C. L'INTELLIGENCE ARTIFICIELLE GÉNÉRATIVE PARTICIPE DE L'OBJECTIF À VALEUR CONSTITUTIONNELLE D'INTELLIGIBILITÉ ET D'ACCESSIBILITÉ DU DROIT, MAIS NE DOIT PAS ÊTRE ASSIMILÉE À UNE CONSULTATION JURIDIQUE
Ce développement des solutions d'intelligence artificielle générative appliquée au droit a naturellement des conséquences majeures sur l'exercice des professions du droit, qui seront détaillées ci-après. Outre leurs effets sur les professionnels, ces outils ne sont pas non plus sans incidence sur l'exercice de notre démocratie et l'information des citoyens.
De la même manière que la naissance des moteurs de recherche sur internet a facilité, à partir des années 1990, l'accès à l'information juridique, et parce qu'elle permet de répondre dans des termes - relativement - simples à une question posée en langage naturel, l'intelligence artificielle générative appliquée au droit constitue indubitablement une avancée majeure en termes d'accessibilité et d'intelligibilité du droit, deux principes à valeur constitutionnelle reconnus depuis plusieurs décennies par le Conseil constitutionnel27(*) - bien que ces deux principes, suivant la jurisprudence du Conseil constitutionnel, fassent davantage référence à la qualité de la loi. Si la réponse obtenue est rarement pleinement satisfaisante en termes de rigueur juridique, voire comporte régulièrement des erreurs significatives28(*), les outils généralistes d'intelligence artificielle générative à destination du grand public permettent a minima à tout justiciable de se renseigner sur des questions de droit, éventuellement posées en langage courant.
À ce titre, bien que l'accès à certains outils soit gratuit, il appert paradoxalement que les outils d'intelligence artificielle générative appliquée au droit sont exclusivement développés par des entreprises privées. Si certaines initiatives dans le secteur public ont vu le jour, comme par exemple l'application « Albert » développée par le DataLab de la direction interministérielle du numérique (DINUM), elles restent pour l'instant à l'unique destination des agents publics. La DILA, qui est spécifiquement chargée du service public de la diffusion du droit, notamment via les sites Légifrance, vie-publique.fr et service-public.fr, travaille elle aussi à des solutions d'intelligence artificielle, notamment générative, mais, à nouveau à destination des seuls agents publics, par exemple pour leur faciliter la consolidation des textes législatifs et règlementaires ou les aider à répondre aux questions des usagers du site service-public.fr. Ces divers projets ont représenté un coût pour la DILA compris entre un et deux millions d'euros, d'après les informations transmises aux rapporteurs.
Si la création d'un service public de l'intelligence artificielle générative appliquée au droit, par exemple en créant un agent conversationnel adossé à toutes les données publiques hébergées sur les sites gérés par la DILA, est une idée séduisante à première vue, elle signifierait cependant que les réponses apportées par un tel outil pourraient être assimilées à un contenu éditorialisé voire à un conseil juridique, ce qui dépasse le mandat actuel de la DILA et n'est pas souhaitable en l'état au regard des risques d'erreur que comportent encore les outils d'intelligence artificielle générative. Toutefois, le service public de la diffusion du droit doit suivre les avancées technologiques afin que les usagers ne s'en détournent pas au profit d'outils moins fiables. C'est pourquoi les rapporteurs soutiennent pleinement le projet de la DILA, pour l'instant seulement esquissé, de permettre à l'usager de poser une question en langage naturel dans le moteur de recherche du site Légifrance, plutôt que des seuls mots-clefs ou des références d'articles, qui présupposent déjà des connaissances juridiques. Cette question en langage naturel pourrait intégrer des éléments géographiques, temporels ou de domaine et Légifrance proposerait une liste de résultats dont la présentation pourrait être affinée. D'après les informations transmises par la DILA aux rapporteurs, les travaux sur ces nouvelles fonctions, sous réserve d'une analyse de leur coût prévisionnel, ne seraient cependant pas initiés avant « 2025-2026 ».
Proposition n° 2 : affiner le moteur de recherche de Légifrance pour permettre à l'usager du service public de l'information légale de formuler ses questions en langage naturel.
Le risque que ces outils incitent les justiciables à « [l']autojuridication », qui a été mentionné à quelques reprises lors des auditions des rapporteurs, peut toutefois être écarté.
D'une part, si l'autojuridication est comprise comme une plus grande curiosité intellectuelle du justiciable, qui chercherait à comprendre par lui-même les enjeux juridiques d'une affaire qui le concerne ou d'un sujet qui l'intéresse, cela n'est pas en soi un risque et redonnerait au contraire du sens au principe ancien selon lequel nemo jus ignorare censetur - nul n'est censé ignorer la loi. Par ailleurs, les moteurs de recherche actuels (sans intelligence artificielle générative) et la riche documentation juridique diffusée sur internet permettent déjà à tout un chacun de s'informer sur des questions de droit. L'argument selon lequel il serait à craindre qu'un justiciable ayant fait usage de l'intelligence artificielle générative remettrait plus aisément en question l'expertise de son avocat est par ailleurs peu recevable, l'avocat étant de toute façon soumis à un principe de compétence29(*) : c'est donc à lui de s'adapter à son client. Le seul risque tangible sur ce point serait que les réponses apportées par une solution d'intelligence artificielle générative découragent un justiciable à formuler un recours ou une plainte, d'où l'importance, déjà mentionnée supra, d'indiquer à la suite de chaque résultat que ledit résultat doit être vérifié et peut comporter des erreurs.
D'autre part, les biais et risques d'erreurs inhérents aux outils d'intelligence artificielle générative, a foritiori les outils grand public qui ne sourcent pas leurs résultats, rendent peu probable, même à moyen terme, une obsolescence du conseil juridique personnalisé par un professionnel du droit.
La consultation juridique est en effet un monopole des professions réglementées du droit, conformément à l'article 54 de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques. Le législateur a souhaité par ce monopole garantir aux justiciables que les conseils juridiques qui leur seront délivrés reposent sur des compétences sanctionnées par des diplômes reconnus par l'État et un corpus de règles professionnelles et déontologiques, telles que des conditions de moralité, d'assurance et de garantie financière.
Ce monopole n'interdit cependant pas la délivrance d'informations juridiques, la différence avec la consultation juridique étant fondée sur le caractère personnalisé et adapté des informations fournies. Il existe à ce propos une riche jurisprudence ayant permis d'affiner le contour de la consultation juridique30(*), qui a été synthétisée par le conseil national des barreaux, dans une résolution adoptée le 18 juin 2011, comme « une prestation intellectuelle personnalisée tendant, sur une question posée, à la fourniture d'un avis ou d'un conseil sur l'application d'une règle de droit en vue, notamment, d'une éventuelle prise de décision ». Cette définition proposée par les principaux professionnels concernés par le sujet est proche de la définition donnée par le ministère de la justice dans une réponse à une question écrite du sénateur Alain Fouché : « on doit entendre par consultation juridique toute prestation intellectuelle personnalisée qui tend à fournir un avis sur une situation soulevant des difficultés juridiques ainsi que sur la ou les voies possibles pour les résoudre, concourant, par les éléments qu'elle apporte, à la prise de décisions du bénéficiaire de la consultation »31(*).
Néanmoins, comme le reconnaît lui-même le ministère de la justice dans sa réponse écrite au questionnaire des rapporteurs, « certaines entreprises de la legaltech, sous couvert d'information juridique documentaire, assurent la délivrance de prestations sous des intitulés ambigus “d'aide ou d'assistance juridique” qui se distingueraient de la consultation juridique » mais pourraient prêter à confusion un public non averti.
C'est pourquoi le conseil national des barreaux, mais aussi la direction générale des entreprises (DGE)32(*), plaident pour une « clarification » de la notion de consultation juridique, aussi bien pour se prémunir du risque de concurrence entre les professions réglementées du droit et les entreprises de la legaltech que pour permettre à ces dernières de se positionner sans ambiguïté ni risque de contentieux, et ainsi assurer leur développement sur des bases juridiques claires.
Les travaux des rapporteurs ont mis en lumière l'absence de position arrêtée au niveau gouvernemental sur ce sujet certes récurrent mais qui prend une importance nouvelle au regard du développement des outils d'intelligence artificielle générative appliquée au droit. Ainsi, si la DGE y est favorable, le ministère de la justice s'oppose à une telle mesure, préférant une définition jurisprudentielle, vue comme plus souple, tandis que Clara Chappaz, alors secrétaire d'État chargée de l'intelligence artificielle et du numérique, interrogée sur le sujet lors de son audition, n'y a pas répondu.
La revendication de la DGE et du conseil national des barreaux rejoint la position du Sénat, qui s'est déjà prononcé en faveur de l'inscription dans la loi d'une définition de la consultation juridique, notamment lors de l'examen de la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice33(*).
Renouvelant cette position et partageant les arguments formulés par le CNB et la DGE, les rapporteurs jugent opportune l'inscription dans la loi d'une définition de la consultation juridique, notamment dans un double objectif de lisibilité du droit et de sécurité juridique.
Proposition n° 3 : définir légalement la consultation juridique en actualisant la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques.
* 27 Ces deux principes ont été explicitement mentionnés pour la première fois par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 99-421 DC du 16 décembre 1999 sur la loi portant habilitation du Gouvernement à procéder, par ordonnances, à l'adoption de la partie législative de certains codes.
* 28 Voir supra, pp. 27-32.
* 29 Le conseil national des barreaux identifie, dans sa réponse écrite au questionnaire des rapporteurs, « quatre principes essentiels spécifiquement liés à la relation avocat-client : compétence, dévouement, diligence, prudence ».
* 30 Voir notamment les décisions Cass. 1ere civ., 15 nov. 2010, n° 09-66.319, Cass. 1ere civ., 19 juin 2013, n° 12-20.832 et Cass 1ere civ., 25 janv. 2017, n° 15-26.353.
* 31 Réponse du ministère de la justice à la question écrite n° 24085 d'Alain Fouché, publiée dans le Journal officiel le 7 septembre 2006.
* 32 Dans les réponses écrites du CNB et de la DGE au questionnaire des rapporteurs.
* 33 Lors de l'examen de ce projet de loi, le Sénat a adopté l'amendement n° 52 rect. ter présenté par Muriel Jourda et plusieurs de ses collègues, qui modifiait la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 portant réforme de certaines professions juridiques et judiciaires en y insérant une définition de la consultation juridique, comprise comme « une prestation intellectuelle personnalisée tendant à fournir un avis ou un conseil sur une question de droit en vue d'une éventuelle prise de décision ». Cette disposition n'a toutefois pas été maintenue dans le texte issu des travaux de la commission mixte paritaire.