PARTIE IV
UNE POLITIQUE PUBLIQUE À STRUCTURER DAVANTAGE, SANS SUPERPOSER LES RÉGLEMENTATIONS

A. L'ÉTAT CONDUIT UNE POLITIQUE BIENVENUE DE SOUTIEN À L'OFFRE DE SOLUTIONS D'INTELLIGENCE ARTIFICIELLE GÉNÉRATIVE

1. La diffusion des décisions de justice en données ouvertes a favorisé le développement de l'intelligence artificielle générative dans le domaine juridique

La politique d'ouverture des données de justice conduite par l'État a grandement participé au développement de l'intelligence artificielle - générative ou non - dans le domaine juridique. Cette démarche s'est opérée en plusieurs étapes, que sont la loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique, la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice, le décret n° 2020-797 du 29 juin 2020 relatif à la mise à la disposition du public des décisions des juridictions judiciaires et administratives et le décret n° 2021-1276 du 30 septembre 2021 relatif aux traitements automatisés de données à caractère personnel.

La diffusion en données ouvertes des décisions juridictionnelles a tout d'abord requis, en pratique, l'adaptation des outils informatiques dont dépendent le suivi des procédures et la formalisation des décisions de justice. La Cour de cassation a par ailleurs conçu des outils d'anonymisation des décisions nécessaires à la garantie du respect de la vie privée et de la sécurité des personnes, qui reposent eux-mêmes sur l'intelligence artificielle132(*).

Cette politique constitue, de l'avis de l'essentiel des personnes auditionnées, une réussite précieuse. Les rapporteurs ont en outre constaté la qualité de son exécution, car le calendrier de déploiement de la diffusion des données, par juridiction et par type de contentieux, a été respecté133(*). Les décisions de la Cour de cassation sont donc en libre accès depuis 2021, et celles rendues par les cours d'appel en matière civile, commerciale et sociale, depuis 2022. Cela représente pour l'heure près d'un million de décisions civiles diffusées en données ouvertes par an.

Les statistiques de fréquentation du moteur de recherche et de l'interface de programmation d'application, de l'anglais « application programming interface » (API), Judilibre, sur lesquels sont diffusées les décisions de justice sont à cet égard éloquentes. Le moteur de recherche du site Judilibre a ainsi comptabilisé à lui seul près de 6 500 000 consultations ces douze derniers mois134(*). Les rapporteurs jugent en conséquence judicieux que la Chancellerie s'inspire de ce succès pour la conduite des autres volets de sa politique numérique.

Le secrétariat général du ministère de la justice a par ailleurs précisé auprès des rapporteurs que la Cour de cassation ne dispose, dans ses bases internes et avant 2021, que de ses décisions et de celles des cours d'appel. L'extension de la diffusion des décisions de justice en données ouvertes aux années antérieures à 2021 ne serait donc pas envisageable pour les tribunaux judiciaires, ce qui compromet largement la revendication, parfois avancée par des entreprises de la legaltech, de procéder à l'ouverture des données de justice antérieures à 2021.

La réussite de la politique de diffusion en ligne des décisions de justice fournit un ressort significatif au développement des outils d'intelligence artificielle générative en France, comme l'a relevé France Digitale, car elle a apporté aux entreprises de la legaltech et aux éditeurs juridiques de nombreuses données de qualité, qui sont nécessaires à l'entraînement des algorithmes développés.

Cette action de l'État illustre par ailleurs le fait que les solutions d'intelligence artificielle générative nécessitent un environnement spécifique pour se déployer. Au-delà de la donnée, cette technologie repose sur des infrastructures spécifiques, qui consomment, du fait de leur puissance de calcul significative, une énergie abondante. L'élaboration des algorithmes nécessite, quant à elle, la formation d'ingénieurs spécialisés - et donc l'existence de centres de recherche de renommée internationale.

L'accompagnement direct des entreprises de la legaltech ne constitue donc qu'un volet du soutien qui leur est apporté par l'État ; l'existence même de ces sociétés est en effet largement tributaire de la qualité de l'environnement technologique et académique du pays.

2. Les entreprises de la legaltech qui investissent le champ de l'intelligence artificielle générative bénéficient de plusieurs dispositifs d'aide publique généraux
a) Les politiques publiques de soutien aux secteurs de l'intelligence artificielle en général et de l'intelligence artificielle générative en particulier

L'État a élaboré une politique publique ambitieuse pour favoriser le développement, en France, de l'intelligence artificielle, la stratégie nationale pour l'intelligence artificielle. Celle-ci repose sur de nombreux dispositifs généraux, qui bénéficient directement et indirectement aux entreprises de la legaltech et a été pourvue d'une enveloppe globale de 3,7 milliards d'euros, qui intègre des investissements privés mobilisés grâce à un effet de levier, comme l'a développé Clara Chappaz, alors secrétaire d'État chargée de l'intelligence artificielle et du numérique. Cette politique publique a connu deux séquences principales.

La première, qui s'est étendue de 2018 à 2022, a privilégié le développement des capacités de recherche de la France et l'investissement dans les infrastructures essentielles au développement de cette technologie. L'État a ainsi engagé des moyens pour que le nombre d'étudiants formés à l'intelligence artificielle augmente - et donc que des solutions fondées sur cette dernière soient conçues en France. Il a ensuite été procédé à la création des institutions interdisciplinaires d'intelligence artificielle, dits « 3IA », qui favorisent les applications de cette technologie à différents domaines, dont le secteur juridique. Enfin, l'État a oeuvré au développement de la puissance de calcul, en investissant notamment dans le supercalculateur Jean Zay et par là même dans une infrastructure nécessaire au développement, en France, de l'intelligence artificielle générative.

La seconde phase de la stratégie nationale pour l'intelligence artificielle, qui devrait s'achever en 2025, implique tout d'abord de poursuivre la politique de formation, dont dépend la qualité de l'écosystème technologique. Aussi, l'appel à projets « IA cluster » a été conçu pour que des pôles d'enseignement et de recherche en intelligence artificielle de dimension européenne et mondiale s'affirment en France.

De la même manière, l'appel à manifestation d'intérêt « Compétences et métiers d'avenir », qui s'inscrit dans le cadre du plan France 2030, vise notamment à favoriser la formation des divers professionnels dont l'expertise participe au développement de cette technologie.

Si ces dispositifs ne bénéficient pas directement aux entreprises du secteur de la legaltech, le succès de ces dernières y participe toutefois. L'intelligence artificielle générative nécessite en effet un capital technologique et humain considérable, que l'État a grandement contribué à établir en France, en favorisant initialement le développement de l'intelligence artificielle non générative. Cette politique pérenne et protéiforme explique en partie pourquoi 15 % des entreprises françaises utilisent des logiciels nationaux, au premier rang desquels Mistral AI, contre seulement 3 % des entreprises européennes135(*) - et que les acteurs de la legaltech soient si nombreux en France.

L'État a également conduit des politiques plus spécifiques d'aide au développement de la technologie, pour accompagner les entreprises innovantes. Il en va ainsi de l'appel à projets « Maturation technologique et
démonstration de solutions d'intelligence artificielle embarquée »
de Bpifrance, qui a permis d'accompagner des entreprises dans la conception d'une solution fondée sur l'intelligence artificielle non générative.

Certains dispositifs de soutien public ciblent désormais spécifiquement l'intelligence artificielle générative. L'appel à projets « Communs numériques pour l'intelligence artificielle générative » se consacre par exemple au développement de l'environnement technologique nécessaire aux algorithmes d'intelligence artificielle générative, qu'il s'agisse des modèles de fondation, ou des bases de données.

Si l'État cible ainsi l'aval de la chaîne de valeur de cette technologie, il incite également les acteurs du secteur à concevoir des solutions non seulement utiles aux professionnels, mais aussi viables économiquement. L'appel à projets « Accélérer l'usage de l'intelligence artificielle générative dans l'économie » entend par exemple favoriser le développement d'outils d'intelligence artificielle générative intégrés, qui disposent d'un niveau de fonctionnalité avancé et d'une éventualité d'adoption à court terme. La logique de cet appel à projets repose sur l'association de développeurs et d'utilisateurs d'intelligence artificielle générative, pour qu'ils oeuvrent ensemble à la conception de produits susceptibles d'être commercialisés. Clara Chappaz, alors secrétaire d'État chargée de l'intelligence artificielle et du numérique, a précisé aux rapporteurs lors de son audition que près de 10 % des projets retenus concernaient le secteur juridique - et plusieurs entreprises du secteur de la legaltech auditionnées par les rapporteurs ; à l'instar de Tomorro, leur ont signalé leur satisfaction à ce sujet et leur participation à cet appel à projets.

b) Les politiques publiques de soutien aux jeunes pousses, ou start-up, dont peuvent en principe bénéficier les entreprises du secteur de la legaltech

Les entreprises du secteur de la legaltech peuvent bénéficier d'actions publiques conçues pour faciliter le financement des start-up en général, et le soutien à l'innovation de rupture en particulier.

La participation de l'État au financement des start-up se justifie par l'existence de failles de marché ; il apparaît en effet nécessaire, du fait de l'intensité capitalistique de certains investissements, des risques associés à certaines technologies ou du temps de développement requis par certaines entreprises, que la personne publique incite les opérateurs privés à investir.

Bpifrance et l'agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe) gèrent donc pour le compte de l'État quatorze fonds d'investissement publics, qui interviennent à chaque étape des levées de fonds, du pré-amorçage et de l'amorçage, avec par exemple les fonds FT Seed, F3A ou FNA3, jusqu'à la phase d'expansion des entreprises, à laquelle participe le fonds Multi Cap Croissance 4, par exemple.

La DGE a précisé aux rapporteurs que les gestionnaires des fonds obéissent à la règle de l'investisseur avisé ; ils doivent en conséquence systématiquement associer des acteurs privés à leurs investissements - ce qui explique pourquoi les prises de participation de Bpifrance n'excèdent en principe pas 30 % du capital de l'entreprise concernée.

Les entreprises de la legaltech peuvent donc bénéficier d'une aide publique au financement structurée. L'accès au financement des start-up connaît toutefois une limite principale, qui s'apprécie à l'échelle de l'Union européenne : la profondeur du marché financier européen est actuellement insuffisante pour offrir aux entreprises le financement que requiert leur phase d'expansion. Les entreprises de la legaltech apparaissent toutefois moins concernées par cette difficulté, car elles nécessitent des investissements plus faibles que les sociétés qui développent des modèles d'intelligence artificielle généraliste, telles que Mistral AI. Selon France Digitale, leur spécialisation sectorielle leur permet a priori d'apporter une solution plus efficace et moins coûteuse à leurs clients potentiels.

Le soutien public à l'innovation de rupture

Les start-up spécialisées dans l'innovation de rupture, dites « deeptech », bénéficient d'un soutien public consacré en 2019 par le lancement du plan Deeptech. Cette politique publique repose sur plusieurs actions, telles que le développement du capital-risque spécialisé dans la deeptech grâce aux fonds d'investissement publics qui dépendent de Bpifrance, la création de subventions spécifiques octroyées par Bpifrance (concours i-Lab, bourse French Tech émergence, aide au développement deeptech), l'accompagnement des entreprises les plus prometteuses et la simplification du cadre juridique propre au transfert technologique.

Le plan Deeptech a contribué au dynamisme du secteur en France. Entre 2019 et 2024, le nombre annuel de start-up créées dans ce domaine a doublé et le montant annuel de fonds levés a presque triplé. Aussi compte-t-on désormais près de 2 170 start-up de la deeptech en France, dont les levées de fonds ont atteint 4,1 milliards d'euros en 2023136(*), contre 1,5 milliards d'euros en 2019. La France se situe donc à la deuxième place en Europe, derrière le Royaume-Uni, et à la quatrième à l'échelle mondiale, selon la DGE.

La politique publique en matière d'intelligence artificielle, générative ou non, comporte donc plusieurs volets qui bénéficient, directement ou indirectement, aux entreprises du secteur de la legaltech. Les modalités de l'appel à projets « Accélérer l'usage de l'intelligence artificielle générative dans l'économie » soulignent toutefois la nécessité d'assurer la rencontre entre l'offre de solutions d'intelligence artificielle générative dans le domaine juridique et la demande des professionnels du droit. Aussi, l'État développe des actions de sensibilisation des acteurs pour les inciter à adopter
cette technologie, car ils sont encore trop peu nombreux à s'en saisir - en dehors de certains acteurs, spécialement parmi les cabinets d'avocats, qui embrassent avec méthode cette évolution technologique.


* 132 Voir supra, p. 67 et p. 73.

* 133 Arrêté du 28 avril 2021, modifié par l'arrêté du 27 juin 2023.

* 134 Estimation communiquée par la Cour de cassation.

* 135 Étude de l'European legal tech association publiée en octobre 2024, intitulée : « Legal Professionals & Generative AI Global Survey », deuxième édition.

* 136 Parmi lesquels figure la levée de fonds de 385 millions d'euros de Mistral AI en décembre 2023.

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