POUR RÉUSSIR FRANCE TÉLÉCOM DOIT DEVENIR UNE SOCIÉTÉ ANONYME À MAJORITÉ DÉTENUE PAR L'ÉTAT
Parmi les vingt premiers opérateurs mondiaux, France
Télécom est le seul sur lequel l'héritage administratif
pèse aussi lourdement. C'est le seul dont le statut juridique est
toujours équivalent à celui d'un établissement public
industriel et commercial. C'est donc le seul à être
dépourvu de capital social et d'une autonomie de gestion minimale par
rapport à l'Etat.
Aussi, France Télécom ne saurait longtemps continuer à
courir dans le " peloton de tête " des grands mondiaux si
ses
mouvements demeurent entravés par les contraintes que lui impose son
actuel statut. Sa sociétisation est un impératif incontestable.
Au terme des quatre mois qu'il a consacrés à l'étude
approfondie, tant de la situation de l'entreprise que de l'évolution
internationale du secteur des télécommunications, votre
rapporteur en est absolument certain.
Cependant, la perspective d'un tel changement suscite craintes et
appréhensions parmi les personnels de l'exploitant public. Celles-ci
peuvent apparaître excessives au regard des talents qu'ont su
démontrer ces personnels et des succès qu'ils ont su assurer
à leur entreprise au cours des deux dernières décennies.
Elles sont même incompréhensibles pour nombre d'observateurs
étrangers qui voient dans notre opérateur national un des plus
sérieux compétiteurs de leurs propres champions, s'il se dotait
des derniers moyens qui lui manquent pour s'affirmer complètement sur la
scène mondiale. Au-delà de nos frontières, à en
juger par certains propos tenus devant votre rapporteur, l'enlisement de cette
réforme est perçu, soit comme une sorte de psychodrame
typiquement " frenchie ", soit comme une forme larvée de
suicide commercial.
Votre rapporteur, quant à lui, n'est pas sans comprendre ce
désarroi d'une partie des hommes et des femmes de France
Télécom face à la nécessaire évolution
juridique de leur entreprise. Entrés au service d'une administration,
travaillant aujourd'hui dans le cadre d'un établissement public, ils
vivent comme un déchirement culturel, même s'ils sont
assurés de demeurer fonctionnaires, le fait d'avoir demain à agir
dans le cadre d'une structure de nature commerciale.
C'est pourquoi, la perception de cette atmosphère d'angoisse diffuse, au
cours des entretiens qu'il a pu avoir avec ceux et celles qui ont fait France
Télécom et feront son avenir, a conforté votre rapporteur
dans sa conviction initiale que la préoccupation sociale et le respect
des droits du personnel doivent être placés au coeur de
l'opération de sociétisation.
LA TRANSFORMATION DE FRANCE TÉLÉCOM EN SOCIÉTÉ ANONYME DÉTENUE MAJORITAIREMENT PAR L'ÉTAT EST INDISPENSABLE
La sociétisation est la clef de la réussite internationale
Nul ne saurait s'intéresser longtemps à France
Télécom sans, à un moment ou à un autre, entendre
développer, notamment par certaines centrales syndicales, un discours
qui, pour le résumer, consiste à affirmer, sur le mode de la
méthode Coué : " Jusqu'ici tout va bien, jusqu'ici tout va
bien..., donc, ce n'est pas nécessaire de changer, ce n'est pas
nécessaire de changer... ".
Pour ceux qui ne craignent pas de regarder la réalité en face, un
tel argument est à la fois lénifiant et fallacieux. Il
présente toutefois l'avantage de souligner le caractère paradoxal
de la situation, que met en évidence la simple question :
" Pourquoi une entreprise qui gagne plus de 9 milliards de
francs par
an doit-elle changer de statut, alors qu'avec ce statut, elle engrange de tels
bénéfices ? "
Quand on connaît le dossier, la réponse est évidente :
c'est parce que les conditions qui fondent l'actuelle prospérité,
à savoir l'exploitation monopolistique d'un marché national ne
perdureront pas. Demain, il n'y aura plus de marché national, plus de
monopole. Il y aura un grand marché international et la concurrence.
D'aucuns peuvent le regretter. D'autres peuvent le nier. D'autres encore
peuvent bien promettre d'endiguer cette évolution. Rien n'y fera. Le
mouvement est mondial. Il est technologiquement irrésistible,
indifférent aux oppositions syndicales et politiquement
irrépressible. A marée montante, on n'arrête pas les vagues
de la mer avec des incantations, fussent-elles véhémentes.
Cependant, la réalité de demain est encore une abstraction pour
beaucoup et ses conséquences concrètes s'en trouvent mal
perçues.
Il est donc nécessaire d'expliquer pourquoi la sociétisation est
la condition de la réussite concurrentielle, non seulement pour
l'entreprise mais aussi pour son personnel et pour le pays.
Pour l'entreprise
Il serait illusoire de croire que les alliances
internationales conclues par France Télécom dans le cadre de
l'accord " Global One ", voire même dans le cadre d'Atlas,
pourraient résister longtemps dans un environnement économique
à évolution rapide si, à l'inverse de ses partenaires,
France Télécom continue à
ne pas disposer d'un capital
social, ni d'une autonomie statutaire de gestion.
Seuls des semblables peuvent s'associer durablement et résister,
ensemble, aux chocs que ne manqueraient pas de produire sur l'alliance les
soubresauts d'un marché mondial en expansion, qui aiguisera beaucoup
d'appétits et de convoitises. Prétendre le contraire serait aussi
vain que de soutenir que " sur un champ de course, le cheval qui tire
une
charrette peut continuer à courir à côté de ceux
pour lesquels on a remplacé la charrette par une selle. "
Il est des logiques de structure qui finissent par interagir sur les
comportements. Aujourd'hui, votre rapporteur a pu le constater lors de son
déplacement en Allemagne, France Télécom et Deutsche
Telekom sont unis par des liens plus forts que les seules obligations
juridiques forgées par les accords Atlas et " Global one " :
un passé administratif similaire, des valeurs communes, des
marchés contigus, une estime réciproque, le substrat de
l'amitié franco-allemande...
Sur ce socle, il est possible de construire un grand projet européen.
Mais, ces liens, aussi forts soient-ils, ne pourront que se relâcher
s'ils ne peuvent, à un moment ou un autre, être confortés
par des rapprochements financiers et si, à l'avenir, les deux
partenaires connaissent des évolutions par trop divergentes.
Or, Deutsche Telekom est maintenant une société commerciale et a
accompli sa " mue culturelle ". Au semestre prochain, une
partie de
son capital social (50 à 75 milliards de francs français) va
être proposée aux investisseurs du monde entier.
L'opérateur allemand a déjà pris le vent du large !
France Télécom est toujours l'équivalent d'un
établissement public et ne dispose toujours pas d'un capital social.
L'exploitant français est toujours ancré au port ! Si de
telles différences persistent, les destins des deux entreprises ne
sont-ils pas condamner à se dissocier ? On peut le craindre.
De même aujourd'hui, France Télécom et Deutsche Telekom
sont entrés dans le capital de Sprint, sans que Sprint demande à
participer au capital de ses deux alliés. De fait, l'opérateur
américain souhaite pouvoir mobiliser l'ensemble de ses ressources
financières pour se développer sur son marché
intérieur.
Toutefois, demain, dans le cadre de la nouvelle législation
américaine, il n'est pas impossible que des compagnies locales de
télécommunications, les anciennes Babys'bell, souhaitent
s'associer à un opérateur " longue distance " tel que
Sprint. Or, à l'inverse de ce dernier, les compagnies locales
américaines disposent d'une trésorerie abondante.
Rien n'interdit donc que, dans un futur proche, une ou plusieurs de ces
compagnies -dont en moyenne, le chiffre d'affaires représente la
moitié de celui de France Télécom - s'allient à
Sprint, souhaitent entrer dans l'accord " Global One " et
demandent
à consolider cet accord par des participations croisées en
capital avec les deux partenaires européens. Dans cette
hypothèse, et toutes choses égales par ailleurs, Deutsche Telekom
pourra dire oui, mais pas France Télécom. Pourrait-on alors
envisager une alliance transatlantique à deux vitesses ? Il
apparaît bien peu raisonnable de l'espérer.
Ceux qui expliquent que l'on peut construire des alliances internationales
solides sans échange de capitaux ferait d'ailleurs bien de
méditer l'exemple de Concert, la filiale construite par BT (85 % du
marché britannique) et MCI (18 % du marché américain)
pour proposer au plan mondial un certain nombre de services aux entreprises.
Lors de la conclusion de l'accord ayant conduit à créer
Concert, BT a acquis 20 % de MCI pour 4,3 milliards de dollars et MCI
a acquis une participation majoritaire dans BT-Amérique du Nord pour
125 millions de dollars.
Toutes ces raisons expliquent que
la sociétisation soit
nécessaire pour assurer la durabilité, l'approfondissement et
l'adaptabilité des alliances internationales de France
Télécom
et, par la même, sa place sur le marché
mondial.
Cette sociétisation aurait, en outre, l'avantage de fournir à
France Télécom
les moyens d'une gestion et d'une autonomie
commerciale adaptées à un environnement économique
demandant beaucoup de réactivité
.
La présence d'actionnaires et de partenaires autres que l'Etat à
son conseil d'administration serait de nature à enrichir sa
réflexion stratégique.
Cela lui permettrait également de se protéger d'une tutelle
d'autant plus envahissante qu'elle était exercée jusqu'à
présent par l'unique propriétaire de l'entreprise. Ceci devrait
donc lui éviter d'avoir à jouer les supplétifs de la
politique industrielle du Gouvernement, rôle auquel elle a
été trop souvent contrainte dans le passé.
C'est pourquoi, il est important que dès la première ouverture
minoritaire du capital, des
représentants des actionnaires
minoritaires puissent siéger à son conseil d'administration.
La sociétisation amènerait aussi à poser -et à
résoudre- le problème du handicap concurrentiel qu'inflige
à France Télécom l'obligation de rembourser à
l'Etat la totalité des pensions de retraites versées à ses
anciens agents et aux anciens agents de la Direction générale des
télécommunications.
En effet, en cas de sociétisation et de cession sur le marché
financier d'une partie du capital social, la Commission des opérations
de Bourse imposerait de provisionner au bilan le montant des charges
correspondant au montant total du paiement des pensions des actuels
retraités. Ce montant étant aujourd'hui estimé à 90
milliards de francs, une telle provision se révèlerait
difficilement réalisable puisqu'elle absorberait l'essentiel des
recettes qui pourraient résulter de la sociétisation.
Aussi, mis au pied du mur, l'Etat serait-il vraisemblablement amené
à accepter une répartition du paiement des charges de retraites
moins défavorable à l'entreprise qu'actuellement.
S'il en était besoin, la " solitude statutaire " de
France Télécom suffirait à convaincre de la
nécessité du changement.
Parmi les 20 premiers opérateurs mondiaux de
télécommunication
66(
*
)
cinq sont
des sociétés
à capitaux majoritairement publics, mais seule France
Télécom n'a pas un statut à caractère
commercial.
D'ailleurs, l'un des cadres de terrain entendu par votre rapporteur relevait :
"
Quand certains m'expliquent que nous pourrons affronter la
concurrence internationale sans être une société, j'ai
l'impression d'entendre des disciples d'Astérix. Comme si, dans le monde
réel, il était possible qu'un petit village gaulois
entouré de palissades en bois puisse résister aux légions
qui ont imposé la Pax romana de la Mer Rouge à la
Manche. ".
D'autant plus, pourrait-on ajouter, que jusqu'à
présent nul n'a été à même de donner la
recette de la potion magique.
Pour les personnels de France Télécom
Essentielle pour l'entreprise, la sociétisation l'est
aussi -et c'est essentiel- pour assurer l'avenir de ses salariés.
Si l'entreprise fléchit, si elle régresse sur ses marchés
par manque d'armes commerciales adaptées, cela aura
nécessairement des répercussions sur son fonctionnement interne
et sur le niveau d'emploi qu'elle assure.
Certes, pour ceux de ses salariés qui sont fonctionnaires, la
sécurité de l'emploi ne serait pas remise en cause. Mais les
recrutements se tariront et, progressivement, par manque de " sang
neuf ", le déclin ne pourra que s'accentuer. Même maintenus,
les emplois s'en trouveront dévalorisés. Comment croire que ceux
et celles qui ont contribué à placer France Télécom
au zénith puissent envisager d'un coeur serein une telle perspective ?
Sans compter que si des déficits d'exploitation commencent à
apparaître, qui fera face aux besoins de financement que l'entreprise ne
sera plus à même d'assumer ? L'Etat, bien impécunieux
actuellement, et, à travers lui, les contribuables qui estiment que les
prélèvements obligatoires auxquels ils sont assujettis ont
atteint des plafonds infranchissables ? Peut-on réellement escompter
qu'aucun sacrifice ne serait alors demandé au personnel ? La
question mérite d'être posée.
A l'inverse, la sociétisation -surtout si, comme le souhaite votre
rapporteur, elle est réalisée sans tarder- irait dans le sens des
aspirations des salariés.
Cela découle tout d'abord du fait que c'est la meilleure manière
d'assurer l'adaptation compétitive de leur entreprise et d'ouvrir
à cette dernière des ambitions à sa mesure. Or,
l'attachement et la fierté que France Télécom inspire
à l'immense majorité de ses agents sont si forts que bien peu
d'entre eux peuvent être insensibles à cet effet.
En outre, il ne faut pas perdre de vue que la sociétisation permettra de
dégager des ressources financières à même, d'une
part, d'assurer dans les meilleures conditions les adaptations à mener,
et, d'autre part, de trouver des réponses satisfaisantes au
problème du financement de leurs pensions de retraites.
Pour le pays
Sans sociétisation, France Télécom perdra
pied sur le marché mondial et, par contagion, verra ses positions
s'effriter sur le marché national ! A voir la rapidité avec
laquelle s'effectuent les changements dans le secteur des
télécommunications, ceci n'est guère douteux.
Or,
la France ne peut pas dans 5 ou 6 ans supporter un syndrome Air
France à la puissance 4.
A ceux qui jugeraient exagérée l'évocation d'une telle
perspective, le rappel de quelques faits et de plusieurs chiffres permettra
peut-être de prendre conscience du danger.
1990
: Air France, entreprise au fonctionnement administratif qui
commence à être confrontée au bouillonnement concurrentiel
du marché aérien, est une compagnie triomphante. En
décembre-
il y a à peine plus de cinq ans
- elle
achète
, pour près de
7 milliards de francs
,
UTA et, par là même, Air Inter, c'est-à-dire les deux
autres grandes entreprises françaises de transport aérien.
1992
: En dépit d'une dégradation de ses résultats
financiers et de l'adoption d'un plan de modernisation intitulé
" Cap 93 ", Air France, compagnie encore conquérante, entre
à hauteur de 37,5 % dans le capital de Sabena, la compagnie belge. Dans
le même temps, elle prend le contrôle de 40 % de la compagnie
tchécoslovaque CSA. C'était il y a moins de quatre ans.
1994
: Air France est une compagnie déficitaire en piqué.
Elle a enregistré des
pertes de
8,4 milliards de
francs
en 1993. Elle a cédé ses participations dans Sabena et
CSA. Elle a adopté par référendum, à l'initiative
de son nouveau Président, M. Christian Blanc, un plan de redressement
auquel l'Etat donne son soutien en apportant
20 milliards de francs
à la société sous forme d'augmentation de capital.
En quatre ans
, une entreprise capable de débourser
7 milliards de francs
pour des acquisitions externes, mais qui n'a
pas su préparer sa plongée dans le bain concurrentiel, a
été réduite à une telle extrémité
qu'elle n'a dû sa survie qu'à un effort de solidarité
nationale correspondant à une aide de l'ordre de
500.000 francs
par emploi
.
Le marché censure brutalement et sans pitié
l'impréparation et les erreurs d'anticipation. Cependant, il n'est pas
un monstre incompréhensible. Ses réactions et ses sanctions sont
prévisibles. Dès 1991, la commission sénatoriale
d'enquête sur Air France
67(
*
)
avait formulé un diagnostic
alarmant sur la situation du groupe et recommandé la mise en oeuvre
immédiate de mesures qui n'ont commencé à être
appliquées que deux ans plus tard
68(
*
)
. Trop tard !
Or, par les effectifs, Air France (39.000 salariés) est une
entreprise qui est près de quatre fois moins importante que France
Télécom (150.000 salariés).
Si une catastrophe similaire à celle de notre compagnie nationale
frappait notre opérateur téléphonique et que la
collectivité nationale devait lui fournir une aide équivalente
à celle versée pour Air France, ce serait donc, toutes
proportions gardées, quelque
80 milliards de francs
qu'il
faudrait débourser.
Pour fixer les idées, une telle somme représente
plus du quart
de ce qu'a rapporté l'an dernier l'impôt sur le revenu.
Peut-on raisonnablement prendre le risque de faire un jour supporter une telle
charge au contribuable alors qu'aujourd'hui, on sait quelle mesure il convient
de prendre pour, à coup sûr, rendre impossible tout sinistre de
cette nature ?
La réponse s'impose avec d'autant plus d'évidence que si cette
mesure n'était pas prise, on galvauderait en définitive l'un des
plus beaux atouts dont dispose la France pour relever avec succès le
défi de la société de l'information.
Certes, le coût du renoncement ne se percevrait pas immédiatement.
De même, l'impact bénéfique de la sociétisation ne
pourrait commencer à s'apprécier, dans sa totalité, qu'au
début du prochain siècle. Plus que l'horizon d'une
législature, moins que celui d'un septennat ! Mais, dans un cas, le
prix de " l'abstention " sera désastreux ; dans l'autre, les
" dividendes nationaux " seront considérables.
Incontestablement, il y là une grande oeuvre à accomplir pour un
Gouvernement.