétaire. La garantie de l'emploi s'est trouvée suspendue. Toutefois les 18 000 départs qui ont déjà eu lieu ont principalement résulté de la privatisation du système de navigation aérienne (6 500 départs) et de départs à la retraite anticipée. Dans cette dernière hypothèse qui a concerné déjà près de 8 000 fonctionnaires, les conditions relativement favorables prévues par le gouvernement (intégrité des droits à la retraite pour les fonctionnaires âgés de moins de 55 ans) s'avèrent assez coûteuses pour les finances publiques (deux ans de salaire pour chaque fonctionnaire concerné).
. Une réforme des transferts aux provinces
Les transferts aux provinces représentent 22,5 % des dépenses de programme fédéral. Ils se composent à hauteur de 90 % des fonds de trois types de transferts :
- le financement des programmes établis (21,9 milliards de dollars canadiens) porte sur la santé et l'enseignement post-secondaire ; chaque province dispose d'un concours financier proportionnel au nombre d'habitants ;
- le régime d'assistance publique du Canada (8 milliards) versé sur une base forfaitaire et destiné à aider les provinces à financer l'assistance sociale et les services sociaux offerts aux ménages les moins fortunés ;
- la péréquation (8,5 milliards de dollars canadiens) garantit aux provinces les moins riches la capacité d'offrir des services publics d'une qualité comparable à ceux proposés dans les autres provinces de la fédération 19 ( * ) .
Le programme de péréquation n'est pas affecté par la réforme budgétaire. En revanche les deux autres types de transferts seront globalisés sous la forme d'un « transfert social canadien » forfaitisé. De la sorte, les collectivités seront incitées à une gestion plus rigoureuse de leurs dépenses sociales (toute extension des programmes sociaux sera financée intégralement par les provinces).
Le gouvernement fédéral escompte ainsi une baisse de 10% des transferts fédéraux aux provinces en 4 ans.
* Une opinion qui paraît résignée, mais pour combien de temps ?
L'opinion, et ce n'est pas le moindre sujet d'étonnement que suscite cette réforme fiscale, semble avoir acquiescé sans rechigner à l'effort considérable qui aurait sans doute, ailleurs, suscité les plus vifs mouvements d'opposition. Sans doute entre-t-il dans cette acceptation davantage de résignation que d'enthousiasme. La situation désastreuse des finances publiques a sans doute convaincu les Canadiens, rétifs par ailleurs à toute augmentation d'impôts, qu'il n'y avait d'autre choix que cette réduction drastique des dépenses. La méthode utilisée par le gouvernement fédéral, fondée sur une large consultation du public, a sans doute contribué à rallier les Canadiens à la politique suivie.
On ne peut exclure à l'avenir, cependant, le développement de mouvements sociaux d'envergure. 14% seulement de l'effort nécessaire à la réduction du déficit a été aujourd'hui accompli. Au total, rappelons-le, c'est 45 000 emplois publics qui doivent disparaître. Enfin si les programmes sociaux ont été pour l'essentiel préservés au niveau fédéral, les prestations sociales ont été soumises à des principes plus contraignants 20 ( * ) , le montant des frais universitaires sera relevé à la rentrée prochaine et, surtout, la réforme des transferts contraindra les provinces à revoir leur politique sociale.
2. Les provinces confrontées à la rigueur budgétaire : l'exemple québécois
L'aggravation des finances publiques, mais aussi la prise de conscience du nécessaire redressement ont enregistré un temps de retard par rapport à la fédération.
La situation des finances publiques des provinces a commencé à se dégrader à partir de 1990, le déficit budgétaire passant de 0,7 % à 3,6 % du PIB en 1993. La dette publique provinciale a connu ainsi un bond en avant : 8,1 % du PIB en 1980, 28 % en 1985.
Les plans budgétaires mis en oeuvre à compter de 1994 devraient ramener le déficit cumulé des provinces à 1,3 % du PIB en 1995-1996. Toutefois le Québec et l'Ontario n'envisagent qu'à moyen terme l'équilibre de leur budget (hors dépenses d'investissements). Or les dépenses de l'Ontario et du Québec représentent 60 % des dépenses provinciales et leur déficit, 95 % du déficit provincial. En Ontario, le gouvernement issu des élections provinciales de 1995 s'est engagé à équilibrer le budget à la fin de la décennie. Le Québec n'a entrepris cet effort que récemment, sous l'impulsion de M. Bouchard, et cette province est la seule où le déficit ait augmenté en 1994-1995 21 ( * )
Confronté à l'accroissement de la charge de la dette (qui représente au total 60 milliards de dollars canadiens, soit 40% du PIB québécois) et aussi à la réduction des transferts fédéraux, le nouveau gouvernement a annoncé la nécessité de recourir à des solutions plus radicales en matière de coupures dans les dépenses pour le prochain exercice budgétaire 1996-97. Il importe d'examiner cette politique dans une double perspective : la mise en cause du modèle social québécois, l'accession à la souveraineté.
a) L'indispensable ajustement des dépenses de santé
L'effort de rigueur conduira-t-il à remettre en cause le modèle de l' « Etat providence à la québécoise » ?
En matière sociale, la répartition des compétences entre Ottawa et la province répond au schéma suivant : le système des retraites relève de l'Etat fédéral, la santé relève des provinces même si Ottawa fixe les principes (égalité et universalité) et transfère une bonne part des ressources.
Au cours de sa visite au Québec, votre délégation a pu prendre la mesure du tour de vis imposé aux dépenses sociales et des protestations qu'il soulevait. Les oppositions se font entendre de façon originale : campagne d'affichage (« sauvons nos hôpitaux »), publicité dans la presse.
* Le « modèle » québécois
Le système de santé mis en place au Québec au cours des années 70 et 80 a longtemps été considéré comme un modèle. La loi sur les services de santé et les services sociaux, adoptée en 1971, avait notamment instauré un système de santé cohérent plaçant sous la responsabilité des 12 conseils régionaux de la santé et des services sociaux, l'ensemble des établissements de santé et, en particulier, les centres locaux de services communautaires (CLSC).
Cette dernière structure, destinée à rendre accessibles dans une « approche globale et multidisciplinaire » les services de santé et les services sociaux, devait servir de porte d'entrée unique pour l'ensemble du système.
Les centres locaux de service communautaire n'ont pas toujours joué le rôle qui leur était imparti. Il leur a fallu près de quinze années pour couvrir l'ensemble du territoire ; par ailleurs, ils n'assurent que 10% des soins médicaux effectués en ambulatoire du fait de la double concurrence exercée par les médecins libéraux et les "organismes communautaires" (équivalents de nos associations à but non lucratif et bénéficiaires de subventions publiques).
A la suite des conclusions de la commission Rochant (1988) le gouvernement provincial a souhaité renforcer le rôle des citoyens dans l'administration de la santé. Les conseils régionaux de la santé et des services sociaux ont été remplacés par de nouvelles Régies régionales de la santé et des services sociaux représentant les usagers des services de santé.
Ce nouveau cadre institutionnel est-il le mieux adapté pour mettre en oeuvre une politique de réduction des dépenses de santé ?
En effet, le souci de mieux associer les citoyens à la gestion du système de santé apparaît un pari risqué au moment même où l'impératif budgétaire et la réduction des transferts fédéraux contraignent à limiter les dépenses de santé.
* Le système de santé sous contrainte budgétaire
Les premières mesures prises par le gouvernement québécois portent d'abord sur une rationalisation des moyens hospitaliers : fermeture d'établissements, suppression sur trois ans de 17 000 postes à temps plein (dont les titulaires seront reclassés dans d'autres hôpitaux ou encouragés -pour 30 % d'entre-eux- à partir à la retraite), mise en cause de 30 000 emplois à temps partiel.
En second lieu, les prestations seront révisées à la baisse : ainsi un groupe de travail mis en place par le ministre de la santé, Jean Rochan, préconise que soit mis fin à la gratuité des médicaments pour les personnes âgées et les bénéficiaires de l'aide sociale.
Ces mesures ne constituent que les prémices d'une vaste réforme qui changera sans aucun doute le visage du système de santé québécois.
b) Les enjeux économiques de la souveraineté du Québec
Quelles interférences l'éventuelle souveraineté du Québec entraînerait-elle sur la situation économique de la Belle Province ? La question reste au coeur du débat entre partisans et adversaires de la souveraineté.
Tout dépend, en fait, du scénario retenu pour l'accession à la souveraineté. Dans le cadre du partenariat négocié avec le Canada, comme le souhaite les souverainistes, le Québec continuerait de bénéficier des traités commerciaux existants. En particulier, il resterait partie prenante à l'ALENA.
En second lieu le Québec formerait une Union monétaire avec le Canada et suivrait la politique monétaire déterminée par la Banque centrale. Enfin, le gouvernement québécois rembourserait la part de la dette fédérale qui lui revient.
* Les risques possibles de la souveraineté
Les adversaires de la souveraineté contestent cette version d'une transition économique conduite sans accrocs. Pour eux, la participation du Québec aux accords existants n'est pas garantie ; en outre les autres provinces canadiennes pourraient remettre en cause la liberté d'accès à leurs marchés (et notamment les marchés publics) à un Québec devenu souverain.
Or le commerce extérieur du Québec (y compris avec les autres provinces) représentent 100 % de son PIB. La part du lion revient aux Etats-Unis qui absorbent 80 % des exportations québécoises et fournissent 50 % des importations. L'option du libre échange s'impose donc au Québec qui se trouve dans une situation de grande dépendance à l'égard de son voisin du sud.
Les partenaires du Québec au sein de l'ALENA, au premier rang desquels les Etats-Unis, pourraient demander une renégociation de l'adhésion du Québec à l'ALENA et remettre en cause, au détriment du nouvel Etat, les concessions obtenues par le Canada : maintien du programme de soutien des prix agricoles (lait, viande porcine), subventionnement du prix de l'électricité dont bénéficient les entreprises québécoises, clause d' « exception culturelle » qui protège le secteur de l'audiovisuel.
Pour les adversaires de la souveraineté, l'Union monétaire ne pose pas moins de problème que le maintien des accords commerciaux. Ils doutent en effet qu'une union monétaire puisse résister à la défiance que la situation budgétaire dégradée du Québec ne manquera pas d'inspirer aux détenteurs de capitaux. En effet, le déficit (aujourd'hui de l'ordre de 3,4 % du PIB) pourrait dépasser 6 % du PIB sous l'effet conjugué de trois facteurs : l'augmentation à court terme de certaines dépenses liées à la souveraineté et à la hausse probable des taux d'intérêt, la remise en cause des transferts fédéraux, le remboursement d'une partie de la dette fédérale.
Sur ce dernier point, les estimations sur la part de la dette fédérale imputable au Québec varient de 17 % à 23 %, soit 88 à 113,7 milliards de dollars qui s'ajouteraient à la dette existante du Québec (74,5 milliards) et porteraient ainsi l'endettement total de 100 % à 108 % du PIB québécois. Dans ces conditions, la prime de risque attachée aux titres québécois augmenterait et alourdirait encore le service de la dette. Le Québec pourrait-il faire face à ses engagements ?
* Une marge de manoeuvre étroite
Pour conjurer ce risque, la marge de manoeuvre du gouvernement québécois resterait étroite. Il faudrait en effet renforcer la rigueur budgétaire dans une telle ampleur qu'elle apparaîtrait difficilement acceptable par la population, confrontée déjà à la stagnation de son pouvoir d'achat. Une autre option resterait possible : la création d'une devise propre au Québec et dévaluée par rapport aux dollars canadiens et américains ne permettrait-elle pas d'atténuer les conséquences du transfert de la dette ?
Quelle conclusion retenir de ces arguments contradictoires ? Incontestablement les incertitudes restent fortes et l'hypothèque financière n'est pas aujourd'hui levée. Cependant le Québec a plusieurs atouts à faire valoir : une économie diversifiée, ouverte sur l'extérieur et compétitive, et d'abondantes richesses naturelles. Enfin et, peut-être, surtout, le gouvernement de M. Bouchard a fixé à trois ans l'organisation d'un nouveau référendum. Il se donne la possibilité d'assainir la situation financière du Québec.
Un point est sûr : le redressement économique de la province, s'il se concrétise, apparaîtra un atout décisif dans le jeu des souverainistes.
* 13 M. Ignatieff, Québec : La société distincte, jusqu'où ? in Le déchirement des nations sous la direction de J. Rupnik.
* 14 Cette entente prévoyait, d'une part, une répartition du volume de la production en fonction de l'évolution de la consommation entre les deux pays et, d'autre part, une suppression progresive des droits de douane sur les automobiles et les pièces détachées.
* 15 L'asymétrie des relations Canada-Etats-Unis se symbolise par ce raccourci : le surplus exporté de la production céréalière américaine correspond à la production totale du Canada dans ce secteur.
* 16 M. Bernard Bonin nous a fait part d'un avis contraire : voir le compte rendu d'entretien p. 91.
* 17 L'exercice budgétaire fédéral commence le 1er avril de chaque année.
* 18 La hausse des impôts est immédiatement sensible dans la mesure où elle passe nécessairement par une augmentation de l'impôt sur le revenu des particuliers, qui représente 43 % des ressources du gouvernement fédéral.
* 19 Une dotation est versée quand une province a un potentiel fiscal inférieur à la « moyenne ». Dans le cas contraire (Alberta, Colombie-Britannique, Ontario), la dotation est nulle.
* 20 Ainsi l'assurance chômage est subordonnée désormais à des règles strictes : nécessité d'avoir eu un emploi durant 15 semaines dans l'année au lieu des 10 semaines précédemment, pour pouvoir bénéficier d'indemnités.
* 21 Ainsi l'agence de notation Moodys chargée d'évaluer la signature d'émetteurs d'obligations publics ou privés, a déclassé la signature du Québec, compte tenu des progrès insuffisants dans la réduction du déficit.