B. L'INTELLIGENCE ARTIFICIELLE GÉNÉRATIVE : UNE OPPORTUNITÉ POUR LES ÉDITEURS JURIDIQUES ET LES ENTREPRISES DE LA LEGALTECH, LIÉE À L'APPÉTENCE D'UNE PART DES PROFESSIONS JURIDIQUES POUR CES OUTILS

Le développement de l'intelligence artificielle générative a représenté un considérable coup d'accélérateur au secteur du numérique appliqué au droit, et en particulier à l'activité des éditeurs juridiques et des entreprises de la legaltech, que ces dernières aient été créées très récemment pour commercialiser des solutions d'intelligence artificielle générative appliquées au droit, ou qu'elles aient complété une offre préexistante avec de telles solutions.

Si le droit a, presque depuis l'avènement d'internet, trouvé sa place dans l'espace numérique - ainsi, le site Légifrance17(*), qui publie en version dématérialisée l'ensemble du droit en vigueur en France, a été créé dès 199918(*) -, la célérité avec laquelle les éditeurs juridiques et les entreprises proposant des services dématérialisés appliqués au droit ont investi pour intégrer à leurs offres l'intelligence artificielle générative mérite d'être soulignée, voire saluée, tant la France se caractérise par son dynamisme à l'échelle européenne dans ce domaine.

En effet, de premiers services reposant sur l'intelligence artificielle générative ont été commercialisés, notamment par les entreprises de la legaltech Prédictice et Septeo, dès le milieu de l'année 2023, soit moins d'un an après l'ouverture au grand public de ChatGPT. Il n'a fallu que dix-huit mois après l'arrivée de l'intelligence artificielle générative pour que le marché français soit globalement lancé et ne commence à se consolider, dès le milieu de l'année 2024.

L'année 2024 a marqué un tournant dans le modèle économique des principaux éditeurs juridiques opérant en France, puisque la plupart d'entre eux ont lancé des offres reposant sur l'intelligence artificielle générative, consistant en une option - payante - adossée aux abonnements donnant accès à la base de données de ces éditeurs. Parmi les quatre principaux acteurs du marché de l'édition juridique en France, trois d'entre eux, LexisNexis, Lefebvre-Dalloz et Lamy Liaisons, ont ainsi intégré l'intelligence artificielle générative à leurs services, tandis que le quatrième, Lextenso, prévoit de commercialiser des services reposant sur l'intelligence artificielle générative « dans l'année qui vient »19(*).

Bien que les éditeurs juridiques travaillaient déjà depuis plusieurs années sur l'intégration d'outils d'intelligence artificielle non générative, en particulier pour améliorer leur moteur de recherche, la rapidité avec laquelle ces services ont été ajoutés à l'offre des éditeurs juridiques n'allait pourtant pas de soi. En effet, d'une part, il s'agit d'une technologie récente pour laquelle la plus-value ne commence que maintenant à être évaluée, d'autre part ces outils ont nécessité de substantiels investissements financiers et en ressources humaines.

Interrogés par les rapporteurs, aucun des quatre éditeurs juridiques n'a souhaité communiquer les montants qu'ils ont consacrés au déploiement de ces outils d'intelligence artificielle générative. Ils ont toutefois tous confirmé qu'il s'agissait de sommes « importantes », voire de « lourds investissements ». Bien que cet ordre de grandeur ne soit pas transposable au seul marché français de l'intelligence artificielle générative appliquée au droit, les chiffres évoqués dans la presse économique par le président-directeur général de LexisNexis pour l'Europe centrale, le Moyen-Orient et l'Afrique, Éric Bonnet-Maes, permettent d'appréhender les enjeux financiers que représente l'adaptation des éditeurs juridiques à cette nouvelle technologie : REXL, le groupe britannique propriétaire de LexisNexis, aurait ainsi investi 1,7 milliard de dollars par an dans le domaine des innovations numériques et notamment de l'intelligence artificielle20(*). Plus de 2 000 ingénieurs, scientifiques de la donnée et experts juridiques y travailleraient.

Ces lourds investissements s'expliquent par la place qu'occupe désormais le numérique dans le secteur du droit : si les procès, et la justice en général, se tiennent encore en présentiel - sauf cas très particuliers, comme les audiences en visioconférence pour certains étrangers détenus en centre de rétention administrative -, l'information juridique est majoritairement diffusée en version dématérialisée. En conséquence, la part du numérique dans l'activité des éditeurs juridiques n'a cessé de croître et dépasserait largement le seuil de 50 %, voire 80 % pour l'activité française de Lefebvre-Dalloz et LexisNexis21(*).

En parallèle des investissements réalisés par les éditeurs juridiques, a émergé un riche vivier d'entreprises de la legaltech proposant elles aussi des solutions d'intelligence artificielle générative, pour la plupart à destination des avocats ou des directions juridiques des entreprises. Le conseil national des barreaux a indiqué aux rapporteurs avoir comptabilisé « plus d'une vingtaine de fournisseurs de solutions d'intelligence artificielle générative à destination des avocats rien que sur le marché français »22(*), auxquels s'ajoute au moins une dizaine de jeunes entreprises ciblant d'autres publics que les rapporteurs ont identifiées, sans avoir procédé pour autant à un décompte exhaustif.

Souhaitant disposer d'une vision la plus large possible de l'environnement économique de l'intelligence artificielle générative appliquée au droit, et comprendre au mieux dans quelle mesure ces outils paraissent adaptés aux professions du droit, les rapporteurs ont ainsi auditionné JusMundi, Doctrine, Gino Legaltech, Goodlegal, OpenLaw, Ordalie, Septeo, Tomorro, Jimini AI et SmartLawyer, et ont reçu une contribution écrite de Clerk, soit onze entreprises de la legaltech auxquelles s'ajoute l'audition de France Digitale, une association qui représente - entre autres - 25 entreprises de la legaltech française, dont Lexbase ou Call a lawyer.

Ce nombre important d'acteurs auditionnés illustre la vitalité et le volontarisme de ces entreprises et, plus généralement, du secteur numérique français, qui est unanimement considéré comme l'un des plus actifs en Europe23(*), participant ainsi de la diffusion de l'intelligence artificielle générative appliquée au droit sur le continent. Cette vitalité est notamment permise et facilitée par la qualité des données ouvertes en France, aussi bien pour le droit en vigueur grâce aux travaux de la direction de l'information légale et administrative (DILA), qui a la responsabilité du site Légifrance, que pour les décisions de justice, qui sont progressivement publiées en données ouvertes depuis 2021, à la suite de l'adoption de la loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique. À ces données publiques s'ajoutent les fonds éditoriaux des éditeurs juridiques, qui se comptent, d'après les éditeurs juridiques eux-mêmes, en « millions de contenus ».

Bien qu'elle ne soit pas consacrée à l'intelligence artificielle générative, l'étude publiée par le groupe de travail « legaltechs » de France Digitale en juillet 202324(*) démontre la bonne santé économique générale de ces entreprises françaises, qui auraient triplé leur chiffre d'affaires entre 2019 et 2022. Par ailleurs, lors de la publication de l'étude, 36 % des entreprises interrogées anticipaient une croissance de leur activité supérieure à 100 % en 2023. Ces chiffres concordent avec les données recueillies par les rapporteurs en compilant les contributions écrites qui leur ont été transmises : bien que les entreprises de la legaltech interrogées ne soient pas toutes encore rentables, la totalité d'entre elles affirment être en « constante progression »25(*) et développer « une stratégie de conquête de marché ambitieuse »26(*).

Preuve que le marché de l'intelligence artificielle générative appliquée au droit entame sa mue après un départ remarqué, le secteur engage sa consolidation, avec quelques rachats récents, notamment Jarvis, Closd et Case Law Analytics, acquis par l'éditeur LexisNexis, et Hyperlex repris par Dilitrust, tandis que, d'après les informations transmises par France Digitale aux rapporteurs, Captain Contrat se serait rapproché d'Implid et Seraphin.legal de MyLegiTech en vue d'une prise de contrôle.


* 17 www.legifrance.gouv.fr

* 18 Arrêté du Premier ministre du 6 juillet 1999 relatif à la création du site Internet Légifrance.

* 19 Ces quatre éditeurs juridiques ont été auditionnés par les rapporteurs le 6 mai 2024.

* 20 « Parole d'expert » du Nouvel économiste, avec Éric Bonnet-Maes, président-directeur général de LexisNexis pour l'Europe centrale, le Moyen-Orient et l'Afrique : « L'IA générative juridique, une chance pour les juristes », publié en version numérique le 21 novembre 2024.

* 21 D'après les informations transmises aux rapporteurs.

* 22 Contribution écrite du CNB.

* 23 Cette unanimité ressort des contributions écrites transmises aux rapporteurs. S'il est assez largement considéré que le marché anglo-saxon est plus « mature », pour autant la France se démarque en Europe continentale pour son marché « actif » et déjà bien « développé » en matière d'intelligence artificielle générative appliquée au droit.

* 24 Cette étude est accessible sur le site internet de France Digitale.

* 25 Contribution écrite de Septeo.

* 26 Contribution écrite de Tomorro.

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