AVANT PROPOS

Bien que plurimillénaires - on pense, par exemple, au premier avocat de renommée mondiale, Cicéron, à la fin de la République romaine - et n'étant traditionnellement pas érigés en symbole de modernité, les métiers du droit n'ont cessé de se réinventer et de s'interroger sur leur devenir, qui a été souvent, voire régulièrement, remis en question, en particulier depuis l'avènement d'internet.

Déjà, au cours de la seconde moitié des années 2000, l'auteur britannique et spécialiste des technologies d'intelligence artificielle, Richard Susskind, titrait de façon volontairement provocatrice l'un de ses ouvrages La fin des avocats ?5(*), dans lequel il anticipait que les progrès de l'accès à l'information juridique modifieraient les attendus du client, qui aurait moins besoin de recourir à l'expertise humaine pour des problématiques juridiques courantes.

L'avènement de l'intelligence artificielle générative, depuis le lancement de ChatGPT le 30 novembre 2022, constitue certes un tournant dans l'histoire générale des progrès technologiques, mais également l'un de ces moments d'introspection propres au milieu juridique, tant cette nouvelle technologie semble affecter profondément les méthodes de travail de l'ensemble des juristes ainsi que leurs relations avec les justiciables.

L'actualité de cette seule année 2024 - à peine un peu plus d'an après le déploiement des premiers outils d'intelligence artificielle générative - illustre l'ampleur des transformations qui ont, ou qui pourraient, atteindre les professions juridiques, comprises pour le présent rapport comme l'ensemble des professions réglementées du droit (notaires, avocats, commissaires de justice, conseillers en propriété industrielle ; ainsi que leurs collaborateurs), la magistrature et les services judiciaires, auxquels ont été ajoutés les juristes d'entreprise.

Au début du mois de janvier 2024, le barreau de Paris a mis en demeure le créateur de l'application « I.Avocat », qui proposait un « avocat de poche » prenant la forme d'une aide juridique reposant sur un algorithme d'intelligence artificielle générative, de la retirer des plateformes de téléchargement.

Au printemps et à la rentrée scolaire 2024, les principaux éditeurs juridiques opérant sur le territoire français ont commercialisé des solutions d'intelligence artificielle générative adossées à leur base de données. En parallèle, de nombreuses entreprises de la legaltech, des jeunes entreprises du numérique spécialisées dans le domaine du droit, ont lancé des outils similaires, ciblant soit les étudiants en droit, soit les professionnels du droit.

Le 1er août 2024, le règlement européen établissant des règles harmonisées concernant l'intelligence artificielle6(*), le « RIA » ou, suivant l'acronyme anglais, « AI Act », est entré en vigueur.

En septembre 2024, le conseil national des barreaux (CNB) a consacré sa « grande rentrée » aux usages de l'intelligence artificielle - notamment générative - par les avocats.

Enfin, en octobre 2024, le bâtonnier de Paris, Maître Pierre Hoffman, a annoncé que le barreau de Paris avait conclu un accord avec Lefebvre-Dalloz pour fournir à tous les cabinets d'un ou deux avocats volontaires un accès à un outil d'intelligence artificielle générative, pour un coût estimé par le barreau de Paris d'un million d'euros.

À ces événements s'ajoute une vaste production d'essais et d'articles, qu'il serait vain de lister exhaustivement mais qui démontre que l'intelligence artificielle générative, a minima, ne laisse pas indifférentes les professions du droit et nourrit leurs débats.

La richesse de cette actualité et la rapidité avec laquelle celle-ci a irrigué la réflexion des divers professionnels concernés trouvent leurs sources dans le fort potentiel de bouleversement des métiers du droit que porte l'intelligence artificielle générative.

Si certains y voient des opportunités en termes de gains de temps, de productivité, d'amélioration de l'accès au droit et de prévisibilité des décisions de justice, lesquelles pourraient plus facilement être harmonisées, d'autres pointent les menaces que porterait l'intelligence artificielle générative sur les professions du droit, notamment en termes d'emplois, et sur la justice en général, en particulier sur le sens d'une justice déshumanisée, ou du moins dans laquelle l'humain aurait moins de place et sa plus-value serait moins évidente.

Ainsi, derrière les enjeux économiques, déontologiques, professionnels et matériels que soulève le déploiement de l'intelligence artificielle générative dans le domaine du droit, c'est la vision de la justice de demain et d'après-demain qu'il convient de caractériser.

Il s'agit alors de mesurer autant la réalité et l'ampleur de ces risques ou menaces que d'évaluer les apports collectivement acceptés de cette nouvelle technologie, en ayant à l'esprit que ce qui est techniquement possible n'est pas nécessairement souhaitable.

C'est dans cet objectif que la commission des lois a lancé, le 3 avril 2024, une mission d'information sur les effets de l'intelligence artificielle, et plus particulièrement générative, sur les métiers du droit. En conséquence, les sujets plus larges qui dépassent le seul domaine du droit, comme la question du droit d'auteur ou de la souveraineté numérique, n'ont pas été traités. Le Sénat a toutefois initié de nombreux travaux, généraux ou sectoriels, sur le thème de l'intelligence artificielle, notamment la délégation à la prospective qui travaille depuis le début de l'année 2024 sur « l'intelligence artificielle et l'avenir du service public »7(*).

L'intelligence artificielle en elle-même n'est pas une technologie nouvelle puisqu'elle a fait son apparition aux États-Unis dans les années 1950. L'intelligence artificielle générative est, à l'inverse, très récente : elle est apparue à la fin de l'année 2022 et peut se définir comme « un système capable de créer des contenus »8(*), tels qu'un texte, un code informatique, une image, une musique, un document audio, ou encore une vidéo, en imitant la pensée humaine et en s'appuyant sur des modèles d'apprentissage automatique. L'intelligence artificielle générative n'est, bien évidemment, pas circonscrite aux métiers du droit. Elle a toutefois trouvé dès le premier semestre 2023 une application spécifique au domaine juridique, d'abord aux États-Unis avec Thomson Reuters et LexisNexis, puis en France dans le courant de l'année 2023 avec Predictice.

À ce titre, si l'intelligence artificielle générative a des conséquences, à première vue, sur les professionnels du droit, les rapporteurs ont conduit leurs travaux en ayant pour principale préoccupation l'apport de cet outil technologique à l'intérêt du justiciable et à l'amélioration du service public de la justice.

Pour ce faire, ils ont mené 26 auditions, dont 2 auditions plénières retransmises en direct sur le site du Sénat, qui leur ont permis d'entendre 98 personnes. Ils ont été destinataires de 52 contributions écrites, représentant une précieuse documentation de 449 pages.


* 5 Richard Susskind, The end of lawyers ? Rethinking the nature of legal services, Oxford University Press, 2008.

* 6 Règlement (UE) 2024/1689 du Parlement européen et du Conseil du 13 juin 2024 établissant des règles harmonisées concernant l'intelligence artificielle et modifiant les règlements (CE) n° 300/2008, (UE) n° 167/2013, (UE) n° 168/2013, (UE) 2018/858, (UE) 2018/1139 et (UE) 2019/2144 et les directives 2014/90/UE, (UE) 2016/797 et (UE) 2020/1828 (règlement sur l'intelligence artificielle).

* 7 Les rapports publiés dans ce cadre sont accessibles sur le site internet de la délégation à la prospective.

* 8 Selon la définition retenue par la commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) pour la « définition d'un déploiement responsable et respectueux de la protection des données ». Voir le site de la CNIL pour davantage d'informations.

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