II. LE DÉSÉQUILIBRE DE LA RELATION AVEC ISRAËL S'EST ACCENTUÉ AVEC LE 7-OCTOBRE...

A. LES BÉNÉFICES INCONTESTABLES DE LA PAIX AVEC ISRAËL N'ONT PAS ÉTÉ REMIS EN CAUSE PAR LE 7-OCTOBRE ET LA CAMPAGNE ISRAÉLIENNE...

Le traité de paix égypto-israélien a entraîné une ostracisation temporaire de l'Égypte dans le monde arabe, matérialisée par son exclusion de la Ligue arabe jusqu'en 1989. Mais il a présenté, dans le même temps, des avantages notables pour l'Égypte en lui ouvrant les portes de l'aide américaine et de la coopération économique avec Israël.

1. Les dividendes économiques de la paix
a) Un soutien massif des États-Unis

Le choix de Sadate d'arrimer l'Égypte au bloc de l'Ouest, concrétisé par les accords de Camp David, a apporté à l'Égypte des bénéfices considérables. En effet, depuis 1979, les États-Unis ont versé au total 50 milliards de dollars d'aide militaire et 30 milliards de dollars d'aide économique1(*), ce qui fait de l'Égypte le deuxième bénéficiaire de cette aide après Israël. Sur le 1,3 milliard de dollars d'aide militaire annuelle, l'administration Biden a suspendu, en 2021, le versement de 335 millions au sein de ce total, dans l'attente de progrès sur les droits humains. Mais cette conditionnalité a été levée en 2023 au regard de la situation à Gaza.

b) Les avantages concrets de la normalisation avec Israël

La relation avec Israël a produit des bénéfices dans plusieurs domaines :

· le domaine sécuritaire d'abord, autour du Nord-Sinaï où des groupes terroristes sont implantés de longue date. Les services de renseignement des deux pays échangent des informations sur ces groupes de part et d'autre de la frontière - côté Sinaï, Daesh-Wilayat Sinaï et diverses procédures ont été mises en place, dont un droit de poursuite ;

· les bénéfices sont également commerciaux, même s'ils restent relativement limités, notamment dans les secteurs de l'agriculture, de la chimie et de la technologie - principalement des techniques agricoles importées d'Israël. Dans le secteur énergétique, un accord lie l'Égypte à Israël pour la liquéfaction et la réexportation de gaz israélien : l'exportation a commencé en janvier 2020 ; au niveau multilatéral, le Forum du gaz de la Méditerranée orientale, créé en 2019, associe Israël, l'Égypte, la Jordanie, l'Autorité palestinienne et plusieurs pays riverains ;

· enfin, un protocole de 2004 a créé des Qualifying Industrial Zones (QIZ). Les produits (textiles par exemple) issus de ces zones industrielles, contenant des composants israéliens, ont accès au marché américain en franchise de droits. La Jordanie a signé un accord similaire.

La dépendance envers les États-Unis limite de fait les marges de manoeuvre de l'Egypte vis-à-vis d'Israël. De plus, le matériel militaire américain dont bénéficie l'Égypte n'est pas au niveau du matériel fourni à Israël, afin de maintenir la supériorité de l'État hébreu dans ce domaine.

2. La « sécuritisation » de la relation égypto-israélienne

Sur le plan politique, la relation égypto-israélienne a également connu une inflexion très notable : l'ascendant progressif des acteurs sécuritaires dans la gestion de cette relation, au détriment des diplomates. Ce processus, appelé « sécuritisation », répond au changement de statut de la bande de Gaza. En 2005, l'armée israélienne a évacué le territoire, ainsi que les colonies qui y étaient implantées. L'année suivante, le Hamas, qui avait remporté les élections législatives palestiniennes, a pris le pouvoir à Gaza en expulsant l'Autorité palestinienne. En réponse, Israël a imposé un contrôle strict sur les entrées et sorties des personnes et des marchandises. Pour le pouvoir égyptien, le Hamas, émanation des Frères musulmans, est également une menace.

Dès lors, du côté israélien comme du côté égyptien, le prisme sécuritaire l'emporte sur le prisme politique. En 2001, le président Moubarak confie ainsi la gestion du dossier palestinien au général Omar Suleiman, chef des renseignements généraux (mukhabarat). Ce choix n'a pas été remis en cause depuis, malgré le départ d'Omar Suleiman à la chute de Moubarak et une tentative du maréchal al-Sissi, en 2013, de dessaisir les renseignements généraux du dossier au profit des renseignements militaires.

Le recours aux mukhabarat est adapté à la conduite des discussions avec les principaux acteurs à Gaza, membres de mouvements considérés comme terroristes par les États-Unis et Israël - Hamas, Djihad islamique - ou chefs locaux sans mandat officiel, voire opérant en dehors de la légalité. Ce sont les services de renseignement égyptiens qui, forts de leurs relations avec les deux parties, sont à la manoeuvre pour mettre fin aux principaux épisodes de violence entre Israël et Gaza, en 2008-2009, 2012, 2014 et 20212(*).

Ces services ont ainsi construit des réseaux très utiles pour contribuer aux deux objectifs principaux des autorités égyptiennes vis-à-vis de Gaza :

· éviter une déstabilisation du Nord-Sinaï, alimentée par les liens entre le Hamas et les mouvements islamistes présents dans le Sinaï et par la porosité de la frontière, qui a facilité la circulation des armes ;

· oeuvrer à une réconciliation entre le Hamas et le Fatah, susceptible de stabiliser sur le long terme la bande de Gaza.

Si le premier objectif est, dans l'ensemble, rempli, le second reste hors de portée : de nombreux accords de réconciliation ont été annoncés au fil des années, mais sont restés sans lendemain.

Enfin, l'Égypte se rend indispensable en tant que seul acteur du dossier palestinien en mesure de parler directement à l'ensemble des parties. La « sécuritisation » du dossier a conduit l'Égypte à avoir de nombreux échanges sécuritaires avec l'État hébreu, avec lequel, pour ce qui concerne Gaza, les objectifs sont en partie convergents (voir infra). Le coup de tonnerre du 7-octobre ne remet pas en cause les fondements de cette coopération.

Certains sources critiques pointent un décalage de plus en plus marqué entre le discours, qui reste favorable aux Palestiniens et à un règlement global du conflit, et une forme de pragmatisme centré sur les impératifs de sécurité nationale.

3. Après le 7-octobre, des tensions principalement liées à la gestion du passage de Rafah...
a) Une intense activité de médiation

Le 7-octobre prend les autorités égyptiennes par surprise, même si les services égyptiens auraient averti leurs homologues israéliens qu'une opération de grande ampleur se préparait3(*). La première déclaration du ministère des affaires étrangères4(*), tout en appelant à la « retenue », ne cite pas le Hamas et rejette la responsabilité sur Israël en évoquant les « attaques sur les villes palestiniennes ».

Très vite, les autorités égyptiennes sont, conformément à leur position de médiateurs, à la manoeuvre sur deux objectifs :

· obtenir la libération des otages israéliens,

· faciliter les discussions interpalestiniennes, afin de parvenir à un accord sur le gouvernement de Gaza après la guerre.

Si l'activité égyptienne a été intense depuis le 7-octobre, les discussions n'ont finalement abouti que grâce à la très forte pression exercée par l'envoyé spécial du président élu Donald Trump, Steve Witkoff, sur Benyamin Netanyahou pour accepter l'accord élaboré par les négociateurs.

Quant aux discussions interpalestiniennes, un accord a bien été annoncé au Caire le 3 décembre 2024 sur la formation d'un comité de 10 à 15 personnalités « indépendantes » pour gouverner Gaza, mais sans résultats concrets pour le moment.

b) Une forte implication dans le volet humanitaire

La campagne israélienne contre Gaza a eu pour conséquence imprévue de faire de Rafah le seul point d'entrée pour l'aide humanitaire, alors que le passage est configuré pour les personnes. Le passage de cette aide a constitué un défi logistique pour l'Egypte, qu'elle a relevé grâce en partie à l'appui de la France avec le déploiement du porte-hélicoptères amphibie Dixmude qui a permis, de novembre 2023 à janvier 2024, de traiter environ 120 blessés graves. Il a également nécessité une coordination étroite avec les agences de l'ONU - Haut commissariat aux réfugiés (HCR), Unrwa. Mais le passage de l'aide humanitaire est resté conditionné au bon vouloir de la partie israélienne jusqu'à la fermeture de Rafah en mai 2024. Au total, 200 à 300 camions en moyenne sont passés chaque jour, contre 500 avant le 7-octobre, selon les responsables de l'ONU rencontrés au Caire par notre délégation.

Sur le volet diplomatique, l'Egypte a également organisé le 2 décembre 2024 une « Conférence humanitaire internationale pour la population civile à Gaza ».

c) Une ligne rouge : le débordement sur le Nord-Sinaï

Les frictions avec Israël ont été nombreuses, portant d'abord sur le projet, évoqué au début de la guerre, de la relocalisation « temporaire » de réfugiés de Gaza dans des camps au Nord-Sinaï5(*). De tels plans étaient inacceptables pour les autorités égyptiennes, pour trois raisons :

· l'Égypte a, depuis 1948, eu pour politique d'éviter l'implantation de camps palestiniens (eux aussi « temporaires » à l'origine) sur son territoire, qui risquaient de devenir des abcès de fixation et des foyers d'instabilité - comme ce fut le cas en Syrie, au Liban ou en Jordanie ;

· d'éventuelles attaques contre Israël partant de ces camps auraient amené Israël à conduire des représailles en territoire égyptien ;

· il y aurait également un effet d'éviction pour la population bédouine déshéritée du Nord-Sinaï.

Une fois cette hypothèque écartée, les autorités égyptiennes ont laissé passer les Palestiniens de manière individuelle et contrôlée par le passage de Rafah, le seul resté ouvert. Au total, environ 130 000 Palestiniens seraient passés en Égypte depuis le début de la guerre à Gaza.

Cette possibilité de fuir a disparu le 7 mai 2024, lorsque Israël, au motif de la nécessité de détruire définitivement les tunnels entre Gaza et l'Égypte, a pris le contrôle du « corridor de Philadelphie », zone tampon de 14 kilomètres de part et d'autre de la frontière entre Gaza et l'Égypte. Le passage de Rafah est resté fermé jusqu'au cessez-le-feu du 20 janvier 2025.

La fermeture de Rafah prive l'Égypte d'un levier vis-à-vis des Palestiniens de Gaza considérés comme terroristes par Israël, qui ne peuvent sortir du territoire que par ce passage. Elle pourrait aussi, selon les interprétations, constituer une violation du traité de paix israélo-égyptien, même si les autorités égyptiennes se sont abstenues de se prononcer sur le sujet. Elle témoigne enfin de la propension marquée d'Israël, depuis le 7-octobre, à agir sans consulter ses voisins, qu'il s'agisse de l'Égypte ou de la Jordanie, ni même les États-Unis.

d) Une attitude ambivalente face à la guerre menée par Israël

Au plan stratégique, la conduite de la guerre par Israël suscite de vives inquiétudes au sein des autorités égyptiennes, qui dénoncent le caractère désinhibé des actions israéliennes, que ce soit au Liban, à Gaza ou tout récemment en Cisjordanie, dans le camp de Jenine. D'où les demandes répétées, exprimées devant la délégation, en direction de la France ou de l'Union européenne pour que des pressions soient exercées sur Israël. Un haut responsable militaire rencontré par la délégation a ainsi salué la déclaration du président Macron, le 5 octobre 2024, demandant « qu'on cesse de livrer les armes pour mener les combats sur Gaza », ainsi que la décision, en novembre, de ne pas attribuer de stand à certaines entreprises israéliennes au salon Euronaval.

Pour autant, la guerre menée par Israël a aussi eu pour conséquence d'affaiblir les adversaires stratégiques de l'Égypte dans la région que sont l'Iran et le Hezbollah, considérés par celle-ci comme les principaux foyers d'instabilité dans la région.

4. ... mais une coopération sécuritaire qui se poursuit, pour préserver la stabilité du Nord-Sinaï

Au total, malgré les tensions récentes, les bases de la coopération sécuritaire égypto-israélienne n'ont pas été remises en cause par la campagne de Gaza. Un interlocuteur de la délégation en a détaillé les raisons :

· « le maintien du traité de paix israélo-égyptien et les efforts diplomatiques égyptiens sur le dossier israélo-palestinien procurent à l'Égypte une aide américaine considérable (rente externe, stratégique et diplomatique) ;

· la politique égyptienne vis-à-vis d'Israël est immune des éventuelles demandes de changement émanant de son opinion publique, réprimée et invisibilisée (répression interne) ;

· il n'y a pas de consensus arabe pour exiger une transformation des relations égypto-israéliennes (pas de pression externe au niveau arabe) ;

· au niveau militaire, la stabilité dans le Nord-Sinaï reste un objectif majeur pour les autorités (rente interne). »6(*)

Objectif constant des autorités égyptiennes, la stabilité (relative) du Nord-Sinaï a ainsi été préservée de haute lutte, dans une approche essentiellement défensive. La coopération sécuritaire reste dans l'intérêt des deux pays, qui ont réglé discrètement deux incidents à la frontière : la mort de trois soldats israéliens en juin 2023 et celle d'un garde-frontière égyptien en mai 2024.


* 1 Ces données, et les autres mentionnées dans cette section, ont été transmises par la Direction générale du Trésor.

* 2 A chaque épisode, sauf en 2014, ce n'est pas un document officiel qui met fin au conflit mais un accord informel.

* 3 Voir notamment ce rapport du Combating Terrorism Center de West Point sur les défaillances du renseignement israélien, qui cite plusieurs articles de presse rapportant les avertissements égyptiens.

* 4 Voir le texte du communiqué.

* 5 Ce projet vient d'être réactivé par les déclarations de Donal Trump du 26 janvier 2025, suggérant une réinstallation de la population gazaouie en Égypte et en Jordanie.

* 6 Réponse à un questionnaire écrit adressé à la mission d'information.

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