PARTIE II
UNE TRANSFORMATION INEXORABLE
MAIS HÉTÉROGÈNE DES MÉTIERS DU DROIT ENTRAÎNÉE PAR LE DÉPLOIEMENT DES OUTILS D'INTELLIGENCE ARTIFICIELLE GÉNÉRATIVE

Le rythme d'adoption des outils d'intelligence artificielle générative comme leurs conséquences visibles et potentielles sur les pratiques professionnelles diffèrent selon les métiers du droit concernés. Une distinction dans l'analyse doit donc être faite entre les professions réglementées du droit et les juristes d'entreprise, d'une part, (A) et les professions du service public de la justice judiciaire et administrative, d'autre part, (B).

A. LES PROFESSIONS RÉGLEMENTÉES ET LES JURISTES D'ENTREPRISE : UNE ADOPTION RAPIDE DES OUTILS D'INTELLIGENCE ARTIFICIELLE GÉNÉRATIVE QUI DOIT MAINTENIR AU CoeUR DE LEUR PRATIQUE PROFESSIONNELLE L'INTÉRÊT DU JUSTICIABLE ET LA QUALITÉ DU DROIT

1. Principalement portée par les avocats et les juristes d'entreprise, l'adoption croissante de l'intelligence artificielle générative transforme les métiers du droit en promettant de dégager davantage de temps aux tâches à haute valeur ajoutée
a) Un espoir de gains de temps et de productivité

Les outils d'intelligence artificielle générative appliquée au droit, s'ils sont convenablement utilisés, représentent une opportunité intellectuelle indéniable pour les professions réglementées du droit et les juristes d'entreprise. En ce sens, ils sont vecteurs d'une transformation de ces métiers, non pas tant en termes de modification de la structure des emplois (voir infra), que pour l'évolution de la nature de ces emplois. L'intelligence artificielle générative permettrait en effet à ces professions de se concentrer sur les tâches à haute valeur ajoutée, illustrant alors davantage leur plus-value, l'analyse du juriste étant mieux distinguée de la simple recherche juridique.

À mesure que les outils d'intelligence artificielle générative s'affinent et s'améliorent, il apparaît possible de leur confier, entièrement ou partiellement, de nombreuses tâches34(*), telles que35(*) :

- les tâches bureautiques et administratives - ce qui n'est certes pas spécifique aux juristes -, comme la rédaction de courriers ou des travaux de traduction ;

- la recherche juridique personnalisée, par le biais d'agents conversationnels et non de simples moteurs de recherche ;

- l'analyse et la synthèse de documents volumineux ou encore de décisions de justice, notamment en permettant à l'utilisateur d'interroger directement l'outil d'intelligence artificielle générative sur le contenu dudit document ;

- le résumé de conclusions adverses ;

- le traitement de données, en permettant à l'utilisateur de formuler sa demande de traitement en langage naturel ;

- la rédaction de documents standardisés, tels que des notes juridiques ou des projets de discours, voire la rédaction d'actes, de contrats, de brevets (pour ce qui concerne les conseillers en propriété industrielle) ou de constats (pour ce qui concerne les commissaires de justice) ;

- l'amélioration rédactionnelle d'un contenu écrit ;

- la détection de fraudes ou d'anomalies dans les dossiers, notamment la détection, très utile pour les avocats, de possibles irrégularités susceptibles de donner lieu à des nullités de procédure, et l'aide à la décision au regard des éléments détectés.

En résumé, en l'état de son développement, l'intelligence artificielle générative offre une aide pour trois grandes catégories de tâches : la recherche, l'analyse d'un corpus de données ou de documents (et non d'une situation) et la rédaction de contenus simples.

L'aide qu'apportent ces outils en réalisant les tâches susmentionnées laisse espérer, pour les professions concernées, des gains de temps et de productivité qu'il est encore difficile de chiffrer mais qui pourraient être significatifs. Nombreux sont ainsi les professionnels qui ont assuré aux rapporteurs lors de leur audition que l'intelligence artificielle générative allait leur permettre de se consacrer davantage aux tâches de réflexion et au contact humain, plutôt qu'aux tâches répétitives ou à moindre valeur ajoutée, notamment la recherche juridique.

Lors de son audition, Clara Chappaz, alors secrétaire d'État chargée de l'intelligence artificielle et du numérique, a estimé que les notaires pourraient gagner jusqu'à une heure trente de temps de traitement par dossier, sans toutefois préciser sa méthode de calcul. Le conseil supérieur du notariat (CSN)36(*) considère quant à lui que l'intelligence artificielle générative « pourrait servir d'outil complémentaire pour renforcer l'efficacité et la qualité des services notariaux ». Concernant les avocats, le conseil national des barreaux émet l'hypothèse que « l'intelligence artificielle générative pourrait entraîner une augmentation de la productivité des cabinets »37(*) tandis que pour le bâtonnier de Paris, Maître Pierre Hoffman, l'intelligence artificielle générative « permettra aux avocats et aux collaborateurs de se concentrer sur les tâches à plus haute valeur ajoutée et par là-même d'investir plus de dossiers ou des dossiers à plus haut niveau de technicité »38(*). Le cabinet Samman, qui fournit à l'ensemble de ses collaborateurs des outils d'intelligence artificielle générative, a confirmé l'hypothèse formulée par le CNB : il ressort de son expérience que « l'utilisation de l'intelligence artificielle générative de manière encadrée représente une opportunité économique pour les avocats. Elle leur permet d'améliorer leur productivité en diminuant le temps consacré à des tâches chronophages, leur offrant ainsi la possibilité de se focaliser sur des activités à plus forte valeur ajoutée »39(*).

Ces gains de temps et de productivité entraîneraient, comme le souligne France Digitale, une réduction des coûts40(*) pour chaque dossier ou du moins une meilleure allocation des ressources humaines.

Outre les gains de temps et de productivité, l'intelligence artificielle générative pourrait également améliorer la prise de décision du professionnel grâce à la capacité de l'outil à analyser de grandes quantités de données et à synthétiser et hiérarchiser les informations. Ainsi, la multiplication des sources juridiques analysées en un temps très réduit permettrait « aux professionnels du droit de prendre des décisions plus éclairées en s'appuyant sur une plus grande quantité de données et de jurisprudences »41(*).

Enfin, l'intelligence artificielle générative serait vectrice de transformation des métiers du droit dans la mesure où elle modifierait profondément la relation entre le professionnel et son client, sur trois points.

En premier lieu, elle permettrait de personnaliser davantage les services apportés par le professionnel du droit à son client et, le cas échéant, au justiciable. Lors de son audition par les rapporteurs, la chambre nationale des commissaires de justice a ainsi mis en avant l'idée d'utiliser l'intelligence artificielle générative pour adosser à chaque assignation à une audience ou à chaque signification de jugement des éléments personnalisés, par exemple sous la forme d'un QR-code, qui aideraient notamment le justiciable, en fonction de sa situation, à comprendre la décision de justice et ses conséquences et à lui présenter les actions qui s'ouvrent à lui.

En deuxième lieu, grâce aux gains de temps que l'intelligence artificielle générative pourrait entraîner sur les tâches administratives et de recherche, le professionnel du droit devrait être en mesure de disposer de davantage de temps pour se consacrer aux interactions humaines. La chambre nationale des commissaires de justice estime ainsi que les commissaires de justice pourront passer plus de temps « sur le terrain, ce que ne sait pas faire une intelligence artificielle générative »42(*). Le conseil national des barreaux considère également que les gains de temps sur les tâches de recherche permettront aux avocats de mieux préparer leurs plaidoiries et de se consacrer davantage à la définition de la stratégie d'audience avec leurs clients. Par ailleurs, à mesure que les divers progrès technologiques accroîtront la dématérialisation de nombreuses procédures, l'accompagnement et les explications orales que formuleront les professionnels du droit en complément des réponses que pourrait donner au client un outil d'intelligence artificielle générative constitueront une part de plus en plus importante de la plus-value du professionnel du droit, et donc la justification de ses honoraires.

En troisième et dernier lieu, l'intelligence artificielle générative modifiera vraisemblablement les attentes du client vis-à-vis du professionnel du droit vers lequel il se tourne. Il est en effet probable qu'il sera attendu du professionnel du droit une expertise plus poussée, qui risque peut-être de remettre en question le modèle des cabinets d'avocats généralistes, mais, inversement, qui justifie à nouveau la plus-value de l'avocat ou du juriste d'entreprise et l'intérêt intellectuel de ces professions. Par ailleurs, comme l'a souligné le bâtonnier de Paris43(*), les avocats - mais aussi les juristes d'entreprise - vont devoir répondre « à la demande d'immédiateté du client, tout en garantissant la qualité technique et d'analyse de la réponse ». Si les outils d'intelligence artificielle génératives peuvent donc, à première vue, faciliter le travail des professions du droit, ils ne constituent pas pour autant un nivellement par le bas si les exigences sont accrues à mesure des progrès de la technologie.

b) Une adoption croissante mais encore prudente des outils d'intelligence artificielle générative

Les promesses de gains de temps et de productivité portées par les outils d'intelligence artificielle générative ont trouvé un écho favorable auprès des professions réglementées du droit et des juristes d'entreprise, qui y semblent bien plus sensibles que la magistrature et les agents de greffe (voir infra).

Depuis que les entreprises de la legaltech et les éditeurs juridiques proposent des services reposant sur l'intelligence artificielle générative, donc en l'espace de moins de dix-huit mois, les professions juridiques du secteur privé ont commencé à adopter ces outils dans des proportions difficilement chiffrables avec précision, mais qui semblent toutefois significatives au regard des auditions menées par les rapporteurs et des contributions écrites qui leur ont été transmises.

Toutes catégories confondues, l'European legal tech association a mené une étude au cours de l'été 202444(*) dont il ressort que 33 % des professionnels du droit français utiliseraient mensuellement un outil d'intelligence artificielle générative. À l'échelle européenne, 90 % des professionnels du droit interrogés estimeraient que l'intelligence artificielle générative soutient « efficacement » leurs activités professionnelles. Ces données sont toutefois à prendre avec précaution, puisque cette étude a été menée auprès d'un panel relativement restreint (463 répondants à l'échelle européenne), et ciblant un public plutôt averti et déjà sensibilisé à cette technologie.

Les avocats sont à ce titre la profession la plus avancée dans l'adoption de ces outils, en particulier au sein des plus grands cabinets. Le CNB considère ainsi que « de nombreux avocats travaillent d'ores et déjà avec l'intelligence artificielle générative »45(*). Cette assertion générale est largement confirmée par les travaux des rapporteurs : plusieurs cabinets ont indiqué travailler quotidiennement avec de tels outils, tels que les cabinets Samman, Latham & Watkins, A&O Shearman ou encore Squair, ce dernier ayant précisé qu'il était « rare qu'un dossier soit abordé sans avoir recours à l'intelligence artificielle générative pour des recherches juridiques » et que l'usage d'un tel outil représente « un avantage concurrentiel » par rapport aux autres cabinets46(*). Illustration de cet intérêt des avocats pour l'intelligence artificielle générative, les trois quarts du chiffre d'affaires de l'une des principales entreprises françaises de la legaltech, Doctrine, proviendraient du marché des avocats47(*).

Les autres professions réglementées du droit s'approprient également progressivement ces outils. Ainsi, selon la compagnie nationale des conseils en propriété industrielle (CNCPI), « certains conseils en propriété industrielle testent actuellement des outils d'intelligence artificielle générative, par exemple pour répondre à des questions juridiques, rédiger des réponses ou des brevets ou faire des recherches »48(*), dans des proportions importantes puisque 42,39 % des conseillers en propriété industrielle auraient déjà utilisé l'intelligence artificielle générative dans leur pratique professionnelle et 72,73 % d'entre eux jugeraient souhaitable l'intégration de ladite intelligence dans leurs méthodes de travail49(*). Selon la chambre nationale des commissaires de justice (CNCJ), « l'usage de l'intelligence artificielle générative [par les commissaires de justice] a largement débuté »50(*). De même, certains notaires ont initié une phase d'adoption d'outils d'intelligence artificielle générative. La chambre des notaires de Paris a ainsi sondé en mars 2024 650 notaires sur le sujet : parmi les répondants, 91 % ont entendu parler d'intelligence artificielle générative, 43% l'ont utilisé dans un contexte personnel, et 18 % dans un contexte professionnel. Les tâches les plus accomplies sont alors la recherche juridique (65 %), la traduction de document (58 %) et l'analyse de document (50 %).

Enfin, les juristes d'entreprise apparaissent particulièrement concernés par le déploiement de l'intelligence artificielle générative. Si l'association française des juristes en entreprise (AFJE) n'a pas été en mesure de transmettre aux rapporteurs des données chiffrées, nombreuses sont les entreprises, à l'instar de Vinci Énergies International & Systems51(*), ayant communiqué sur leur souhait d'utiliser des outils d'intelligence artificielle générative pour renforcer leur direction juridique et améliorer - notamment - l'expérience du client. L'entreprise Doctrine, qui propose un outil d'intelligence artificielle générative, a par ailleurs indiqué aux rapporteurs que 30 % des directions juridiques des entreprises du CAC40 auraient souscrit un abonnement à ses services.

En effet, du côté de l'offre, l'intérêt des professionnels du droit se manifeste à travers la souscription d'abonnements aux services intégrant de l'intelligence artificielle générative. Lefebvre-Dalloz a ainsi témoigné « de la forte attente des professionnels du droit » pour ces outils en raison, selon eux, de la « complexification des normes » et de leur « volume croissant »52(*). Parmi les 13 000 utilisateurs payants de Doctrine, plus de 50 % utiliseraient au moins une fois par mois une fonctionnalité basée sur l'intelligence artificielle générative. 111 000 professionnels du droit utiliseraient les services proposés par Septeo, qui incluent des solutions d'intelligence artificielle générative53(*). Les rapporteurs n'ont toutefois pas eu accès au nombre d'utilisateurs des outils d'intelligence artificielle générative proposés par les éditeurs juridiques, probablement plus élevé que le nombre d'utilisateurs des outils proposés par les entreprises de la legaltech.

Il convient toutefois de préciser que cette adoption progressive des outils d'intelligence artificielle générative par les professions du droit, et en particulier par les avocats, se fait, sauf quelques exceptions54(*), avec prudence. Si certaines personnes auditionnées par les rapporteurs ont fait part d'un enthousiasme marqué quant aux progrès que permettrait l'intelligence artificielle générative, la plupart des professionnels du droit interrogés s'accordent sur l'absence de maturité des outils proposés, en particulier les outils généralistes. Ainsi, les professionnels du droit, tout en s'appropriant ces outils, semblent avoir conscience de leurs limites55(*), ce qui est rassurant puisque cela signifie que des précautions seront prises lors de leur usage.

À ce titre, un consensus a émergé sur l'inadéquation des outils généralistes aux tâches juridiques, notamment parce que ces outils ne travaillent pas sur des bases de données suffisamment sélectionnées. Pour ce qui est des outils spécialisés, si les progrès, que les rapporteurs ont pu constater depuis le début de leurs auditions en mai 2024, sont rapides, ces outils ne sont pas encore exempts du risque d'hallucinations. Le conseil national des barreaux estime ainsi « [qu']en France, les outils d'intelligence artificielle générative proposés par les éditeurs juridiques ou les entreprises de la legaltech ne sont pas encore pleinement matures »56(*) pour un usage entièrement satisfaisant par les avocats. L'ordre des avocats aux conseils note que si « ces outils sont performants pour synthétiser un texte tel qu'une décision de justice ou extraire des données », ils ne sont pas « aboutis » ni « fiables » pour ce qui concerne « l'analyse » juridique, par exemple pour identifier des moyens de cassation57(*). Outre la qualité des réponses, encore perfectible, la prudence est également de mise car certains de ces outils n'apportent pas les « garanties suffisantes »58(*) en termes de sécurité et de confidentialité des données.

2. Malgré la perméabilité des tâches juridiques aux outils d'intelligence artificielle générative, l'expertise humaine reste fondamentale dans le domaine du droit, ce qui devrait limiter les craintes sur l'emploi qu'aux fonctions d'assistance

Comme c'est régulièrement le cas après chaque avancée technologique majeure, le développement de l'intelligence artificielle générative a fait craindre, dès l'automne 2022, une disparition des professions du droit ou, a minima, une forte réduction de leurs effectifs face à la concurrence que représenterait ces outils capables de rédiger des notes juridiques ou d'analyser le droit en vigueur et la jurisprudence.

Un rapport59(*) ayant eu un écho remarqué jusqu'en France, publié par l'entreprise américaine Goldman Sachs au début de l'été 2023, soit six mois après le lancement de ChatGPT, a notamment accentué ces inquiétudes en estimant que 44 % des tâches juridiques effectuées dans un cadre professionnel pourraient être effectuées par des solutions d'intelligence artificielle - ce qui inclut l'intelligence artificielle générative. Le droit serait alors, après le secteur administratif, le domaine le plus concurrencé par l'intelligence artificielle.

Part des tâches professionnelles exposées à une automatisation par l'intelligence artificielle aux États-Unis, par secteur d'activité

Source : Goldman Sachs, juillet 2023

Ce chiffre a fait débat, autant quant à sa méthodologie qu'à sa signification, et n'est pas considéré par les rapporteurs comme une donnée sur laquelle s'appuyer avec certitude. Toutefois, il illustre le caractère transformateur de l'intelligence artificielle générative sur les professionnels du droit. Les nombreux articles de presse généraliste ou les articles dans la presse juridique spécialisée mentionnant cette étude, qui a également été citée à plusieurs reprises lors des auditions menées par les rapporteurs, démontrent par ailleurs que si l'inquiétude sur l'emploi n'est pas nécessairement fondée60(*), elle alimente pour autant les réflexions des professionnels du droit quant à leur avenir.

Pour ce qui concerne la France, le rapport remis au Président de la République en mars 2024 par la commission de l'intelligence artificielle61(*) a confirmé de façon plus mesurée que les professionnels du droit étaient en effet concernés par les transformations entraînées par l'intelligence artificielle générative, les commissaires notant que « ce qui est nouveau avec l'intelligence artificielle générative, c'est que certains métiers de la connaissance, de la stratégie et de la créativité (médecins, enseignants, avocats, journalistes, artistes...), autrefois perçus comme des creusets de l'intelligence humaine, pourraient être concernés par une réduction du nombre total d'emplois ».

Ces inquiétudes, bien évidemment compréhensibles au regard des nouveautés portées par l'intelligence artificielle générative, et qui ont d'ailleurs en partie justifié que la commission des lois se saisisse du sujet, semblent toutefois pouvoir être nuancées.

a) Les conséquences de l'intelligence artificielle générative sur les professions juridiques stricto sensu devraient être marginales

Deux ans après le lancement du premier outil d'intelligence artificielle générative, les préoccupations qui avaient pu être énoncées quant à un remplacement des juristes par ces outils ont fait place à un consensus assez net sur leurs effets finalement limités sur l'emploi des professionnels du droit, hors secteur public62(*).

L'ensemble des personnes auditionnées par les rapporteurs ou ayant contribué par écrit à leurs travaux ont répondu négativement lorsqu'il leur a été demandé si l'intelligence artificielle générative représentait un risque existentiel pour leur profession ou, a minima, pouvait entraîner une diminution substantielle des leurs effectifs.

Ce consensus des professionnels du droit rejoint ainsi l'analyse de la commission de l'intelligence artificielle qui, bien qu'ayant reconnu que les juristes, et notamment les avocats, pourraient théoriquement être concernés par des réductions d'effectifs, estime que ce risque est in fine assez faible. Contrairement aux résultats de l'étude précitée de Goldman Sachs, les commissaires ont en effet calculé que, si les juristes font effectivement partie des professions exposées à l'intelligence artificielle, peu de leurs tâches professionnelles - à peine 10 % - seraient en revanche susceptibles d'être « remplacées », ou plutôt effectuées, par l'intelligence artificielle, notamment générative.

Effets attendus de l'intelligence artificielle sur un échantillon de métiers en France

Source : Rapport de la commission de l'intelligence artificielle remis au Président de la République en mars 2024.

De même, selon l'European legal tech association, seuls 6 % des professionnels du droit ayant contribué à son étude annuelle63(*) estiment que « l'intelligence artificielle générative pourrait les remplacer ». Cette position est aussi celle de la direction des affaires civiles et du sceau du ministère de la justice ainsi que de la direction générale des entreprises, rattachée au ministère de l'économie et des finances, qui considèrent que « de la même manière que la facilitation de l'accès à des informations médicales n'a pas obéré l'expertise des médecins, [...] la facilité d'accès à des informations juridiques [ne serait] pas de nature à obérer l'avenir des professions judiciaires et juridiques »64(*). Lors de son audition par la commission, Clara Chappaz, alors secrétaire d'État chargée de l'intelligence artificielle et du numérique, a ainsi qualifié l'intelligence artificielle générative « d'opportunité immense » pour le secteur du droit, assumant une vision « optimiste ».

La seule nuance notable à cet optimisme des personnes interrogées par les rapporteurs concerne l'avenir des petits cabinets d'avocats généralistes, qui auront peut-être davantage de difficulté à maintenir un niveau d'expertise suffisant par rapport aux outils d'intelligence artificielle générative pour justifier de leur plus-value. Une spécialisation ou, a minima, un centrage sur quelques secteurs du droit, ne peuvent à ce titre qu'être encouragés.

L'optimisme qui ressort des auditions menées par les rapporteurs et des contributions écrites qui leur sont parvenues s'explique par plusieurs raisons, certaines étant communes aux professions juridiques, d'autres spécifiques à chacune d'entre elles.

Une première raison, commune à toutes les professions concernées, repose sur le fonctionnement même de l'intelligence artificielle générative. Comme évoqué supra, celle-ci étant fondée sur un modèle probabiliste, le risque d'erreur demeure élevé. Par conséquent, d'une part, l'expertise du professionnel du droit reste nécessaire au justiciable ou, de façon plus large, au client, si celui-ci souhaite obtenir des réponses qualitatives. D'autre part, comme le souligne le conseil national des barreaux, le travail de vérification des résultats de l'intelligence artificielle générative va prendre de l'importance et pourrait occuper une proportion significative du temps de travail du professionnel. In fine, malgré les gains de productivité permis par les outils d'intelligence artificielle générative, « ces nouveaux usages ne vont pas nécessairement réduire le temps de travail »65(*).

Par ailleurs, l'intelligence artificielle générative, contrairement à ce que son nom indique, n'est pas capable de faire preuve de créativité, d'innover, puisqu'elle se fonde sur les données qui lui ont été transmises et sur lesquelles elle a été entraînée. En outre, il lui manque, du moins en l'état des développements, une intelligence émotionnelle, c'est-à-dire la compréhension des situations humaines, qui est indispensable dans le domaine de la justice. Comme l'écrit le professeur de droit privé Didier Guével dans un essai sur les effets de l'intelligence artificielle sur les décisions juridictionnelles, « il manque toujours à l'intelligence artificielle ce petit plus qui fait les grands juristes ou les grands médecins : le talent, le flair, l'intuition »66(*).

L'intelligence artificielle générative ne pourra pas non plus remplacer l'humain dans toutes les procédures qui nécessitent des interactions interpersonnelles lesquelles, malgré la place croissante qu'occupe le numérique dans la société, demeurent centrales dans le domaine du droit et en particulier dans la justice. Ainsi les échanges oraux avec le client, a fortiori lorsque celui-ci est un justiciable, ne devraient pas être concernés négativement par le développement de l'intelligence artificielle générative.

Il s'agirait même du contraire car l'accompagnement personnalisé du professionnel est et restera la plus-value réelle de l'avocat, du commissaire de justice, du notaire ou du juriste d'entreprise par rapport aux outils numériques. Or, les échanges avec le client, la compréhension de sa situation, l'explication oralisée des solutions juridiques qui s'ouvrent à lui, et la détermination, notamment, de sa stratégie d'audience, puis, le cas échéant, la plaidoirie orale constituent une large part du temps de travail du professionnel du droit. Par exemple, pour ce qui concerne les notaires, la chambre des notaires de Paris souligne que « le notaire n'est pas seulement un rédacteur d'actes, il est le garant d'un consentement libre et éclairé. Les éléments d'appréciation sensible, humaine, contextuels, qui l'amènent à personnaliser le conseil juridique aux moments forts de la vie des familles et chefs d'entreprise, ne sont pas susceptibles d'être remplacés par une intelligence artificielle générative, quelles que soient ou seront à l'avenir les compétences analytiques et rédactionnelles de la machine »67(*). Ainsi, la part du temps de travail consacrée aux échanges avec le client ne devrait pas être réduite par les avancées de l'intelligence artificielle générative. Au contraire, comme évoqué supra, la plupart des professionnels du droit interrogés par les rapporteurs prévoient que l'intelligence artificielle générative leur permettra de consacrer encore davantage de temps aux interactions humaines nécessaires à l'exercice de leur métier.

Le droit actuel protège certaines professions juridiques dans le sens où il prévoit un monopole sur certaines tâches, qui ne pourront donc pas être effectuées par des services numériques d'intelligence artificielle générative, notamment en ce qui concerne la réalisation d'une consultation juridique (voir supra et notamment la proposition n° 3). C'est d'ailleurs pour cela qu'il s'agit de professions réglementées, le législateur ayant souhaité conditionner l'exercice de ces professions à l'acquisition de compétences juridiques démontrées et à la soumission à des règles particulières garantissant, notamment, le respect de certains principes déontologiques. Les commissaires de justice, les notaires ou encore les avocats ne sauraient donc, sauf changement de la législation, être sérieusement concurrencés par l'intelligence artificielle générative.

À titre d'exemple, la fonction d'authentification d'actes, qui engage la responsabilité du notaire, ne saurait être endossée par l'intelligence artificielle générative, selon la chambre des notaires de Paris68(*). Il en va de même de la signification des jugements par le commissaire de justice, qui se fait en général directement sur le terrain69(*) et, bien entendu, de la plaidoirie de l'avocat lors d'un procès.

Enfin, il est possible voire probable que l'intelligence artificielle ait pour conséquence, non pas de décharger les professions du droit, mais, en facilitant l'accès à l'information juridique et le repérage des nullités de procédure, d'accroître la judiciarisation de la société et donc l'activité juridictionnelle. La direction des affaires civiles et du sceau du ministère de la justice reconnait ainsi que « l'intelligence artificielle générative pourrait augmenter la capacité de saisine des juridictions et ainsi le volume des affaires à traiter »70(*). Dans ce contexte, les professionnels du droit demeureraient pleinement sollicités, malgré les gains de temps que pourrait permettre l'intelligence artificielle générative.

En définitive, les conséquences de l'intelligence artificielle générative sur les effectifs des professions juridiques réglementées apparaissent limitées, les évaluations les plus pessimistes effectuées par les personnes interrogées par les rapporteurs ne faisant état, dans une fourchette haute, que d'une éventuelle et incertaine réduction des effectifs de l'ordre de 10 %.

b) Les fonctions d'assistance aux professions du droit sont davantage menacées, sans que cela ne soit toutefois une fatalité

Si les métiers du droit au sens strict semblent pouvoir s'adapter suffisamment aux transformations induites par l'intelligence artificielle générative pour que les craintes sur l'emploi soient mineures, une réduction des emplois au sens plus large, en incluant les tâches d'assistance, est davantage probable.

Nombreuses sont en effet les alertes reçues par les rapporteurs quant à l'avenir des tâches de secrétariat, de saisie de données, ou d'assistance juridique, et ce dans toutes les professions réglementées du droit.

Concernant les notaires, l'institut national des formations notariales (INFN) anticipe une « baisse d'attractivité » du métier de collaborateur, en raison de « l'automatisation ou de l'optimisation de nombreuses tâches » qui leur sont habituellement confiées, telles que la constitution des dossiers clients, la recherche juridique ou la rédaction d'actes. Il s'en suivrait une « réduction substantielle du nombre de collaborateurs de notaire » et « la naissance de nouveaux métiers davantage liés aux outils numériques », les collaborateurs n'effectuant que des tâches juridiques devant « disparaître »71(*).

Cette analyse est partagée par la chambre nationale des conseils en propriété industrielle, qui estime « très probable » que les tâches de nature administrative réalisées par « le personnel paralégal » soient effectuées « à court ou moyen terme par l'intelligence artificielle », notamment générative, « ce qui va conduire à une évolution et à une réduction importante du personnel administratif dont l'effectif est aujourd'hui substantiel »72(*) dans les cabinets de conseil en propriété industrielle.

Les cabinets d'avocats devraient connaître un mouvement similaire. D'après l'ordre des avocats au Conseil d'État et à la Cour de cassation, les effets de l'intelligence artificielle générative « se feront sentir sur les assistants juridiques plutôt que sur les collaborateurs ». En effet, les tâches réalisées par les premiers « peuvent a priori apparaître substituables par l'intelligence artificielle générative », ce qui est « susceptible de questionner l'utilité de [ces] emploi[s] ». En revanche, « les collaborateurs, même débutants, se voient très rapidement confier la préparation de tâches à forte valeur ajoutée »73(*), non réalisables par l'intelligence artificielle générative, sous la supervision d'un avocat plus expérimenté.

L'activité d'un cabinet ne devrait donc pas nécessiter le même nombre d'assistants ceteris paribus, c'est-à-dire pour un même niveau d'activité.

Cette crainte d'une baisse des effectifs sur les fonctions d'assistance aux professionnels du droit n'est toutefois pas une fatalité.

D'une part, comme mentionné supra, il n'est pas exclu que les outils d'intelligence artificielle générative contribuent à la judiciarisation de la société, et donc qu'il y ait davantage d'activité dans les cabinets, justifiant alors, malgré les gains de productivité, le maintien des effectifs au niveau actuel. Par ailleurs, les gains de productivité obtenus grâce à ces outils pourraient entraîner, non pas de façon générale mais au sein de chaque cabinet, une hausse de l'activité en termes de dossiers traités, qui ne pourrait pas être totalement absorbée par l'intelligence artificielle, certaines tâches demeurant incompressibles, comme par exemple la permanence téléphonique, le secrétariat pouvant être davantage sollicité à mesure qu'unnombre plus important de clients est pris en charge par le cabinet.

D'autre part, il est envisageable, comme cela a d'ailleurs déjà été le cas avec l'arrivée d'internet et des outils de bureautique, d'initier une transformation de ces métiers plutôt que de miser sur leur disparition. Il serait ainsi souhaitable de favoriser une montée en compétences des assistants juridiques, auxquels il pourrait par exemple être explicitement confié une fonction de vérification des résultats de l'intelligence artificielle générative. À ce titre, les rapporteurs saluent la volonté de l'INFN de faire évoluer la formation qu'elle assure à destination des collaborateurs de notaire, afin que ceux-ci soient en mesure d'assister le notaire dans l'utilisation des outils d'intelligence artificielle générative.

Proposition n° 4 : favoriser la montée en compétence des assistants juridiques au sein des cabinets, notamment en leur confiant des tâches de vérification des résultats de l'intelligence artificielle générative.

Il convient en outre de noter que, si l'intelligence artificielle, y compris non générative, constitue une menace sérieuse pour l'emploi lié à certaines tâches d'assistance aux professions du droit, en parallèle d'autres métiers naissent ou pourraient naître, notamment en lien avec la collecte ou la gestion des données numériques. Un exemple de ces nouvelles fonctions résultant du déploiement de l'intelligence artificielle (ici non générative) est l'affectation, par la Cour de cassation, de vingt annotateurs au contrôle de l'anonymisation des décisions de justice publiées en données ouvertes.

3. Plus que les risques sur l'emploi, l'enjeu principal de l'intelligence artificielle générative appliquée au droit repose dans son bon usage, qui doit maintenir au coeur des préoccupations des professionnels l'intérêt du justiciable et la qualité du droit

L'intelligence artificielle générative présente des limites de nature technique - la principale étant l'existence d'hallucinations74(*). Elle peut en outre induire des risques dans la pratique professionnelle des acteurs du droit (hors secteur public) et dans l'exercice de la justice. Ces risques peuvent cependant être évités ou du moins réduits.

a) Un risque de fracture au sein des professions, pouvant notamment entraîner une inégalité des parties devant la justice

Outre que certains professionnels du droit ne souhaitent pas adopter des outils d'intelligence artificielle générative, par exemple en raison de freins psychologiques ou du sentiment que ces outils ne leur seraient pas utiles, les outils d'intelligence artificielle générative appliquée au droit ont tous un coût qui peut, pour certains acteurs, représenter un obstacle à leur adoption. En effet, si de nombreux outils généralistes d'intelligence artificielle générative sont gratuits, les outils spécialisés dans le droit sont tous, à la connaissance des rapporteurs, payants.

Si les prix ne semblent, à première vue, pas exorbitants pour une structure professionnelle, ils peuvent toutefois représenter des sommes significatives lorsque sont agrégées toutes les licences, le prix des abonnements dépendant du nombre d'utilisateurs. D'après les informations transmises aux rapporteurs, un abonnement à un service d'intelligence artificielle générative proposé par une entreprise de la legaltech oscillerait autour de 50 et 100 euros par mois et par utilisateur, avec tout de même des exceptions notables en fonction des solutions proposées et des clients visés75(*). Les outils proposés par les éditeurs juridiques seraient d'un coût plus élevé, notamment parce qu'ils s'adossent aux abonnements donnant accès à leur fonds documentaire. Il s'agit donc d'un coût supplémentaire par rapport à l'abonnement aux services de base d'un éditeur juridique. Ce surcoût représenterait approximativement 200 euros par mois et par utilisateur, ce coût diminuant en fonction du nombre d'avocats que compte le cabinet.

Certains cabinets internationaux implantés en France ont en outre développé leurs propres outils, par le biais de partenariats avec des entreprises technologiques telles qu'Harvey ou Microsoft, notamment afin que l'intelligence artificielle générative soit entraînée sur les données du cabinet, d'une part, et pour garantir que ces données resteront la propriété du cabinet, d'autre part. Ces partenariats ont toutefois un coût très conséquent, qui se chiffre en millions de dollars d'après les informations transmises par le conseil national des barreaux aux rapporteurs. Ils ne sont donc pas à la portée de l'immense majorité des cabinets français.

Il résulte de ces divers coûts un risque de fracture au sein des professions du droit. Si ce risque n'est pas préjudiciable en lui-même tant que l'absence de souscription à des abonnements d'outils d'intelligence artificielle générative est un choix délibéré de la part du professionnel du droit, il peut en revanche entraîner une inégalité des parties devant la justice, qui est plus inquiétante. Ainsi, un fossé pourrait se creuser entre les structures investissant dans des outils d'intelligence artificielle générative, qui reporteraient ces coûts sur leurs honoraires, et celles qui ne pourraient pas, ou ne voudraient, souscrire à de tels outils.

Le manifeste des avocats collaborateurs, un syndicat représentant les avocats collaborateurs et les avocats indépendants, partage cette inquiétude en soulignant que « l'un des dangers [de l'intelligence artificielle générative] serait d'accentuer la distinction entre les cabinets d'affaires et de conseil, qui auraient les moyens d'utiliser l'intelligence artificielle générative, et les cabinets individuels ou à taille humaine, qui n'en auraient pas les moyens »76(*). Du côté du service public de la justice, la Cour de cassation a également identifié « un véritable risque de ce que l'inégalité des armes entre les parties ne s'accentue, sous l'effet de la mise à disposition d'outils d'intelligence artificielle générative coûteux et spécialisés auxquels seuls certains cabinets pourraient avoir accès »77(*).

Conscient de ce risque, le barreau de Paris a noué un partenariat, rendu effectif en octobre 2024, avec Lefebvre-Dalloz afin de prendre à sa charge l'accès à GenIA-L pour tous les cabinets de son ressort constitués d'un ou deux avocats, ce qui représente approximativement 13 000 avocats. L'objectif du bâtonnier de Paris est ainsi de réduire « les disparités avec les grands cabinets qui, eux, disposent déjà de certains de ces outils ou, du moins, des moyens financiers pour en créer un ou en bénéficier »78(*). L'octroi de ces licences est adossé à une formation en ligne de trois sessions de trente minutes. Preuve de l'intérêt que portent les avocats parisiens à l'intelligence artificielle générative, la première formation, en octobre 2024, a réuni près de 1 800 d'entre eux. Cette politique volontariste du barreau de Paris représente toutefois un coût d'un million d'euros pour un partenariat d'un an. À l'issue de cette période d'un an, l'objectif du bâtonnier est que « les avocats parisiens aient pu juger véritablement de l'opportunité de se doter d'un tel outil pour les aider au quotidien, de se doter de ce nouveau levier de croissance et de l'intégrer, le cas échéant, à leur modèle économique ». Il s'agit donc d'habituer les plus petits cabinets à travailler avec ces outils, quitte à rendre difficile un retour en arrière, malgré le coût de l'abonnement qui devra directement être pris en charge par ceux-ci à partir de 2026.

Considérant ces coûts et le probable risque de fracture au sein des professions du droit, une généralisation de l'initiative du barreau de Paris pourrait être opportune.

Proposition n° 5 : favoriser l'accès des plus petites structures aux outils d'intelligence artificielle générative en mutualisant, au sein de chaque ordre, le coût de ces abonnements.

b) Un risque de mésusage au regard des obligations réglementaires et des principes déontologiques, qui justifie l'établissement de règles claires au sein de chaque profession

Deux enjeux liés à l'utilisation des outils d'intelligence artificielle générative par les professions réglementées du droit et les juristes d'entreprise s'ajoutent aux risques techniques mentionnés dans la première partie du présent rapport.

Il s'agit de l'applicabilité des principes déontologiques de chaque profession aux cas d'usage de l'intelligence artificielle générative - et donc des bonnes pratiques qui en découlent - et du respect du cadre réglementaire et disciplinaire lié à la protection et à la confidentialité des données personnelles ou sensibles79(*).

Outre, donc, la nécessité de ne pas transmettre aux outils d'intelligence artificielle générative des données personnelles ou sensibles et de les anonymiser avant toute utilisation, notamment au regard du secret professionnel auquel sont soumises les professions réglementées du droit, l'intelligence artificielle générative, par son caractère transformateur, appelle un accompagnement des professionnels pour actualiser, ou du moins affiner, les principes déontologiques et mettre en avant les bonnes pratiques. Comme le soulignent le conseil national des barreaux et la direction des affaires civiles et du sceau (DACS) du ministère de la justice dans leur contribution écrite, les principes déontologiques des professions juridiques sont « suffisants »80(*) en l'état et n'ont pas besoin d'être redéfinis, car ils peuvent s'appliquer à l'intelligence artificielle générative. Pour ce qui concerne la profession d'avocat, les cinq principes essentiels liés à la relation entre l'avocat et son client que sont « la compétence, le dévouement, la diligence, la prudence »81(*) et « la loyauté »82(*) demeurent pleinement pertinents. Il s'agit toutefois, d'une part, de rappeler explicitement que ces principes restent applicables et, d'autre part, de préciser par des exemples de cas d'usage et de bonnes pratiques quel sens ils prennent dans ce nouveau contexte. Il conviendra donc de dresser une liste exhaustive desdites bonnes pratiques. Les rapporteurs notent que ce travail, qui doit être adapté aux impératifs de chaque profession, a été initié par certaines professions, à commencer par la profession d'avocat. Ainsi, le conseil national des barreaux a publié en septembre 2024 un « guide pratique d'utilisation des systèmes d'intelligence artificielle générative » de 42 pages qui, outre des conseils pratiques, rappelle les obligations légales et déontologiques applicables. Cette initiative, que les rapporteurs saluent, doit être encouragée mais aussi systématisée, non seulement au sein de chaque ordre83(*), mais également, lorsque cela est pertinent, dans les cabinets qui ont recours à des outils d'intelligence artificielle générative.

Proposition n° 6 : établir des règles claires et transparentes d'usage de l'intelligence générative artificielle au sein de chaque profession, notamment par la rédaction d'une charte éthique ou d'un guide d'utilisation, transposées ensuite dans chaque cabinet ou juridiction.

Ces règles et conseils d'usage pourraient être actualisés régulièrement en fonction des avancées de l'intelligence artificielle générative et des transformations qu'elle implique sur les professions. Cette tâche pourrait être réalisée à l'initiative d'un référent, ou éventuellement d'une commission, désigné au sein de chaque ordre professionnel pour

suivre les effets de l'intelligence artificielle générative et lancer, selon les règles propres à chaque ordre, les procédures de sanctions disciplinaires en cas de mésusage.

Proposition n° 7 : nommer un référent - ou une commission - au sein de chaque ordre professionnel, chargé de suivre les effets de l'intelligence artificielle générative sur la profession, identifier les dérives possibles, lancer des procédures de sanctions disciplinaires en cas de mésusage et mettre à jour le guide de bonnes pratiques.

Quelques lignes directrices apparaissent toutefois communes à toutes les professions réglementées du droit et aux juristes d'entreprise. L'exigence de compétence et de loyauté envers le client ou l'employeur nécessite par exemple d'insister, dans tous les guides de bonnes pratiques, sur l'importance de la vérification humaine de tous les résultats fournis par un outil d'intelligence artificielle générative. Le cas de l'avocat new-yorkais Steven Schwartz a été cité à plusieurs reprises, lors des auditions menées par les rapporteurs, comme illustration du mésusage de l'intelligence artificielle générative, cet avocat ayant mentionné des jurisprudences inexistantes dans sa plaidoirie, après l'avoir préparée à l'aide de ChatGPT sans vérifier avec suffisamment de sérieux les résultats.

Le devoir de loyauté exige également du professionnel du droit la transparence quant à son utilisation des outils d'intelligence artificielle générative. S'il n'est pas envisagé d'imposer une quelconque obligation formelle qui imposerait au professionnel d'indiquer systématiquement à son client qu'un outil d'intelligence artificielle générative a été utilisé, il convient en revanche de l'inciter, en se plaçant du point de vue déontologique, à ne pas dissimuler au client cette pratique. Concrètement, cette transparence pourrait prendre la forme d'une information sur le site internet du cabinet, indiquant quel outil d'intelligence artificielle générative est utilisé par les avocats et collaborateurs du cabinet ou, plus simplement, prendre la forme d'une réponse franche de la part du professionnel lorsque le client lui demande si son dossier a partiellement été traité à l'aide de l'intelligence artificielle générative. Ces bonnes pratiques participent du maintien du lien de confiance entre les professionnels du droit et leur client, qui est aussi, souvent, un justiciable.

Proposition n° 8 : sans imposer d'obligation légale, conseiller dans les guides d'usage propre à chaque profession que, dans un souci de transparence, l'utilisation des outils d'intelligence artificielle générative ne doit pas être dissimulée au client.

Toutes ces bonnes pratiques et le rappel des principes déontologiques et des obligations légales pourraient notamment être diffusées lors des formations initiales et continues des professionnels du droit (voir infra), mais aussi en favorisant, au sein de chaque cabinet ou direction juridique, la formation inversée (« reverse mentoring ») qui consiste à demander aux jeunes générations, plus habituées à l'usage des outils d'intelligence artificielle générative, de sensibiliser à ces outils les professionnels plus expérimentés.


* 34 Certaines tâches répétitives, qui peuvent être effectuées par des outils d'intelligence artificielle non générative, ont été citées par les personnes auditionnées par les rapporteurs. Toutefois, les rapporteurs ayant centré leurs travaux sur l'intelligence artificielle générative, elles ne sont pas mentionnées dans le présent rapport.

* 35 Cette liste n'est pas exhaustive, elle contient les principaux points qui ont été mentionnés à plusieurs reprises lors des travaux des rapporteurs.

* 36 Contribution écrite du CSN.

* 37 Contribution écrite du CNB.

* 38 Contribution écrite du bâtonnier de Paris.

* 39 Contribution écrite du cabinet Samman.

* 40 Contribution écrite de France Digitale.

* 41 Ibid.

* 42 Réponse écrite de la CNCJ au questionnaire des rapporteurs.

* 43 Contribution écrite du bâtonnier de Paris.

* 44 Étude de l'European legal tech association publiée en octobre 2024, intitulée : « Legal Professionals & Generative AI Global Survey », deuxième édition.

* 45 Contribution écrite du CNB.

* 46 Contribution écrite de Squair.

* 47 D'après la contribution écrite de Doctrine.

* 48 Contribution écrite de la CNCPI.

* 49 Ces chiffres sont issus d'un sondage effectué par la CNCPI en réponse au questionnaire des rapporteurs. Les rapporteurs n'ont toutefois pas eu connaissance de la méthodologie de ce sondage.

* 50 Contribution écrite de la CNCJ.

* 51 Voir notamment les propos de Sophie Deis-Beauquesne, directrice juridique de Vinci Énergies International & Systems, dans le n° 46 (dernier trimestre de 2023) de Juriste d'entreprise Magazine, édité par l'Association française des juristes d'entreprise.

* 52 Contribution écrite de Lefebvre-Dalloz.

* 53 Contribution écrite de Septeo.

* 54 À titre d'exemple, la chambre nationale des commissaires de justice a indiqué aux rapporteurs faire « pleinement confiance » aux éditeurs juridiques et aux entreprises de la legaltech pour répondre au « besoin » des commissaires de justice « d'accélérer la recherche d'une référence juridique ».

* 55 Ces limites ont été présentées dans la première partie du présent rapport.

* 56 Contribution écrite du CNB au questionnaire des rapporteur.

* 57 Contribution écrite de l'Ordre des avocats au Conseil d'État et à la Cour de cassation.

* 58 Contribution écrite de la CNCPI.

* 59 Rapport publié le 5 juillet 2023 sur le site internet de Goldman Sachs, intitulé : « Generative IA : hype or truly transformative ? » (Intelligence artificielle générative : une mode ou une [technologie] vraiment transformatrice ?).

* 60 Voir infra, pp. 49-52.

* 61 Rapport de la commission de l'intelligence artificielle, intitulé : « IA : notre ambition pour la France », remis au Président de la République en mars 2024.

* 62 Les effets de l'intelligence artificielle générative sur les professionnels des juridictions sont analysés dans le B de la présente partie II.

* 63 Étude de l'European legal tech association publiée en octobre 2024, intitulée : « Legal Professionals & Generative AI Global Survey », deuxième édition.

* 64 Contribution écrite de la DACS.

* 65 Contribution écrite du CNB.

* 66 Didier Guével, « Intelligence artificielle et décisions juridictionnelles », Quaderni [en ligne], 98, Hiver 2018-2019.

* 67 Contribution écrite de la chambre des notaires de Paris.

* 68 Ibid.

* 69 Contribution écrite de la CNCJ.

* 70 Contribution écrite de la DACS.

* 71 Contribution écrite de l'INFN.

* 72 Contribution écrite de la CNCPI.

* 73 Contribution écrite de l'ordre des avocats au Conseil d'État et à la Cour de cassation.

* 74 Ces limites ont été présentées dans la première partie du rapport.

* 75 À titre d'exemple, Gino LegalTech, qui propose des solutions d'aide à la rédaction de contrats, cible les directions juridiques d'entreprises de taille importante ; les prix ne sont donc pas comparables.

* 76 Contribution écrite du manifeste des avocats collaborateurs.

* 77 Contribution écrite de la Cour de cassation.

* 78 Contribution écrite du bâtonnier de Paris.

* 79 Ce second point, qui est commun à toutes les professions du droit mais concerne de façon plus marquée la magistrature et les services judiciaires, est développé dans la partie suivante.

* 80 Réponse écrite de la DACS au questionnaire des rapporteurs.

* 81 Réponse écrite du CNB au questionnaire des rapporteurs.

* 82 Réponse écrite de la DACS au questionnaire des rapporteurs.

* 83 La chambre nationale des conseils en propriété industrielle a également diffusé un guide d'usage à destination des conseils en propriété industrielle.

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