- TRAVERSER LA TEMPÊTE : L'ÉGYPTE
DANS LE MOYEN-ORIENT POST-7 OCTOBRE
- I. DANS LE MONDE ARABE, UN ACTEUR CENTRAL MAIS EN
PERTE DE VITESSE...
- II. LE DÉSÉQUILIBRE DE LA RELATION
AVEC ISRAËL S'EST ACCENTUÉ AVEC LE 7-OCTOBRE...
- A. LES BÉNÉFICES INCONTESTABLES DE LA
PAIX AVEC ISRAËL N'ONT PAS ÉTÉ REMIS EN CAUSE PAR LE
7-OCTOBRE ET LA CAMPAGNE ISRAÉLIENNE...
- B. ... MAIS ISRAËL EST DE MOINS EN MOINS
SENSIBLE AUX ATTENTES DE SON VOISIN EGYPTIEN
- A. LES BÉNÉFICES INCONTESTABLES DE LA
PAIX AVEC ISRAËL N'ONT PAS ÉTÉ REMIS EN CAUSE PAR LE
7-OCTOBRE ET LA CAMPAGNE ISRAÉLIENNE...
- III. COMMENT CONSERVER LES AVANTAGES D'UNE
SITUATION GÉOGRAPHIQUE ET GÉOPOLITIQUE
EXCEPTIONNELLE ?
- IV. UN PARTENAIRE DE PREMIER PLAN POUR LA FRANCE
DANS LA RÉGION
- I. DANS LE MONDE ARABE, UN ACTEUR CENTRAL MAIS EN
PERTE DE VITESSE...
- EXAMEN EN COMMISSION
- LISTE DES PERSONNES ENTENDUES
- LISTE DES ENTRETIENS CONDUITS SUR PLACE
N° 378
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2024-2025
Enregistré à la Présidence du Sénat le 19 février 2025
RAPPORT D'INFORMATION
FAIT
au nom de la commission des affaires
étrangères, de la défense et des forces armées (1)
sur les conséquences pour
l'Égypte de la situation créée
par
les attaques terroristes du 7-octobre et la
campagne militaire menée par
Israël
à
Gaza,
Par M. François BONNEAU et Mme Gisèle JOURDA,
Sénateur et Sénatrice
(1) Cette commission est composée de : M. Cédric Perrin, président ; MM. Pascal Allizard, Olivier Cadic, Mmes Hélène Conway-Mouret, Catherine Dumas, Michelle Gréaume, MM. André Guiol, Jean-Baptiste Lemoyne, Claude Malhuret, Akli Mellouli, Philippe Paul, Rachid Temal, vice-présidents ; M. François Bonneau, Mme Vivette Lopez, MM. Hugues Saury, Jean-Marc Vayssouze-Faure, secrétaires ; MM. Étienne Blanc, Gilbert Bouchet, Mme Valérie Boyer, M. Christian Cambon, Mme Marie-Arlette Carlotti, MM. Alain Cazabonne, Olivier Cigolotti, Édouard Courtial, Jérôme Darras, Mme Nicole Duranton, MM. Philippe Folliot, Guillaume Gontard, Mme Sylvie Goy-Chavent, MM. Jean-Pierre Grand, Joël Guerriau, Ludovic Haye, Loïc Hervé, Alain Houpert, Patrice Joly, Mmes Gisèle Jourda, Mireille Jouve, MM. Alain Joyandet, Roger Karoutchi, Ronan Le Gleut, Didier Marie, Thierry Meignen, Jean-Jacques Panunzi, Mme Évelyne Perrot, MM. Stéphane Ravier, Jean-Luc Ruelle, Bruno Sido, Mickaël Vallet, Robert Wienie Xowie.
TRAVERSER LA TEMPÊTE : L'ÉGYPTE DANS LE MOYEN-ORIENT POST-7 OCTOBRE
L'Égypte a été l'un des États les plus touchés par la déflagration du 7-octobre et la campagne militaire israélienne qui s'est ensuivie, en raison de son voisinage immédiat avec la bande de Gaza et de son implication historique dans le dossier israélo-palestinien.
La commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat a donc formé une mission d'information afin d'évaluer les conséquences, pour ce partenaire de premier plan, de la situation issue du 7-octobre. Elles sont multiples : directes, avec les opérations toujours en cours à Gaza et l'effondrement économique et humanitaire du territoire, et indirectes, avec les frappes houthies en mer Rouge qui ont considérablement réduit le trafic commercial et, dans une moindre mesure, le recul du tourisme.
Face à cette crise majeure, qui survient dans un environnement immédiat déjà très volatil - en Libye, au Soudan comme en Éthiopie -, les autorités égyptiennes ont adopté une position résolument défensive et conservatrice, axée sur la stabilité interne et externe.
Au plan diplomatique, elles ont maintenu la coopération avec Israël malgré le bilan humain terrible de la guerre pour les Palestiniens, auquel la population est particulièrement sensible. Cette relation se définit avant tout par un prisme sécuritaire : si les autorités égyptiennes continuent à appeler à une reconnaissance de l'État palestinien et à oeuvrer à une réconciliation inter-palestinienne les choix stratégiques et politiques israéliens du moment éloignent nécessairement les deux pays.
Au plan économique, l'Égypte a obtenu une aide internationale considérable au début de l'année 2024 auprès du FMI, de l'Union européenne et surtout des Émirats arabes unis, en faisant valoir son rôle clé pour la stabilité de la région ; ses dirigeants ont notamment souligné de manière insistante auprès de notre délégation le poids que constitue l'accueil des réfugiés, notamment soudanais, pour l'économie et la société égyptiennes.
Ainsi, si l'Égypte a évité le pire - un effondrement de son économie et une déstabilisation interne nourrie par un afflux de réfugiés palestiniens - le 7-octobre a accentué des tendances déjà à l'oeuvre : une stagnation politique et économique, une dépendance croissante à l'aide étrangère, et la contestation par les États du Golfe de son rôle dans le dossier israélo-palestinien.
Ces difficultés ne remettent pas en cause le fait que l'Égypte reste un partenaire indispensable, avec lequel la relation bilatérale est très bonne au plan diplomatique et économique, qu'il convient de soutenir dans le contexte actuel d'extrême instabilité au Moyen-Orient.
I. DANS LE MONDE ARABE, UN ACTEUR CENTRAL MAIS EN PERTE DE VITESSE...
A. UN LEADER NATUREL DANS LE MONDE ARABE...
1. Une position centrale
L'Égypte jouit d'une centralité au sein du monde arabe qui est d'abord géographique, se trouvant à équidistante des extrémités occidentale - le Maroc - et orientale - l'Irak, ou même l'ouest de l'Iran si l'on prend en compte les populations et non les États - du monde arabe. Le pays se trouve ainsi à la charnière du Maghreb (étymologiquement, le Couchant) et du Machrek (le Levant), de l'Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Au-delà du monde arabe, elle est également un carrefour entre des espaces très différents : Méditerranée, Sahel, mer Rouge qui ouvre sur l'océan Indien et l'Asie, Levant. La construction du canal de Suez, en ouvrant une route maritime directe entre l'Europe et l'Asie, a encore renforcé cette centralité en plaçant l'Égypte sur un axe désormais majeur du commerce maritime mondial.
Cette centralité est aussi culturelle. Au point de vue linguistique, le parler égyptien est probablement le mieux compris dans le monde arabe, à la fois en raison de cette position centrale et de l'importance de l'industrie cinématographique égyptienne, dont la prééminence, notamment pour les séries télévisées, est encore réelle, même si en déclin. Mais ce rôle de pivot est également rendu possible par le rôle central que l'Égypte a historiquement tenu au sein du monde arabe.
2. Une trajectoire historique originale
Des Fatimides au XIe siècle aux Mamelouks (XIIIe-XVIe siècle), jusqu'à Mehmet Ali au XIXe siècle, l'Égypte a vu se succéder des pouvoirs puissants, appuyés sur une forte cohérence territoriale, la population égyptienne étant concentrée dans la vallée et le delta du Nil.
Autre spécificité, une entrée précoce dans la modernité : les élites égyptiennes ont vécu la campagne napoléonienne de 1798-1801 comme un électrochoc, qui a mis en évidence le retard accumulé sur l'Europe. Aussi le XIXe siècle est-il marqué par un important effort de modernisation, et de constitution d'une armée et d'un État modernes sous l'impulsion de Mehmet Ali, qui parvient, avec le soutien de la France, à restaurer une forme d'autonomie vis-à-vis d'un empire ottoman en déclin et fonde une dynastie.
Ses successeurs, qui portent le titre de « khédives », ont, dès la fin du XIXe siècle, tenté de mettre sur pied une économie moderne en s'appuyant notamment sur le « boom » du coton dans les années 1860 ; mais ils se sont heurtés à un endettement croissant auprès des puissances occidentales, en particulier le Royaume-Uni qui finit par imposer une forme de protectorat en 1882, prenant également le contrôle du canal de Suez.
Ainsi sont posés les principaux traits distinctifs de l'Égypte en tant que nation : une identité forte et bien constituée (au contraire des territoires du Levant ou du Golfe, dont les délimitations sont très tardives), une modernisation plus précoce que dans le reste du monde arabe et la recherche difficile d'une forme d'autonomie économique. Cette trajectoire la distingue à la fois de la partie orientale du monde arabe, dont l'évolution politique vers le nationalisme moderne a longtemps été inhibée par la domination ottomane, et de sa partie occidentale (Afrique du Nord) placée sous le joug de la colonisation française.
3. Un héraut de la cause arabe
Cette position unique a donné à l'Égypte un rôle de premier plan dans l'émergence d'une conscience arabe. D'abord via le parti Wafd, qui demande la fin du protectorat britannique, et la révolution égyptienne, soulèvement populaire en 1919 qui conduit les Britanniques à proclamer l'indépendance de l'Égypte en 1922 - indépendance d'abord assez nominale, puis réelle en 1936 si l'on excepte le contrôle maintenu du Royaume-Uni sur le canal de Suez. Ainsi, l'Égypte est l'un des premiers États arabes, avec l'Arabie saoudite, à accéder à l'indépendance - certes incomplète.
Le coup d'État des officiers libres en 1952, et surtout l'arrivée au pouvoir de Gamal Abdel Nasser en 1954 donnent à l'Égypte un véritable leadership dans le monde arabe. Si le nationalisme arabe en tant que courant de pensée émerge en Syrie et au Liban dans les années 1940, avec le parti Baas, Nasser en met en oeuvre le programme : nationalisations, grands projets, rupture avec les ex-puissances coloniales et refus de choisir un camp dans la Guerre froide.
Cette influence ne fait que croître avec la nationalisation du canal de Suez en 1956 et l'échec de l'intervention militaire franco-britannique qui s'ensuit ; par ailleurs Nasser se fait le porte-flambeau de la cause palestinienne au sein du monde arabe. L'Organisation de libération de la Palestine (OLP) est créée en 1964 avec le soutien de l'Égypte nassérienne, qui la conçoit comme un mouvement panarabe.
Sur la scène internationale, l'Égypte prend, avec l'Indonésie de Soekarno et l'Inde de Nehru, la tête du mouvement dit des « non-alignés » qui prétend rassembler les pays du Sud libérés la colonisation autour d'une voie originale, sans affiliation à l'un des deux camps formés par la Guerre froide. L'Égypte est alors au faîte de sa puissance et de son rayonnement.
B. ...CONFRONTÉ AUX MUTATIONS GÉOPOLITIQUES DES DERNIÈRES DÉCENNIES
1. L'échec historique du nationalisme arabe, et le retour à une logique nationale
Le nationalisme arabe, centré sur le double point de ralliement qu'était le refus de reconnaître Israël et l'objectif de libération de la Palestine, a connu un brutal coup d'arrêt avec la défaite de 1967. À l'issue de la guerre des Six-Jours, Israël occupe Gaza et le Sinaï sous administration égyptienne, la Cisjordanie sous administration jordanienne et le plateau du Golan, qui appartient à la Syrie.
Cet échec entame considérablement le crédit international de l'Égypte, alors que les aspirations à l'unification arabe, un temps incarnées par une tentative de fusion entre l'Égypte et la Syrie, la République arabe unie, s'entrechoquent de plus en plus avec les rivalités nationales, notamment celle qui oppose la Syrie à l'Irak. Yasser Arafat, qui prend le contrôle de l'OLP en 1969, éloigne l'organisation de la tutelle égyptienne.
Si la guerre de Kippour d'octobre a évidemment l'aspect d'une revanche symbolique sur Israël - malgré la contre-attaque fulgurante du général Ariel Sharon qui, sans l'intervention conjointe des États-Unis et de l'URSS pour arrêter la guerre, aurait transformé le revers initial en nouvelle victoire - elle est en réalité, côté égyptien, un prélude à un règlement séparé du conflit. Le successeur de Nasser, Anwar al-Sadate, engage en effet des négociations avec Israël, conclues à Camp David en 1978.
Les accords de Camp David comportent deux volets. Le premier, qui dessine les contours d'une paix globale au Moyen-Orient, est resté lettre morte. Le second prévoit un traité de paix égypto-israélien, signé le 26 mars 1979. S'il permet à l'Égypte de récupérer le Sinaï, ce traité est vécu comme une trahison dans le camp arabe et entraîne l'exclusion de l'Égypte de la Ligue arabe, dont elle était pourtant l'un des fondateurs et la locomotive. Camp David a ainsi marqué, malgré les dispositions du premier document, le retour à une logique plutôt nationale, par lequel l'Égypte sécurisait sa frontière avec l'État hébreu au détriment de son rôle historique de fer de lance de la lutte contre Israël.
2. Le choix de l'autoritarisme, la recherche de la stabilité...
Parallèlement à la paix séparée avec Israël, Sadate a également tourné le dos au socialisme nassérien pour un alignement politique avec les États-Unis, dont l'Égypte tire d'importants bénéfices (voir la partie II). Le pays s'est alors engagé dans la voie d'une libéralisation inaugurée par « l'ouverture » (infitah) de l'économie, qui permet de mobiliser l'investissement privé mais aggrave considérablement les inégalités - elle facilite aussi l'enrichissement d'une classe d'entrepreneurs proches du pouvoir. Ces choix sont confirmés par Hosni Moubarak, qui prend la succession de Sadate à la suite de son assassinat en 1981 par un groupe islamiste poursuit la libéralisation, avec le soutien du FMI.
Ainsi le champ politique s'est-il progressivement polarisé entre un pouvoir autoritaire et une opposition où les islamistes - et en particulier les Frères musulmans - ont pris l'ascendant à partir des années 1970, renforçant leur influence dans la société en suppléant, dans certains secteurs, les insuffisances de l'État. C'est « l'islamisation par le bas » qui constitue pour le pouvoir une constante menace, tantôt réprimée tantôt tolérée - une menace d'autant plus grave qu'une partie de cette opposition bascule vers le djihadisme et la lutte armée. Ainsi ce sont des groupes islamistes qui perpètrent l'assassinat spectaculaire de Sadate lors d'un défilé militaire, ainsi que le massacre de Louxor en 1997 ou encore les attentats contre la minorité copte de 2000 et 2011.
Ces ingrédients - blocages sociaux, corruption, autoritarisme - conduisent à l'explosion sociale de 2011 qui, dans la grande vague des printemps arabes, provoque le départ de Moubarak. Si Mohamed Morsi, membre des Frères musulmans, est élu président en juin 2012, l'armée s'appuie sur le rejet croissant que ces derniers suscitent dans des segments importants de la société, notamment les classes moyennes et les coptes, pour reprendre la main en juillet 2013. L'hypothèque des Frères musulmans une fois levée, l'Égypte revient à l'autoritarisme, qui apparaît désormais comme un facteur de stabilité à l'intérieur après les incertitudes de la période post-révolutionnaire, et à l'extérieur face à un environnement de plus en plus incertain.
3. ... dans un voisinage profondément déstabilisé (Libye, Soudan, mer Rouge, Ethiopie, Gaza)
La stabilité politique que connaît l'Égypte depuis plus de dix ans est mise en relief par son environnement immédiat. D'abord, à l'Ouest la Libye s'est elle aussi soulevée en 2011 contre le dictateur Muammar Kadhafi, mais contrairement à l'Égypte, ce soulèvement a rapidement pris un tour armé. De plus l'intervention occidentale, si elle a précipité la chute de Kadhafi, a également entraîné un vide politique où se sont engouffrées les milices tribales et autres, rapidement divisées en deux camps soutenus par des puissances étrangères : le gouvernement reconnu par l'ONU à l'Ouest, notamment appuyé par la Turquie, et l'Est, contrôlé par le général Khalifa Haftar.
Au Soudan, la transition politique consécutive au renversement du président Omar al-Bachir par l'armée, à la suite d'un soulèvement populaire, a débouché en 2023 sur une guerre civile provoquée par une dissidence au sein de l'armée. Extrêmement meurtrière, la guerre a nourri un afflux de réfugiés soudanais en Égypte (voir plus loin).
Au Sud-Est, l'Éthiopie a elle aussi été en proie à une guerre civile entre novembre 2020 et 2022 ; mais surtout, un conflit ancien l'oppose à l'Égypte sur la question du barrage de la Renaissance, dont l'achèvement devrait sévèrement réduire le débit aval du Nil. Cette question, comme l'a souligné avec force le ministre des affaires étrangères, M. Badr Abdelatty, devant la délégation, est considérée comme vitale par les autorités égyptiennes.
Enfin, au Nord-Est, Gaza, foyer d'instabilité depuis plusieurs décennies, a été dévasté par la campagne israélienne lancée au lendemain du 7-octobre. La question de la relation égypto-israélienne sera abordée plus en détail dans la partie suivante. Conséquence secondaire de cette guerre, le mouvement yéménite des Houthis, soutenu par l'Iran, a en quelque sorte repris le flambeau de la lutte contre Israël en lançant des attaques de missiles sur la mer Rouge, réduisant ainsi fortement le trafic commercial.
Les printemps arabes ayant débouché en Égypte sur deux années d'instabilité et en Libye sur le chaos, alors que le Soudan ne s'est libéré d'un autocrate que pour plonger dans la guerre civile, les dirigeants égyptiens ont accordé une priorité absolue à la préservation de la stabilité du pays et de la sécurité des Égyptiens. C'est aussi, jusqu'à la veille du 7-octobre, la voie suivie dans les relations avec Israël.
II. LE DÉSÉQUILIBRE DE LA RELATION AVEC ISRAËL S'EST ACCENTUÉ AVEC LE 7-OCTOBRE...
A. LES BÉNÉFICES INCONTESTABLES DE LA PAIX AVEC ISRAËL N'ONT PAS ÉTÉ REMIS EN CAUSE PAR LE 7-OCTOBRE ET LA CAMPAGNE ISRAÉLIENNE...
Le traité de paix égypto-israélien a entraîné une ostracisation temporaire de l'Égypte dans le monde arabe, matérialisée par son exclusion de la Ligue arabe jusqu'en 1989. Mais il a présenté, dans le même temps, des avantages notables pour l'Égypte en lui ouvrant les portes de l'aide américaine et de la coopération économique avec Israël.
1. Les dividendes économiques de la paix
a) Un soutien massif des États-Unis
Le choix de Sadate d'arrimer l'Égypte au bloc de l'Ouest, concrétisé par les accords de Camp David, a apporté à l'Égypte des bénéfices considérables. En effet, depuis 1979, les États-Unis ont versé au total 50 milliards de dollars d'aide militaire et 30 milliards de dollars d'aide économique1(*), ce qui fait de l'Égypte le deuxième bénéficiaire de cette aide après Israël. Sur le 1,3 milliard de dollars d'aide militaire annuelle, l'administration Biden a suspendu, en 2021, le versement de 335 millions au sein de ce total, dans l'attente de progrès sur les droits humains. Mais cette conditionnalité a été levée en 2023 au regard de la situation à Gaza.
b) Les avantages concrets de la normalisation avec Israël
La relation avec Israël a produit des bénéfices dans plusieurs domaines :
· le domaine sécuritaire d'abord, autour du Nord-Sinaï où des groupes terroristes sont implantés de longue date. Les services de renseignement des deux pays échangent des informations sur ces groupes de part et d'autre de la frontière - côté Sinaï, Daesh-Wilayat Sinaï et diverses procédures ont été mises en place, dont un droit de poursuite ;
· les bénéfices sont également commerciaux, même s'ils restent relativement limités, notamment dans les secteurs de l'agriculture, de la chimie et de la technologie - principalement des techniques agricoles importées d'Israël. Dans le secteur énergétique, un accord lie l'Égypte à Israël pour la liquéfaction et la réexportation de gaz israélien : l'exportation a commencé en janvier 2020 ; au niveau multilatéral, le Forum du gaz de la Méditerranée orientale, créé en 2019, associe Israël, l'Égypte, la Jordanie, l'Autorité palestinienne et plusieurs pays riverains ;
· enfin, un protocole de 2004 a créé des Qualifying Industrial Zones (QIZ). Les produits (textiles par exemple) issus de ces zones industrielles, contenant des composants israéliens, ont accès au marché américain en franchise de droits. La Jordanie a signé un accord similaire.
La dépendance envers les États-Unis limite de fait les marges de manoeuvre de l'Egypte vis-à-vis d'Israël. De plus, le matériel militaire américain dont bénéficie l'Égypte n'est pas au niveau du matériel fourni à Israël, afin de maintenir la supériorité de l'État hébreu dans ce domaine.
2. La « sécuritisation » de la relation égypto-israélienne
Sur le plan politique, la relation égypto-israélienne a également connu une inflexion très notable : l'ascendant progressif des acteurs sécuritaires dans la gestion de cette relation, au détriment des diplomates. Ce processus, appelé « sécuritisation », répond au changement de statut de la bande de Gaza. En 2005, l'armée israélienne a évacué le territoire, ainsi que les colonies qui y étaient implantées. L'année suivante, le Hamas, qui avait remporté les élections législatives palestiniennes, a pris le pouvoir à Gaza en expulsant l'Autorité palestinienne. En réponse, Israël a imposé un contrôle strict sur les entrées et sorties des personnes et des marchandises. Pour le pouvoir égyptien, le Hamas, émanation des Frères musulmans, est également une menace.
Dès lors, du côté israélien comme du côté égyptien, le prisme sécuritaire l'emporte sur le prisme politique. En 2001, le président Moubarak confie ainsi la gestion du dossier palestinien au général Omar Suleiman, chef des renseignements généraux (mukhabarat). Ce choix n'a pas été remis en cause depuis, malgré le départ d'Omar Suleiman à la chute de Moubarak et une tentative du maréchal al-Sissi, en 2013, de dessaisir les renseignements généraux du dossier au profit des renseignements militaires.
Le recours aux mukhabarat est adapté à la conduite des discussions avec les principaux acteurs à Gaza, membres de mouvements considérés comme terroristes par les États-Unis et Israël - Hamas, Djihad islamique - ou chefs locaux sans mandat officiel, voire opérant en dehors de la légalité. Ce sont les services de renseignement égyptiens qui, forts de leurs relations avec les deux parties, sont à la manoeuvre pour mettre fin aux principaux épisodes de violence entre Israël et Gaza, en 2008-2009, 2012, 2014 et 20212(*).
Ces services ont ainsi construit des réseaux très utiles pour contribuer aux deux objectifs principaux des autorités égyptiennes vis-à-vis de Gaza :
· éviter une déstabilisation du Nord-Sinaï, alimentée par les liens entre le Hamas et les mouvements islamistes présents dans le Sinaï et par la porosité de la frontière, qui a facilité la circulation des armes ;
· oeuvrer à une réconciliation entre le Hamas et le Fatah, susceptible de stabiliser sur le long terme la bande de Gaza.
Si le premier objectif est, dans l'ensemble, rempli, le second reste hors de portée : de nombreux accords de réconciliation ont été annoncés au fil des années, mais sont restés sans lendemain.
Enfin, l'Égypte se rend indispensable en tant que seul acteur du dossier palestinien en mesure de parler directement à l'ensemble des parties. La « sécuritisation » du dossier a conduit l'Égypte à avoir de nombreux échanges sécuritaires avec l'État hébreu, avec lequel, pour ce qui concerne Gaza, les objectifs sont en partie convergents (voir infra). Le coup de tonnerre du 7-octobre ne remet pas en cause les fondements de cette coopération.
Certains sources critiques pointent un décalage de plus en plus marqué entre le discours, qui reste favorable aux Palestiniens et à un règlement global du conflit, et une forme de pragmatisme centré sur les impératifs de sécurité nationale.
3. Après le 7-octobre, des tensions principalement liées à la gestion du passage de Rafah...
a) Une intense activité de médiation
Le 7-octobre prend les autorités égyptiennes par surprise, même si les services égyptiens auraient averti leurs homologues israéliens qu'une opération de grande ampleur se préparait3(*). La première déclaration du ministère des affaires étrangères4(*), tout en appelant à la « retenue », ne cite pas le Hamas et rejette la responsabilité sur Israël en évoquant les « attaques sur les villes palestiniennes ».
Très vite, les autorités égyptiennes sont, conformément à leur position de médiateurs, à la manoeuvre sur deux objectifs :
· obtenir la libération des otages israéliens,
· faciliter les discussions interpalestiniennes, afin de parvenir à un accord sur le gouvernement de Gaza après la guerre.
Si l'activité égyptienne a été intense depuis le 7-octobre, les discussions n'ont finalement abouti que grâce à la très forte pression exercée par l'envoyé spécial du président élu Donald Trump, Steve Witkoff, sur Benyamin Netanyahou pour accepter l'accord élaboré par les négociateurs.
Quant aux discussions interpalestiniennes, un accord a bien été annoncé au Caire le 3 décembre 2024 sur la formation d'un comité de 10 à 15 personnalités « indépendantes » pour gouverner Gaza, mais sans résultats concrets pour le moment.
b) Une forte implication dans le volet humanitaire
La campagne israélienne contre Gaza a eu pour conséquence imprévue de faire de Rafah le seul point d'entrée pour l'aide humanitaire, alors que le passage est configuré pour les personnes. Le passage de cette aide a constitué un défi logistique pour l'Egypte, qu'elle a relevé grâce en partie à l'appui de la France avec le déploiement du porte-hélicoptères amphibie Dixmude qui a permis, de novembre 2023 à janvier 2024, de traiter environ 120 blessés graves. Il a également nécessité une coordination étroite avec les agences de l'ONU - Haut commissariat aux réfugiés (HCR), Unrwa. Mais le passage de l'aide humanitaire est resté conditionné au bon vouloir de la partie israélienne jusqu'à la fermeture de Rafah en mai 2024. Au total, 200 à 300 camions en moyenne sont passés chaque jour, contre 500 avant le 7-octobre, selon les responsables de l'ONU rencontrés au Caire par notre délégation.
Sur le volet diplomatique, l'Egypte a également organisé le 2 décembre 2024 une « Conférence humanitaire internationale pour la population civile à Gaza ».
c) Une ligne rouge : le débordement sur le Nord-Sinaï
Les frictions avec Israël ont été nombreuses, portant d'abord sur le projet, évoqué au début de la guerre, de la relocalisation « temporaire » de réfugiés de Gaza dans des camps au Nord-Sinaï5(*). De tels plans étaient inacceptables pour les autorités égyptiennes, pour trois raisons :
· l'Égypte a, depuis 1948, eu pour politique d'éviter l'implantation de camps palestiniens (eux aussi « temporaires » à l'origine) sur son territoire, qui risquaient de devenir des abcès de fixation et des foyers d'instabilité - comme ce fut le cas en Syrie, au Liban ou en Jordanie ;
· d'éventuelles attaques contre Israël partant de ces camps auraient amené Israël à conduire des représailles en territoire égyptien ;
· il y aurait également un effet d'éviction pour la population bédouine déshéritée du Nord-Sinaï.
Une fois cette hypothèque écartée, les autorités égyptiennes ont laissé passer les Palestiniens de manière individuelle et contrôlée par le passage de Rafah, le seul resté ouvert. Au total, environ 130 000 Palestiniens seraient passés en Égypte depuis le début de la guerre à Gaza.
Cette possibilité de fuir a disparu le 7 mai 2024, lorsque Israël, au motif de la nécessité de détruire définitivement les tunnels entre Gaza et l'Égypte, a pris le contrôle du « corridor de Philadelphie », zone tampon de 14 kilomètres de part et d'autre de la frontière entre Gaza et l'Égypte. Le passage de Rafah est resté fermé jusqu'au cessez-le-feu du 20 janvier 2025.
La fermeture de Rafah prive l'Égypte d'un levier vis-à-vis des Palestiniens de Gaza considérés comme terroristes par Israël, qui ne peuvent sortir du territoire que par ce passage. Elle pourrait aussi, selon les interprétations, constituer une violation du traité de paix israélo-égyptien, même si les autorités égyptiennes se sont abstenues de se prononcer sur le sujet. Elle témoigne enfin de la propension marquée d'Israël, depuis le 7-octobre, à agir sans consulter ses voisins, qu'il s'agisse de l'Égypte ou de la Jordanie, ni même les États-Unis.
d) Une attitude ambivalente face à la guerre menée par Israël
Au plan stratégique, la conduite de la guerre par Israël suscite de vives inquiétudes au sein des autorités égyptiennes, qui dénoncent le caractère désinhibé des actions israéliennes, que ce soit au Liban, à Gaza ou tout récemment en Cisjordanie, dans le camp de Jenine. D'où les demandes répétées, exprimées devant la délégation, en direction de la France ou de l'Union européenne pour que des pressions soient exercées sur Israël. Un haut responsable militaire rencontré par la délégation a ainsi salué la déclaration du président Macron, le 5 octobre 2024, demandant « qu'on cesse de livrer les armes pour mener les combats sur Gaza », ainsi que la décision, en novembre, de ne pas attribuer de stand à certaines entreprises israéliennes au salon Euronaval.
Pour autant, la guerre menée par Israël a aussi eu pour conséquence d'affaiblir les adversaires stratégiques de l'Égypte dans la région que sont l'Iran et le Hezbollah, considérés par celle-ci comme les principaux foyers d'instabilité dans la région.
4. ... mais une coopération sécuritaire qui se poursuit, pour préserver la stabilité du Nord-Sinaï
Au total, malgré les tensions récentes, les bases de la coopération sécuritaire égypto-israélienne n'ont pas été remises en cause par la campagne de Gaza. Un interlocuteur de la délégation en a détaillé les raisons :
· « le maintien du traité de paix israélo-égyptien et les efforts diplomatiques égyptiens sur le dossier israélo-palestinien procurent à l'Égypte une aide américaine considérable (rente externe, stratégique et diplomatique) ;
· la politique égyptienne vis-à-vis d'Israël est immune des éventuelles demandes de changement émanant de son opinion publique, réprimée et invisibilisée (répression interne) ;
· il n'y a pas de consensus arabe pour exiger une transformation des relations égypto-israéliennes (pas de pression externe au niveau arabe) ;
· au niveau militaire, la stabilité dans le Nord-Sinaï reste un objectif majeur pour les autorités (rente interne). »6(*)
Objectif constant des autorités égyptiennes, la stabilité (relative) du Nord-Sinaï a ainsi été préservée de haute lutte, dans une approche essentiellement défensive. La coopération sécuritaire reste dans l'intérêt des deux pays, qui ont réglé discrètement deux incidents à la frontière : la mort de trois soldats israéliens en juin 2023 et celle d'un garde-frontière égyptien en mai 2024.
B. ... MAIS ISRAËL EST DE MOINS EN MOINS SENSIBLE AUX ATTENTES DE SON VOISIN EGYPTIEN
1. Le manque de leviers pour peser sur Israël
La normalisation des relations avec Israël est une sorte de fusil à un coup. De ce point de vue, les situations de l'Égypte et de la Jordanie, qui a également signé un traité de paix avec Israël, sont très similaires : des relations normalisées - du moins au niveau officiel -, une coopération sécuritaire toujours émaillée de tensions (sur la frontière avec Gaza pour l'Égypte, le dôme du Rocher pour la Jordanie) et une capacité de plus en plus réduite à peser sur les choix israéliens. Selon un interlocuteur de la délégation, « la diplomatie égyptienne n'a pas véritablement son mot à dire sur la reconnaissance israélienne d'un État palestinien. Dans le discours officiel, elle appelle bien évidemment à une solution à deux États et à une reconnaissance des droits des Palestiniens. Mais dans les faits, elle est consciente que sa médiation, au moins depuis le début des années 2000, vise moins à obtenir cette solution qu'à limiter les dégâts de la violence sur le terrain. »7(*)
Lors des rencontres de la délégation au Parlement ou dans les ministères, tous ses interlocuteurs ont condamné, souvent avec beaucoup de force, la violence de l'attaque israélienne sur Gaza. Mais les intérêts vitaux de l'Égypte en matière de sécurité empêchent sans doute que cette condamnation unanime ne conduise à remettre en cause le principe de la coopération sécuritaire avec Israël.
Le souvenir du désastre militaire des Six-Jours joue sans doute également. L'Égypte en a conservé une aversion pour les aventures militaires, c'est-à-dire pour tout conflit qui n'aurait pas pour objet la défense des intérêts vitaux du pays8(*). Toutefois, la question de la réaction égyptienne à une annexion de la Cisjordanie par Israël reste ouverte : interrogé par la délégation, un responsable de haut niveau dans l'administration égyptienne a répondu qu'à titre personnel, il ne verrait pas d'autre choix pour l'Égypte que de rompre les relations.
2. ... alors que les États du Golfe veulent peser de plus en plus dans le conflit israélo-palestinien
Le levier de la normalisation qu'ont perdu l'Égypte et la Jordanie est en revanche toujours dans les mains de l'Arabie saoudite, qui était, à la veille du 7-octobre, toute proche de conclure un accord tripartite de normalisation avec Israël en échange d'une garantie de sécurité substantielle apportée par les États-Unis. La campagne meurtrière à Gaza, ainsi que le refus israélien d'envisager un État palestinien ont éloigné cette perspective, l'Arabie saoudite faisant de la perspective crédible d'un État palestinien une ligne rouge.
Une normalisation des relations entre l'Arabie saoudite et Israël ferait de cette dernière le partenaire privilégié des États-Unis et de l'État hébreu dans la région, sans doute au détriment de l'Égypte. C'est pourquoi la diplomatie égyptienne a continué jusqu'au 7 octobre à s'impliquer activement dans les discussions internationales, notamment dans le cadre du « format du Néguev » (Israël, États-Unis, Égypte, et les trois signataires des accords d'Abraham : Bahreïn, EAU, Maroc) ou encore dans les réunions d'Aqaba et de Charm el-Cheikh entre Israéliens et Palestiniens en février et mars 2023.
Les Émirats arabes unis et le Bahreïn ont, eux, franchi le pas de la normalisation le 15 septembre 2020 avec la signature des accords d'Abraham, qui se sont traduits par une coopération sécuritaire et économique renforcée.
Sans rejeter officiellement ces accords, l'Égypte les a accueillis avec méfiance pour deux raisons :
· ils faisaient à ses yeux bon marché d'un règlement politique de la question palestinienne,
· plus prosaïquement, ils menaçaient sa prééminence sur le dossier israélo-palestinien.
De ce point de vue, les massacres du 7-octobre ont donné raison à l'Égypte en montrant l'impossibilité d'ignorer la dimension politique de la question palestinienne.
En dépit de l'implication croissante des États du Golfe dans le dossier israélo-palestinien, l'Égypte conserve une forme de leadership historique dans le rôle de médiateur, que ce soit entre Israël et les factions palestiniennes ou entre ces dernières factions, principalement grâce aux réseaux sans équivalent bâtis par les services de sécurité. Si les Emirats arabes unis ont beaucoup contribué au financement des services dans la bande de Gaza via les réseaux de Mohammed Dahlan, l'un des anciens lieutenants de Yasser Arafat, si le Qatar est proche du Hamas dont il a hébergé le leadership politique jusqu'à une date récente, seule l'Égypte est aujourd'hui en mesure de parler à tout le monde.
Depuis le 7-octobre, ce rôle de médiateur dans la gestion à court terme des conflits israélo-palestiniens et interpalestiniens a été confirmé.
III. COMMENT CONSERVER LES AVANTAGES D'UNE SITUATION GÉOGRAPHIQUE ET GÉOPOLITIQUE EXCEPTIONNELLE ?
A. LES CONSÉQUENCES ÉCONOMIQUES DU 7-OCTOBRE, IMPORTANTES MAIS MAÎTRISÉES
Au-delà des aspects sécuritaires, le 7-octobre a eu un impact non négligeable sur l'économie égyptienne.
1. Une chute importante des revenus liés au canal de Suez, source importante de devises
Les Houthis du Yémen ont lancé, à partir du 19 novembre 2023, des attaques régulières sur les navires commerciaux dans le détroit de Bab el-Mandeb, porte d'entrée de la mer Rouge. Par conséquent, les principaux armateurs ont opté pour un contournement de l'Afrique, qui rallonge les délais de livraison vers l'Europe d'une quinzaine de jours. Les revenus liés au passage du canal auraient ainsi été réduits d'environ 60%, soit un manque à gagner d'environ 800 millions d'euros par mois. C'est considérable dans la mesure où le canal de Suez est pour l'État égyptien une source directe de devises, dont il a un besoin vital pour payer ses importations, en particulier de blé dont l'Égypte serait le premier importateur mondial.
Les conséquences sont tout aussi préoccupantes à plus long terme, le canal de Suez ayant fait l'objet d'investissements considérables dans le cadre de la politique de grands projets du président al-Sissi. Les travaux d'élargissement conduits en 2014-2015, qui ont réduit le temps de passage de 18 à 11 heures, ont été réalisés sur la base de 13,2 milliards de revenus escomptés en 2023. Or, avant même la crise, ces revenus ne s'élevaient qu'à 6,6 milliards d'euros9(*).
Pour autant, les interlocuteurs de la délégation, en particulier le ministre des affaires étrangères, écartent toute action militaire contre les Houthis, pour plusieurs raisons :
· le trafic commercial en mer Rouge est un problème international et non égyptien, l'Europe étant la principale victime de son ralentissement ;
· le premier moyen de faire cesser ces attaques est la conclusion d'un cessez-le-feu à Gaza, puisque la guerre à Gaza en est le prétexte ;
· l'opinion publique ne comprendrait pas une intervention militaire contre un mouvement qui prétend défendre la cause palestinienne ;
· l'Égypte nourrit une aversion pour le conflit armé, déjà évoquée pour le cas d'Israël, et qui en l'espèce est également nourrie par le souvenir de l'implication égyptienne dans la guerre civile au Yémen dans les années 1960, qui avait fini dans l'enlisement.
L'Égypte se contente d'un soutien logistique à l'opération Aspides, lancée le 19 février 2024 par l'Union européenne pour la protection de la mer Rouge, dont le mandat est strictement défensif ; elle contribue également à la Combined Task Force 153 sous-direction américaine, en apportant du renseignement et un soutien logistique.
La trêve en vigueur à Gaza, encore très incertaine, met à l'épreuve le discours des Houthis, qui liaient leurs attaques à la poursuite de la campagne israélienne. Le rythme des attaques a d'ores et déjà ralenti, la dernière en date dans la mer Rouge remontant au 19 décembre.
2. Un impact limité sur le tourisme
Le tourisme a naturellement été affecté par la situation à Gaza et surtout en mer Rouge, d'autant que la côte est une destination importante pour le tourisme balnéaire et la plongée. Pourtant, selon la DG Trésor, 14,9 millions de touristes ont visité l'Égypte en 2023, ce qui constitue un record, le précédent datant de 2010. Cette bonne tenue du tourisme est particulièrement précieuse, dans la mesure où le tourisme constitue, avec le canal de Suez et les envois de la diaspora, l'une des trois sources de devises de l'économie égyptienne. Le secteur représente 9% du PIB et 10% de l'emploi total. Il est cependant difficile d'évaluer l'impact de la guerre sur le tourisme dans la mesure où la fréquentation était en phase de reprise, après la période du covid : il est possible que cette reprise ait été moins marquée qu'elle n'aurait pu l'être.
B. « TOO STRATEGIC TO FAIL » : LES BAILLEURS INTERNATIONAUX, DONT LA FRANCE, AU SECOURS DE L'ÉGYPTE
Au-delà de la guerre à Gaza, l'économie égyptienne est fragilisée par des facteurs structurels et par d'autres facteurs conjoncturels, comme la guerre en Ukraine. Ces facteurs ont conduit les partenaires internationaux à renforcer leur aide, conscients qu'un affaiblissement de l'Égypte aggraverait l'instabilité de la région.
1. Les facteurs de fragilité de l'économie égyptienne
L'Égypte est historiquement très exposée à la conjoncture mondiale en raison de plusieurs facteurs structurels :
· une position d'État importateur, en raison :
o d'une population très nombreuse (105 à 110 millions d'habitants) et d'un déficit de terres arables (la surface agricole utile représente 4% du territoire), qui contraignent l'Égypte à importer massivement des céréales, dont elle est l'un des premiers importateurs mondiaux, et des produits alimentaires ;
o d'une production manufacturière et industrielle dépendant à près de 40% d'intrants importés ;
· une industrie faiblement exportatrice, car peu productive et centrée sur le marché national.
Source : DG Trésor
Il en résulte un déficit commercial structurel de l'ordre de 40 milliards d'euros, qui nourrit un important besoin de devises et une forte dépendance aux cours mondiaux. Ainsi la crise ukrainienne a engendré une poussée inflationniste, l'Égypte important une grande partie de son blé de Russie et d'Ukraine.
Les autorités égyptiennes subventionnent les produits de première nécessité comme l'huile, le sucre, l'essence et le pain. Ces subventions non ciblées ont des effets pervers considérables : au total environ 70 millions d'Égyptiens en bénéficient, dont une grande partie n'en auraient pas besoin (31 millions d'Égyptiens sont sous le seuil de pauvreté). Pas moins de 2,45 milliards d'euros ont été inscrits au budget 2024-2025 au titre des subventions pour le pain, et 2,86 milliards pour les produits pétroliers.
A la veille du 7-octobre, l'Égypte souffrait donc de faiblesses structurelles, malgré les programmes d'aide des organismes internationaux : manque d'investissement étranger, poids très important de l'armée dans l'économie, au détriment notamment de la concurrence, sorties de capitaux, déficit important (autour de 7%), inflation galopante (33,8% en 2023 selon la Banque mondiale, mais les plans d'aide annoncés en 2024 l'ont ramenée autour de 25%)10(*), forte exposition au changement climatique. La guerre a provoqué une forme d'électrochoc chez les bailleurs et les organismes internationaux.
2. Les bailleurs internationaux au chevet de l'Égypte
En février-mars 2024, les principaux bailleurs de l'Égypte ont annoncé de manière coordonnée une série de plans d'aide et d'investissement :
· le fonds souverain émirien ADQ a annoncé un investissement de 35 milliards de dollars (versés en deux tranches) dans le projet de Ras al-Hikma, une ville nouvelle à vocation touristique sur la côte méditerranéenne ;
· le FMI a porté son programme de soutien de 3 à 8 milliards de dollars ;
· l'Union européenne a annoncé un paquet de soutien de 7,4 milliards d'euros, dont 5 milliards d'assistance macro-financière ;
· enfin la Banque mondiale a annoncé un engagement de 6 milliards de dollars pour la période 2024-2026.
Les pays du Golfe : un poids croissant dans l'économie du pays
Si le FMI a accompagné l'Égypte de manière constante depuis les années 1970, l'aide des pays du Golfe a été, en termes strictement financiers, 4,5 fois supérieure entre 1974 et 2022. Ils détiennent actuellement 31 milliards de dollars de dépôts à la Banque centrale égyptienne à la fin novembre 2023, soit 75% des réserves : « les pays du Golfe s'imposent comme des acteurs incontournables de la stabilité financière et économique en Égypte », commente la DG Trésor. Leur assistance prend désormais la forme d'investissements directs, comme dans le gigaprojet de Ras al-Hikma, ou d'aide-projet.
Le caractère simultané de ces annonces est très révélateur de l'attachement de la communauté internationale à la stabilité de l'Égypte. Toutefois, l'attitude de ces bailleurs a progressivement évolué vers une plus grande conditionnalité. L'aide du FMI est notamment liée à des programmes de consolidation budgétaire et de réforme (taux de change flexible, réduction du poids de l'armée dans l'économie) ; quant aux pays du Golfe, ils réclament désormais des contreparties à leurs financements, sous la forme de cessions d'actifs et de foncier. Enfin, les États-Unis ont semblé lier une partie de leur aide militaire à des progrès en matière de droits humains, avant d'y renoncer.
3. La question des réfugiés, véritable facteur de préoccupation et levier important dans la relation avec l'Union européenne
L'Égypte a engagé une relation de nature essentiellement transactionnelle avec les bailleurs, en faisant notamment valoir sa position de carrefour migratoire. Tous les interlocuteurs de la délégation ont ainsi souligné le poids que représente pour l'État égyptien la gestion des migrants accueillis en Égypte, en particulier soudanais. Selon les chiffres cités par nos interlocuteurs, 1,2 million de Soudanais seraient arrivés en Égypte entre avril 2023 et septembre 202411(*) ; au total, ils seraient environ 4 à 5 millions, auxquels il faut ajouter des Libyens, des Syriens, et des Palestiniens. Au total, le chiffre de 9 à 10 millions d'immigrés a régulièrement été avancé par nos interlocuteurs, même s'il pourrait être surévalué : la population globale de réfugiés serait, selon les organisations internationales, comprise entre 3,5 et 5 millions, ce qui est déjà considérable.
Cet afflux de réfugiés a eu des conséquences réelles pour la population égyptienne, notamment en exerçant une pression à la hausse sur les loyers, rapportée par plusieurs de nos interlocuteurs.
Le ministre des affaires étrangères a ainsi exprimé son insatisfaction face à ce qui est perçu comme un manque de soutien dans ce domaine. L'Union européenne a octroyé environ 200 millions d'euros d'aide au titre de la gestion des migrations via l'instrument de voisinage, de coopération au développement et de coopération internationale (Ndici).
IV. UN PARTENAIRE DE PREMIER PLAN POUR LA FRANCE DANS LA RÉGION
Les relations politiques et économiques entre la France et l'Égypte sont excellentes, comme en témoigne l'accueil réservé à notre délégation, qui a notamment pu s'entretenir longuement avec le ministre des affaires étrangères, M. Badr Abdelatty, et avec le secrétaire général de la Ligue arabe, M. Ahmed Aboulgheit. L'Égypte est un partenaire de longue date, avec lequel nous avons des relations culturelles très anciennes et qui ne sont pas alourdies par un héritage colonial ; l'Egypte nous sollicite aussi afin d'obtenir un appui politique ou économique ; c'est enfin un partenaire avec lequel les convergences sont nombreuses sur les principaux dossiers de la région.
1. Une relation économique à valoriser
La relation militaire franco-égyptienne est majeure et, comme les relations culturelles, ancrée dans l'histoire : nos interlocuteurs ne manquent pas de nous rappeler que l'armée égyptienne moderne a été organisée par un Français, Soliman Pacha, né Joseph Sève, qui s'était mis au service de Mehmet Ali.
L'Égypte est le premier pays de la région à avoir acheté des Mirage, et le premier au monde à avoir acheté des Rafale. Entre 2014 et 2016, l'Égypte a acheté 24 Rafale, deux porte-hélicoptères amphibies et 4 corvettes de la classe Gowind. Un nouveau contrat a été signé en 2021, portant sur 30 Rafale, dont la livraison est en cours. Cet effort capacitaire s'est accompagné d'une coopération renforcée en matière de formation, avec des pilotes de chasse de très bon niveau. Enfin, un dialogue stratégique a été engagé en 2023 entre la DGRIS et ses interlocuteurs égyptiens - la rencontre de la délégation avec le vice-ministre de la défense chargé des relations internationales s'inscrit dans ce cadre.
Avec 2,9 milliards d'euros d'échanges bilatéraux hors biens militaires en 2023 - 1,1 milliard d'euros d'importations et 1,8 milliard d'exportations - l'Égypte n'est pas le pays du Moyen-Orient avec lequel les relations économiques sont les plus denses, mais la relation présente toutefois des spécificités qui la rendent importante :
· un excédent commercial notable de 663 millions d'euros ;
· une grande diversité de secteurs - transports, tourisme, construction, énergie, eau et assainissement et plus récemment agroalimentaire, recherche et développement, banque et assurance, activités maritimes et logistiques, industrie manufacturière - au total 200 filiales employant plus de 50 000 personnes, pour un stock d'investissements directs à l'étranger (IDE) d'environ 7 milliards d'euros, qui fait de la France le deuxième investisseur européen en Egypte ;
· un rôle valorisé par l'Égypte de plateforme régionale d'exportation vers l'Afrique et le Moyen-Orient ; le secrétaire général des affaires étrangères a remis à la délégation, un plan de coopération franco-égyptienne en Afrique dans plusieurs domaines (énergies renouvelables, infrastructures, santé, agriculture, eau) ;
· une forte exposition de la France dans le domaine public.
2. De fortes convergences qui justifient une action résolue en faveur de l'Égypte
Les convergences diplomatiques entre la France et l'Égypte ont été soulignées par nos interlocuteurs sur plusieurs des dossiers qui concernent le Moyen-Orient, à commencer par le dossier israélo-palestinien. De manière générale, la posture régionale de l'Égypte est fondée sur le refus de la force armée comme mode de résolution des conflits et une préférence pour la stabilité (posture qui justifie notamment le refus d'agir militairement contre les Houthis et une hostilité a priori au nouveau régime en place en Syrie12(*)).
Nos interlocuteurs égyptiens ont également insisté sur la nécessité d'une reconnaissance d'un État palestinien, qui contribuerait selon elle à restaurer la stabilité dans la région en privant les groupes extrémistes comme le Hamas et le Hezbollah d'une source de leur légitimité auprès des opinions arabes.
La posture régionale de l'Égypte est fondée sur le refus de la force armée comme mode de résolution des conflits et une préférence pour la stabilité
a) Soutenir les prises de position égyptiennes vis-à-vis d'Israël
La délégation avec M. Badr Abdelatty, ministre des affaires étrangères
L'offensive d'Israël au Liban, à Gaza et désormais en Cisjordanie risque de placer les autorités égyptiennes, comme au demeurant les autorités jordaniennes, dans une position intenable auprès de leurs opinions publiques. Celles-ci demeurent très sensibles à la cause palestinienne. Il devient de plus en plus difficile de justifier la coopération avec Israël alors que la Knesset a rejeté le principe d'un État palestinien, que l'Autorité palestinienne est toujours plus affaiblie par les actions de l'armée israélienne en Cisjordanie - et surtout alors que l'administration Trump semble se ranger sans états d'âme aux positions les plus extrémistes au sein de la classe politique israélienne - en témoignent les récentes déclarations du président des États-Unis sur la nécessité de « nettoyer » Gaza et de réinstaller les habitants du territoire en Égypte ou en Jordanie, et les très fortes pressions exercées sur ces deux États13(*).
Ces déclarations vont directement à l'encontre des intérêts égyptiens ; elles contribuent donc à fragiliser un pouvoir égyptien que les partenaires européens et états-unien reconnaissent pourtant comme un pôle de stabilité. C'est pourquoi il est indispensable que la France apporte son soutien l'Egypte sur ce point, en lui évitant un face à face avec les États-Unis qui lui serait par trop défavorable.
Recommandation : soutenir les positions diplomatiques de l'Égypte sur la crise à Gaza - mise sur pied d'une autorité palestinienne légitime pour gouverner Gaza, refus de tout déplacement de la population - à la fois dans les relations bilatérales avec les autres partenaires et dans les forums multilatéraux
b) Approfondir le dialogue sur la question des migrations et des réseaux terroristes
Concernant les migrations, l'Égypte est un pays de transit potentiel pour des migrations venues du Sahel ou de la Corne de l'Afrique, en particulier si les routes de la Libye ou de la Tunisie deviennent impraticables. C'est pourquoi l'Union européenne a fait porter un volet du paquet d'aide annoncé début 2024 sur les migrations. Toutefois, le dialogue doit demeurer exigeant et reposer sur des garanties, notamment sur les droits des personnes, afin d'éviter les récentes dérives constatées dans plusieurs pays.
Recommandation : approfondir la coopération sur la lutte contre l'émigration clandestine vers l'Europe et le contrôle des frontières maritimes, en assortissant l'aide apportée de garanties sur le cadre de son utilisation
Concernant le volet sécuritaire, nos interlocuteurs ont fortement souligné le fardeau que faisait peser sur les services égyptiens le contrôle des frontières face à une menace terroriste de plus en plus multiforme : chababs en Somalie (qui auraient noué des contacts avec les Houthis et avec al-Qaïda dans la Corne de l'Afrique), Boko Haram dans le Sahel, Daesh-Wilayat Sinaï, etc. Les services égyptiens ont su développer une forte culture du renseignement humain, couplée à des solutions technologiques notamment fournies par Thalès (surveillance radar par exemple).
Comme pour la lutte contre l'immigration clandestine, l'Égypte a le sentiment de jouer un rôle de rempart pour l'Europe qui n'est pas suffisamment valorisé, selon elle. Elle voit également dans la prise du pouvoir par Hayat Tahrir al-Cham en Syrie un potentiel d'exportation du terrorisme, notamment vers la Libye. Là encore, l'Égypte, au vu de sa situation géographique d'avant-poste, a un rôle déterminant. Naturellement, comme dans le cas du traitement des migrants, l'aide apportée doit être assortie de garanties sur son utilisation.
Recommandation : mieux reconnaître le rôle de l'Égypte dans la lutte antiterroriste, en particulier au niveau de l'Union européenne, à travers un soutien humain et technologique renforcé également assorti de garanties
EXAMEN EN COMMISSION
Réunie le mercredi 19 février 2025, sous la présidence de Mme Catherine Dumas, vice-présidente, la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées a procédé à l'examen du rapport d'information de M. François Bonneau, Mme Gisèle Jourda, MM. Etienne Blanc, Ludovic Haye et Mme Mireille Jouve, rapporteurs : « Traverser la tempête : l'Égypte dans le Moyen-Orient Post 7-octobre ».
Mme Catherine Dumas, présidente. - Nous abordons le dernier point de notre ordre du jour : l'examen du rapport d'information de François Bonneau et Gisèle Jourda sur l'Égypte.
M. François Bonneau, rapporteur. - Nous avons, ma co-rapportrice Gisèle Jourda et moi-même, le plaisir de vous présenter le rapport de la délégation dont faisaient également partie nos collègues Etienne Blanc, Ludovic Haye et Muriel Jouve, qui s'est rendue en Égypte du 15 au 19 décembre derniers dans le cadre d'une mission « flash ».
Cette délégation avait pour mission de rendre compte de la façon dont ce grand et vieux pays arabe traverse la tempête soulevée par les massacres du 7-octobre et la campagne israélienne qui s'est ensuivie.
À titre préliminaire, il convient de souligner la qualité et la durée des échanges que nous avons pu avoir avec nos interlocuteurs, signe de la solidité des relations bilatérales, sur lesquelles nous allons revenir plus en détail. Nous avons senti à quel point la France était appréciée et attendue sur un grand nombre de dossiers.
Pour l'Égypte, le coup de tonnerre du 7-octobre est survenu dans un environnement déjà très déstabilisé. À l'Ouest, la Libye est plongée dans un état de semi-anarchie depuis la chute de Muammar Kadhafi. Au Sud, le Soudan est livré à une guerre civile extrêmement meurtrière qui a entraîné un afflux de réfugiés. Au Sud-Est, l'Éthiopie a engagé un bras de fer avec l'Égypte depuis de longues années autour de la mise en service du gigantesque barrage de la Renaissance, qui risque de priver le pays d'une part considérable de sa ressource en eau. Enfin, au Nord-Est, l'ensemble formé par Gaza et le Nord-Sinaï est depuis les années 2000 une source majeure d'instabilité où sévissent divers groupes armés.
Dans ce contexte profondément dégradé, l'Égypte se perçoit comme un îlot de stabilité qui cherche à le rester. D'où une politique intérieure et extérieure avant tout conservatrice, c'est-à-dire orientée vers la préservation des équilibres et le refus des aventures militaires qui ont, par le passé, coûté très cher à ce pays.
Sur le plan intérieur, cela se traduit par un autoritarisme qui est une constante dans la politique égyptienne depuis l'époque nassérienne ; mais depuis Sadate, cet autoritarisme est essentiellement conservateur. La révolution de 2011 et l'intermède chaotique représenté par la présidence du Frère musulman Mohamed Morsi ont encore renforcé ces tendances avec la chute de ce dernier en 2013 et la reprise du pouvoir par l'armée, en la personne du maréchal Abdel Fattah al-Sissi. Ce dernier a poursuivi la politique de répression des Frères musulmans engagée sous Hosni Moubarak et, plus généralement, de contrôle étroit de l'espace politique.
Sur le plan extérieur, ce conservatisme se traduit par un rejet du recours à la force armée. Ainsi les Egyptiens se refusent-ils catégoriquement à frapper militairement les Houthis, bien que ceux-ci aient très sévèrement perturbé le trafic commercial en mer Rouge, donc les revenus liés au canal de Suez, source essentielle de devises. Ainsi adoptent-ils des positions très modérées sur le conflit israélo-palestinien, un point qui sera développé par ma co-rapportrice Gisèle Jourda.
Cette posture d'acteur responsable et modéré, et cette position de pôle de stabilité ont constamment été mises en avant par nos interlocuteurs au cours de nos entretiens. L'Égypte cherche en effet, d'une manière que l'on peut considérer comme légitime, à tirer les bénéfices de cette politique auprès de ses partenaires étrangers.
C'est d'autant plus indispensable que la crise généralisée au Moyen-Orient a fortement affaibli l'économie égyptienne. Or celle-ci était déjà fragilisée par la guerre en Ukraine, qui a fortement affecté les prix mondiaux du blé dont l'Égypte, avec sa population de plus de 100 millions d'habitants, est un importateur massif.
Un volet important de notre mission a porté sur les conséquences économiques du 7-octobre. Elles sont importantes, mais pour l'instant contenues. La perturbation du trafic maritime en mer Rouge par les attaques des Houthis aurait réduit d'environ 60% les revenus liés au canal de Suez, soit un manque à gagner d'environ 800 millions d'euros par mois. Or ces revenus sont vitaux pour l'Égypte, car ils sont perçus en devises, indispensables à l'État pour payer les importations. Le deuxième impact majeur, mais bien moindre qu'attendu, est sur le tourisme. Les stations balnéaires de la mer Rouge ont évidemment été très affectées, mais cela n'a pas empêché 2023 d'être une année record pour le tourisme, et 2024 de confirmer la tendance. Enfin, la guerre à Gaza, après le conflit en Ukraine, a nourri l'inflation, qui touche durement les classes populaires et moyennes.
La guerre a également contribué à alourdir le poids sur l'économie égyptienne des réfugiés, qui seraient, selon nos interlocuteurs égyptiens, près de 9 millions, dont 4 millions de Soudanais - le nombre de Palestiniens passés en Égypte depuis le 7-octobre est relativement modeste (environ 130 000), et ils ne bénéficient pas du statut de réfugiés. Si le chiffre de 9 millions semble quelque peu exagéré, le message a été répété et martelé : ces réfugiés pèsent lourdement sur l'économie, nourrissant notamment, au Caire, une forte inflation des loyers, et sur les infrastructures de santé ou d'éducation.
Signe de la préoccupation des bailleurs vis-à-vis de la situation de l'Égypte, plusieurs annonces ont été faites en février-mars 2024 : un investissement de 35 milliards de dollars du fonds souverain émirien ADQ dans le projet de Ras al-Hikma, une ville nouvelle à vocation touristique sur la côte méditerranéenne ; une augmentation de 3 à 8 milliards de dollars du programme de soutien du FMI ; un paquet de soutien de 7,4 milliards de dollars de l'Union européenne, dont 5 milliards d'assistance macro-financière ; et enfin, un engagement de 6 milliards d'euros de la Banque mondiale pour la période 2024-2026.
Cette aide massive a apporté une bouffée d'oxygène à une économie égyptienne qui en avait grandement besoin. Mais elle pose aussi des questions de souveraineté, en particulier l'investissement émirien dans une portion de territoire sur la Méditerranée.
Nous sommes néanmoins parvenus à la conclusion que l'Égypte est en effet « too big to fail » : malgré un relatif déclin économique et politique, elle reste un acteur majeur au Moyen-Orient, ne serait-ce que par sa position centrale et son poids démographique, historique et culturel.
Mais c'est aussi et surtout l'un de nos principaux alliés dans la région, en même temps qu'un partenaire économique important pour la France, pas tant pour le volume des échanges, qui est de 2,9 milliards d'euros hors biens militaires, que pour les spécificités de cette relation : un excédent commercial marqué en 2023 et une présence très diversifiée des entreprises françaises.
La coopération de défense est également très fructueuse et plonge ses racines très loin dans l'histoire puisque l'armée égyptienne a été modernisée au XIXe siècle par un Français, Soliman Pacha né Joseph Sève.
La France a ainsi été l'un des principaux contributeurs à l'effort capacitaire engagé par l'armée égyptienne depuis l'arrivée au pouvoir du général al-Sissi : l'Égypte a été le premier acquéreur étranger de Rafale, dès 2015, et une seconde commande de 31 avions est en cours, les premiers appareils devant être délivrés en 2025. Citons également le contrat passé avec Naval Group pour quatre corvettes GoWind, dont trois seront construites en Égypte. Ces échanges se doublent d'une coopération de plus en plus dense en matière de stratégie et de formation. De plus, alors que les États-Unis imposent des limites assez strictes en matière d'emploi de leurs systèmes d'armes, la France peut être une solution de recours intéressante pour nos partenaires.
Il a paru particulièrement important à nos interlocuteurs de souligner le rôle important de l'Égypte vis-à-vis de la France comme de l'Union européenne dans deux domaines clé : les migrations et le terrorisme. Comme je l'ai souligné, l'afflux massif de migrants lié aux crises régionales pèse très lourdement sur l'économie égyptienne ; mais l'Égypte est également un pays de départ des migrations vers la rive Nord de la Méditerranée. C'est pourquoi l'Union européenne a engagé une aide d'environ 200 millions d'euros d'aide au titre de la gestion des migrations, dans le cadre d'un accord passé en octobre 2022 ; la France est très impliquée dans cet accord, via la livraison de trois navires de recherche et sauvetage (SAR) aux garde-côtes égyptiens.
Il convient d'approfondir cette coopération, au niveau bilatéral et communautaire, dans la mesure où l'Égypte est un véritable carrefour de migrations, entre le Moyen-Orient, la corne de l'Afrique et le Sahel. Mais il est tout aussi nécessaire de lui donner un cadre strict, les exemples libyen et tunisien ayant mis en évidence de graves dérives des autorités locales, notamment dans le traitement des migrants.
Enfin, la lutte contre les migrations illégales doit se doubler d'un accent mis sur le développement. Les migrations sont nourries par l'absence de perspectives économiques dans les pays de départ, mais aussi par les blocages sociaux et politiques. En ce sens, la France est fondée à demander davantage d'ouverture à ses interlocuteurs égyptiens, notamment en matière de droits de l'homme.
Sur le second volet, celui de la lutte contre le terrorisme, la problématique est tout à fait similaire. L'Égypte joue un rôle déterminant, et pour les mêmes raisons géographiques, puisqu'elle se trouve au carrefour d'espaces profondément déstabilisés. Nos interlocuteurs, notamment militaires, se sont montrés particulièrement préoccupés par les réseaux terroristes dans le Sahel et la Corne de l'Afrique - Houthis, Chebab en Somalie, Al-Qaïda voire Boko Haram. Ils soulignent que l'Europe est la première cible du terrorisme international, et que l'Égypte, à ce titre, remplit une fonction de rempart qui mérite d'être davantage valorisée. C'est une piste d'approfondissement de notre coopération, avec les mêmes limites que face aux migrations : l'aide à la lutte contre le terrorisme doit être assortie de conditions d'emploi de l'aide et des équipements livrés.
En conclusion, je souhaite souligner à quel point l'Égypte reste un partenaire important pour la France et un point d'appui, dont il faut reconnaître l'engagement pour la stabilité de la région. L'Égypte fait cependant face à des défis de plus en plus graves, dans un contexte post-7 octobre qui bouscule une politique basée sur la recherche de compromis et la modération. Nos points de convergence avec ce pays sont beaucoup plus nombreux que les divergences ; sur le rôle déstabilisateur de l'Iran notamment, en particulier au Liban. Les nuances les plus importantes portent sur le nouveau pouvoir en Syrie, que les autorités égyptiennes considèrent avec une franche hostilité car il est issu d'un mouvement islamiste affilié à al-Qaïda. Mais le dossier le plus complexe et le plus brûlant à la fois, qui réclame une collaboration particulièrement étroite avec notre partenaire égyptien, est bien sûr le conflit à Gaza. C'est le point que ma co-rapportrice Gisèle Jourda va maintenant vous présenter.
Mme Gisèle Jourda, rapportrice. - Les rencontres de notre délégation avec différents responsables égyptiens, ainsi que l'audition de plusieurs chercheurs ont permis d'éclairer la manière dont l'Égypte approchait la question palestinienne, et dont elle articulait ses positions diplomatiques traditionnelles et ses impératifs de sécurité.
Le cadre des relations israélo-égyptiennes est défini par le traité de paix prévu par les accords de Camp David de 1978, et signé le 26 mars 1979. Ces accords prévoyaient également la conclusion d'une paix globale au Moyen-Orient, mais ce volet est resté lettre morte. Après avoir été le fer de lance de la lutte contre Israël, l'Égypte revenait ainsi à une politique privilégiant l'intérêt national.
De ce point de vue, si la normalisation a valu au pays une exclusion de la Ligue arabe pendant dix années, elle lui a apporté des avantages non négligeables. D'abord, les accords entérinaient le retour du Sinaï, occupé par Israël depuis la guerre des Six Jours, dans le giron égyptien. Ensuite, ils ont fait de l'Égypte un partenaire privilégié des États-Unis dans le monde arabe - un partenariat qui s'est traduit par une aide militaire d'un montant cumulé de 50 milliards de dollars, et civile de 30 milliards de dollars.
Au point de vue économique, les bénéfices de la relation avec Israël ont été plus limités. Ils consistent principalement en un accord pour la liquéfaction et la réexportation du gaz importé d'Israël, et la création de zones industrielles dont les productions, qui contiennent des composants israéliens, sont exportées aux États-Unis en franchise de droits.
Ces dividendes de la paix expliquent que l'Égypte ne l'ait jamais remise en cause, y compris dans les périodes les plus tourmentées. Mais ils ont également entraîné une forme de glissement vers une dépendance économique et stratégique vis-à-vis des États-Unis et, secondairement, des pays du Golfe, ainsi qu'une érosion de la capacité égyptienne à peser sur les choix israéliens.
En apparence, le discours des autorités égyptiennes n'a pas varié depuis la signature des accords de Camp David : elles réclament une solution politique au conflit israélo-palestinien, qui passe par la création d'un État palestinien internationalement reconnu. Mais la pratique a, elle, profondément évolué : l'Égypte s'est, de fait, engagée dans une relation très pragmatique et centrée sur les impératifs de sécurité.
Le dossier palestinien, et en particulier les relations avec la bande de Gaza, n'est pas géré par la diplomatie mais par les services de renseignement qui ont constitué leurs propres réseaux au sein du territoire. Cette politique visait à contenir la menace sécuritaire que représentait Gaza après la prise de contrôle du territoire par le Hamas en 2007, menace rendue encore plus prégnante par le fait que le Nord-Sinaï, du côté égyptien de la frontière, est une région instable où évoluent divers groupes islamistes, dont Daech. Dans ce domaine, l'armée égyptienne a engagé une forme de coopération avec Israël, afin de contenir la menace terroriste. Les Égyptiens ont par ailleurs, à partir de 2013, détruit la plupart des tunnels qui reliaient Gaza à leur territoire.
Cette gestion sécuritaire, appuyée sur les contacts et les réseaux entretenus au sein de la bande de Gaza, se déploie dans une zone grise. Idéologiquement très hostile au Hamas, qui est une émanation des Frères musulmans désormais interdits en Égypte, le pouvoir égyptien a ainsi, à Gaza, noué des relations avec ses principaux représentants. L'Égypte a par ce biais acquis une position unique de médiateur, non seulement entre Israël et les différents groupes palestiniens, mais aussi entre ces groupes. Ce sont les services de renseignement égyptiens qui ont été à la manoeuvre pour mettre fin aux principaux épisodes de violence entre Israël et Gaza, en 2008-2009, 2012, 2014 et 2021.
Cependant, pour efficace qu'elle ait été, cette action relevait d'une gestion de court terme, qui consistait à contenir les effets du conflit à Gaza. Sur le long terme, c'est-à-dire la perspective d'un règlement politique du conflit, l'Égypte n'a pu que constater qu'elle n'avait plus guère les moyens d'infléchir les positions d'Israël. Si la normalisation a bien assuré une forme de stabilité stratégique à l'Égypte, en neutralisant la menace d'un conflit de grande ampleur, elle a aussi réduit ses marges de manoeuvre.
Voilà où en était l'Égypte à la veille du 7-octobre : une relation relativement apaisée avec Israël, mais aussi de plus en plus asymétrique.
Le 7-octobre a, au Caire comme ailleurs, provoqué la sidération, même si les services égyptiens auraient averti leurs homologues israéliens qu'une opération de grande ampleur se préparait. Très vite cependant, les autorités égyptiennes ont commencé à travailler sur deux objectifs : obtenir la libération des otages israéliens, et faciliter les discussions inter-palestiniennes, afin de parvenir à un accord sur le gouvernement de Gaza après la guerre.
Si l'activité égyptienne a été intense depuis le 7-octobre, les discussions n'ont finalement abouti que grâce à la très forte pression exercée par l'envoyé spécial du président élu Donald Trump, Steve Witkoff, sur Benyamin Netanyahou pour accepter l'accord élaboré par les négociateurs.
Quant aux discussions inter-palestiniennes, un accord entre le Hamas et l'Autorité palestinienne a bien été annoncé au Caire en décembre 2024 sur la formation d'un comité de 10 à 15 personnalités « indépendantes » pour gouverner Gaza, mais sans résultats concrets pour le moment.
Sur le plan sécuritaire, les frictions avec Israël ont été nombreuses, portant d'abord sur le projet, un temps exploré par Benyamin Netanyahou, de la relocalisation « temporaire » de réfugiés de Gaza dans des camps au Nord-Sinaï. Un tel plan était et reste inacceptable pour les autorités égyptiennes, pour trois raisons. D'abord, l'Égypte a, depuis 1948, eu pour politique d'éviter l'implantation de camps palestiniens (eux aussi « temporaires » à l'origine) sur son territoire, qui risquaient de devenir des abcès de fixation et des foyers d'instabilité - comme ce fut le cas au Liban ou en Jordanie. Ensuite, d'éventuelles attaques contre Israël partant de ces camps auraient amené Israël à conduire des représailles en territoire égyptien. Enfin, il y aurait également un effet d'éviction pour la population bédouine déshéritée du Nord-Sinaï.
Une fois cette hypothèque écartée, les autorités égyptiennes ont laissé passer les Palestiniens sur une base individuelle et contrôlée par le passage de Rafah, le seul resté ouvert. Au total, environ 130 000 Palestiniens seraient passés en Égypte depuis le début de la guerre à Gaza. La fermeture de Rafah, dont l'armée israélienne a pris le contrôle en mai 2024, a mis fin aux passages.
Au plan stratégique, la position égyptienne est assez ambivalente. La conduite de la guerre par Israël suscite de vives inquiétudes chez les responsables égyptiens, qui dénoncent le caractère désinhibé des actions israéliennes, que ce soit au Liban, à Gaza ou désormais en Cisjordanie. D'où les demandes répétées, exprimées devant la délégation, en direction de la France ou de l'Union européenne pour que des pressions soient exercées sur Israël. L'un de nos interlocuteurs a ainsi tenu à saluer la déclaration du président Macron, le 5 octobre 2024, demandant « qu'on cesse de livrer les armes pour mener les combats sur Gaza », ainsi que la décision, en novembre, de ne pas attribuer de stand à certaines entreprises israéliennes au salon Euronaval.
Pour autant, la guerre menée par Israël a aussi eu pour conséquence d'affaiblir les adversaires stratégiques de l'Égypte que sont l'Iran et le Hezbollah, considérés par celle-ci comme les principaux foyers d'instabilité dans la région.
C'est pourquoi les bases de la coopération sécuritaire égypto-israélienne n'ont pas été remises en cause par la campagne de Gaza. Objectif constant et prioritaire des autorités égyptiennes, la stabilité du Nord-Sinaï a été préservée de haute lutte, dans une approche essentiellement défensive. Toutefois, la question de la réaction égyptienne à une annexion de la Cisjordanie par Israël, que désormais Donald Trump se refuse à écarter, reste ouverte.
Déjà placée dans une position très inconfortable par la poursuite de la guerre à Gaza, la diplomatie égyptienne approche du point de rupture avec les déclarations de Donald Trump sur « l'évacuation », cette fois définitive, de Gaza et la réinstallation de ses habitants en Jordanie ou en Égypte. Comme je l'ai souligné, l'implantation, volontaire ou non, de réfugiés palestiniens dans le Sinaï est précisément ce que les Égyptiens voulaient éviter. Or les deux pays sont soumis à une pression très intense et personnelle du président Trump. Convoqué à Washington, le roi Abdallah de Jordanie n'a pu le contredire ouvertement, mais a réitéré son attachement au principe d'un État palestinien et son refus de tout déplacement de population.
Sans même parler de ses conséquences humanitaires graves, un tel projet relève d'une ignorance totale de l'histoire du conflit israélo-palestinien, comme de la sensibilité de la question palestinienne pour les opinions arabes. Il mettrait en danger, face à leur propre population, les partenaires modérés d'Israël et compromettrait la perspective d'une normalisation globale entre l'État hébreu et le monde arabe. En effet, l'Arabie saoudite, qui était toute proche d'un accord à la veille du 7-octobre, fait savoir depuis que la normalisation est conditionnée à un règlement politique de la question palestinienne, qu'Israël se refuse toujours à envisager.
C'est pourquoi la France doit soutenir les efforts de la diplomatie égyptienne et de la Ligue arabe pour faire émerger une solution alternative à celle que pousse l'administration Trump tout en excluant le Hamas de la gestion de Gaza et en reconnaissant les impératifs sécuritaires d'Israël. Dès le 20 février, la Jordanie, l'Égypte, l'Arabie saoudite et les Emirats arabes unis se réuniront à Riyad, avant un sommet de la Ligue arabe au Caire le 27. Notre rencontre avec le secrétaire général de la Ligue arabe nous a confirmé combien la France restait attendue dans ce dossier.
Alors que l'Union européenne ne parvient pas à se mettre en ordre de marche et risque, une fois de plus, la marginalisation, et que les positions prises par notre président sur la question n'ont pas brillé par leur clarté ni par leur cohérence, il est impératif que notre diplomatie s'engage plus résolument dans cette voie.
Pour conclure, je tiens à saluer le bon esprit dans lequel a travaillé notre délégation, et j'en remercie mes collègues.
Mme Catherine Dumas, présidente. - Je vous remercie ; vous avez bien montré la complexité de l'environnement géopolitique hérité du 7-octobre.
M. Philippe Folliot. - Je tiens à saluer l'excellent travail de nos collègues sur un pays que j'ai eu l'occasion de bien connaître, ayant, à l'Assemblée nationale, présidé le groupe d'amitié France-Égypte pendant une dizaine d'années et m'y étant rendu à de multiples reprises.
Bien entendu, le conflit israélo-palestinien est la clef de voûte de toutes les problématiques du Moyen-Orient. L'addition des positionnements de MM. Netanyahou et Trump nourrit beaucoup d'inquiétudes sur les perspectives d'une solution diplomatique juste et équilibrée, basée sur la reconnaissance de deux États. L'Égypte joue un rôle de pôle de stabilité dans la région, ne serait-ce qu'au regard de son importance démographique.
J'ai eu l'occasion de rencontrer le président al-Sissi ; il nous avait déclaré que son défi était d'ouvrir une école par jour. Le défi démographique est particulièrement important pour l'Égypte. Avez-vous eu des échanges sur ce thème ? La démographie nécessite une croissance importante, et on sait l'économie égyptienne très fragile - vous avez identifié le canal du Suez et le tourisme comme des enjeux essentiels pour le pays. Quelles sont les perspectives à cet égard ? Un basculement de l'Égypte aurait des conséquences cataclysmiques, d'autant qu'il y a une dizaine de millions de chrétiens coptes dans le pays, et nous connaissons les difficultés qu'ils ont connues durant les deux années de régime islamiste. Quelle est votre vision de ces enjeux ?
M. François Bonneau, rapporteur. - Cette question, très importante, ne relevait pas du périmètre de notre mission. L'Égypte a trois sources de revenus principales : le tourisme, les revenus du canal de Suez et la diaspora. Les Égyptiens nous ont indiqué qu'ils n'interviendraient pas tant que le conflit à Gaza serait dans sa phase la plus aiguë. Ils espèrent une stabilisation de la situation, et des revenus qui vont avec. En matière de tourisme, ils ont de bons résultats mais pourraient faire encore mieux. Ce qui les touche le plus est l'inflation, mais aussi la crise ukrainienne, à travers le prix du blé. Dans tous les pays du Maghreb, le prix du blé ou de la farine est subventionné ; c'est un facteur de stabilité dans un contexte de populations très précaires, dont la situation est sensible à l'évolution du prix du pain. C'est un équilibre instable, qui tient grâce à l'aide internationale que nous avons évoquée, mais en effet très fragile.
Mme Gisèle Jourda, rapportrice. - Le périmètre de notre mission était restreint, puisqu'il portait sur les conséquences du 7-octobre pour l'Égypte.
M. Roger Karoutchi. - J'entends bien que les Égyptiens nous disent, par courtoisie, qu'ils attendent beaucoup de la France ; mais je crois qu'on ne nous le dit plus que dans les rencontres de ce genre ! Lorsque, en compagnie du président du Sénat, nous avions reçu le président al-Sissi, ce dernier avait insisté sur un point : il n'était pas question - et c'était bien avant le 7-octobre - que l'Égypte, d'une manière ou d'un autre, ait quoi que ce soit à faire avec Gaza. Son obsession restait de se débarrasser des Frères musulmans. Le Hamas, et tout ceux qui de près ou de loin se rattachent aux Frères musulmans, c'était non : il ne fallait pas lui demander de faire quoi que ce soit. Il y a quelques semaines, une proposition d'origine israélienne suggérait que l'Égypte et la Turquie s'accordent sur une sorte de condominium sur Gaza pour aller vers la paix, après le Hamas. La Turquie y était plutôt favorable ; c'est l'Égypte qui a freiné des quatre fers.
Quant aux propositions de Trump, je ne suis pas sûr qu'il en ait même parlé aux Israéliens avant de les faire... Ils ont été les premiers étonnés de son ampleur. En revanche, les propositions du prince Mohammed ben Salmane, qui sont sur la table, peuvent faire évoluer les choses. Finalement, l'Arabie saoudite, qui est plus loin de Gaza, est plus à même de prendre des initiatives que le pouvoir égyptien, qui est tétanisé par les Frères musulmans. Le président égyptien a redit il y a quelques jours qu'il avançait en âge et qu'il craignait que ces derniers, après lui, ne reviennent au premier plan.
C'est pourquoi il ne faut pas trop demander aux autorités égyptiennes d'intervenir sur Gaza : elles ne voudront pas le faire.
M. François Bonneau, rapporteur. - Nous partageons cette analyse. Mais les autorités en place ne peuvent pas totalement ignorer la pression de la rue arabe.
Mme Gisèle Jourda, rapportrice. - Il y a une redistribution des rôles au sein de la Ligue arabe, dont nous avons rencontré le secrétaire général, Ahmed Aboul Gheit. MBS souhaite y jouer un rôle. Les Émirats arabes unis essaient, eux aussi, de remplir une fonction de médiateurs. Jusqu'à présent, l'Égypte est en avant, mais pour combien de temps ? Il y a une redistribution du pouvoir dans la zone.
M. Jean-Luc Ruelle. - Je vous remercie pour la qualité de votre présentation. Mon inquiétude porte sur la pérennité du système égyptien. Nous avons souvent été surpris par des changements de régime dans la région. A-t-on une idée de la solidité du régime, et de ses faiblesses ? Y a-t-il des alternatives ?
M. François Bonneau, rapporteur. - C'est une question que nous n'avons pas manqué de poser. Mais les sentiments de la population à l'égard du régime sont le secret le mieux gardé du pays... Je me contenterai de souligner que l'armée est omniprésente, sur le plan militaire, sécuritaire mais aussi économique. Elle détient un certain nombre de leviers au sein de l'État. Néanmoins, nous ne mesurons pas sa capacité de réaction aux événements.
Mme Gisèle Jourda, rapportrice. - Comme nous l'avons constaté, l'armée nourrit, éduque, informe...
Mme Michelle Gréaume. - Je peux comprendre les positions de l'Égypte, mais j'ai également de l'espoir. Les déclarations de Donald Trump ont déclenché un tollé, mais il s'est également dit ouvert à d'autres propositions. L'Égypte a également un projet de reconstruction de Gaza qui n'impliquerait pas le départ des habitants. On peut donc envisager une issue favorable, si du moins ce territoire est reconnu comme relevant d'un État palestinien.
La France, depuis février 2024, a apporté une aide humanitaire et sanitaire. Huit tonnes de matériel médical ont été livrées, le Dixmude a été déployé dans le port d'Al-Arish pour soigner des blessés. Des enfants palestiniens - 23 au total - ont été soignés dans des hôpitaux français. Y aura-t-il d'autres initiatives en faveur des victimes innocentes de cette guerre, et quel est l'avenir de la coopération humanitaire entre les deux pays dans le cadre du cessez-le-feu ?
Alors que l'économie égyptienne pâtit d'une inflation galopante et de la pression israélienne, quels leviers le pays peut-il activer pour renforcer son poids diplomatique ?
M. Olivier Cadic. - Vous avez évoqué le barrage de la Renaissance sur le Nil, qui entre progressivement en service ; par ailleurs l'Égypte a envoyé des troupes en Somalie. Quels ont été les commentaires de vos interlocuteurs à cet égard ?
Mme Gisèle Jourda, rapportrice. - La question de l'aide humanitaire n'était pas au centre de notre mission d'information. Au moment où nous étions en Égypte, on ne parlait pas encore de reconstruction. L'enjeu était plus immédiat ; l'Égypte acceptait d'accueillir des blessés dans une zone tampon, mais la situation sur le terrain était très complexe. De plus, l'Égypte souhaite avant tout éviter un afflux supplémentaire de réfugiés, après la vague de migration venue du Soudan. Il faut également noter que les Palestiniens en Égypte n'ont pas le statut de réfugiés, et que les autorités n'ont pas l'intention de le leur octroyer. La reconstruction sera discutée par les partenaires arabes ; elle n'impliquera pas seulement l'Égypte.
M. François Bonneau, rapporteur. - Le sujet du barrage de la Renaissance a très souvent été évoqué par nos interlocuteurs. C'est un point très sensible. L'Égypte et l'Éthiopie n'iront pas jusqu'à la guerre ; mais dans tous les conflits régionaux - Somalie, Soudan - les deux pays s'opposent. Il y a également d'autres influences étrangères au Soudan. La tension n'est pas près de retomber, car l'accès à l'eau est une question vitale pour les Égyptiens.
Mme Catherine Dumas, présidente. - Je vous remercie pour votre présentation très détaillée.
Le rapport d'information est adopté à l'unanimité.
LISTE DES PERSONNES ENTENDUES
Mardi 3 décembre 2024 :
· Audition de S.E. M. Alaa YOUSSEF, Ambassadeur de la République Arabe d'Égypte en France.
Mardi 10 décembre 2024 :
· Audition de Mme Dima ALSAJDEYA, chercheuse associée à la chaire Histoire contemporaine du monde arabe au Collège de France, spécialiste de l'Égypte ;
· Audition du ministère de l'Europe et des affaires étrangères : MM. Antoine ALHERITIERE, sous-directeur adjoint de DGP/ANMO/EL (Égypte Levant) et Xavier TREMENBERT, rédacteur Égypte ;
· Audition de la DG Trésor : Mme Magali CESANA, Cheffe du Service des Affaires bilatérales, de l'Internationalisation des entreprises et de l'Attractivité, M. Julien CAMOIN, adjoint au chef de bureau Méditerranée et Proche-Orient, responsable géographique pour l'Égypte, Israël, la Jordanie et les Territoires palestiniens et M. Nicolas BIC, adjoint au chef de service économique auprès de l'ambassade de France en Égypte.
Jeudi 12 décembre 2024 :
· Audition de Mme Sarah DAOUD, docteure associée au Centre de recherches internationales (CERI) de Sciences Po et au CEDEJ du Caire, spécialiste de l'Égypte.
Vendredi 24 janvier 2025 :
· Audition du colonel FAUCHON, chef du département Afrique du Nord et Moyen-Orient à la Direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS).
LISTE DES ENTRETIENS CONDUITS SUR PLACE
· M. Aboubakr Hefny, vice-ministre des affaires étrangères
· M. Badr Abdelatty, ministre des affaires étrangères
· M. Ahmed Aboul Gheit, secrétaire général de la Ligue arabe
· Mme Elena Panova, résidente coordinatrice des Nations Unies au Caire, et M. Jean-Luc Tonglet, Chef du Bureau de la Coordination des Affaires humanitaires pour le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord au Caire
· Entretiens avec des représentants des entreprises françaises présentes en Égypte
· Entretiens avec des membres du Sénat et de la Chambre des représentants égyptiens
· Entretiens au ministère de la défense égyptien
* 1 Ces données, et les autres mentionnées dans cette section, ont été transmises par la Direction générale du Trésor.
* 2 A chaque épisode, sauf en 2014, ce n'est pas un document officiel qui met fin au conflit mais un accord informel.
* 3 Voir notamment ce rapport du Combating Terrorism Center de West Point sur les défaillances du renseignement israélien, qui cite plusieurs articles de presse rapportant les avertissements égyptiens.
* 4 Voir le texte du communiqué.
* 5 Ce projet vient d'être réactivé par les déclarations de Donal Trump du 26 janvier 2025, suggérant une réinstallation de la population gazaouie en Égypte et en Jordanie.
* 6 Réponse à un questionnaire écrit adressé à la mission d'information.
* 7 Idem.
* 8 L'objectif de la guerre du Kippour était strictement circonscrit : recouvrer la péninsule du Sinaï.
* 9 Source : données fournies par la DG Trésor.
* 10 Données transmises par la DG Trésor
* 11 Données du gouvernement égyptien reprises par le Haut Commissariat des Nations Unies aux réfugiés (HCR) : https://data.unhcr.org/fr/documents/details/113857
* 12 Cette hostilité initiale à un pouvoir issu d'un mouvement djihadiste semble cependant s'être modérée depuis. Les deux ministres des affaires étrangères ont eu un entretien téléphonique le 31 décembre 2024.
* 13 Le président Trump a reçu, le 11 février, le roi Abdallah II de Jordanie à la Maison-Blanche afin de vanter son plan de réinstallation. Le roi, interrogé sur la volonté de la Jordanie d'accueillir des habitants de Gaza sur son territoire, s'est refusé à répondre.