N° 216
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2024-2025
Enregistré à la Présidence du Sénat le 18 décembre 2024
RAPPORT D'INFORMATION
FAIT
au nom de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale (1) sur l'intelligence artificielle et les professions du droit,
Par M. Christophe-André FRASSA et Mme Marie-Pierre de LA GONTRIE,
Sénateur et Sénatrice
(1) Cette commission est composée de : Mme Muriel Jourda, présidente ; M. Christophe-André Frassa, Mme Marie-Pierre de La Gontrie, MM. Marc-Philippe Daubresse, Jérôme Durain, Mmes Isabelle Florennes, Patricia Schillinger, Cécile Cukierman, MM. Dany Wattebled, Guy Benarroche, Michel Masset, vice-présidents ; M. André Reichardt, Mmes Marie Mercier, Jacqueline Eustache-Brinio, M. Olivier Bitz, secrétaires ; MM. Jean-Michel Arnaud, Philippe Bas, Mme Nadine Bellurot, MM. François Bonhomme, Hussein Bourgi, Mme Sophie Briante Guillemont, MM. Ian Brossat, Christophe Chaillou, Mathieu Darnaud, Mmes Catherine Di Folco, Françoise Dumont, Laurence Harribey, Lauriane Josende, MM. Éric Kerrouche, Henri Leroy, Stéphane Le Rudulier, Mme Audrey Linkenheld, MM. Alain Marc, Hervé Marseille, Mme Corinne Narassiguin, MM. Georges Naturel, Paul Toussaint Parigi, Mmes Anne-Sophie Patru, Salama Ramia, M. Hervé Reynaud, Mme Olivia Richard, MM. Teva Rohfritsch, Pierre-Alain Roiron, Mme Elsa Schalck, M. Francis Szpiner, Mmes Lana Tetuanui, Dominique Vérien, M. Louis Vogel, Mme Mélanie Vogel.
L'ESSENTIEL
Apparue seulement à la fin de l'année 2022, l'intelligence artificielle générative, a déjà commencé à transformer profondément notre perception des outils technologiques, ceux-ci imitant de mieux en mieux la pensée humaine. Les métiers du droit, qu'il s'agisse de la magistrature administrative et judiciaire, des personnels des juridictions, des professions réglementés ou des juristes d'entreprise, apparaissent particulièrement concernés par ces bouleversements, tant cette nouvelle technologie pourrait affecter leurs méthodes de travail ainsi que leurs relations avec les justiciables.
En effet, l'intelligence artificielle générative augure des opportunités en termes de gains de temps, de productivité, d'amélioration de l'accès au droit et de prévisibilité de la justice. L'adaptation rapide des entreprises de la legaltech et des éditeurs juridiques en témoigne.
Les professionnels du droit doivent donc s'adapter au développement des outils d'intelligence artificielle générative, dans le respect de leurs principes déontologiques et du cadre réglementaire français et européen. Les rapporteurs ont toutefois constaté le décalage technologique croissant entre les professions réglementées, qui se saisissent déjà de ces outils et élaborent des codes de bonnes pratiques spécifiques à cette technologie pour limiter les risques que son emploi engendre, et les magistrats et personnels en juridiction, qui souffrent d'un sous-investissement majeur et pérenne dans leur équipement informatique et numérique auquel il est urgent de remédier.
La bonne diffusion de cette technologie dans le secteur juridique exige, pour qu'elle soit vertueuse, d'assurer l'adaptation de la formation initiale et continue des professionnels du droit. Les logiciels d'intelligence artificielle générative ont en effet vocation à être utilisés par les professionnels du droit eux-mêmes - et leur fonctionnement suppose des compétences qui limitent tant les risques d'hallucination que la méconnaissance de la réglementation applicable et des principes déontologiques des métiers concernés.
Ainsi, derrière les enjeux économiques, déontologiques, professionnels et matériels que soulève le déploiement de l'intelligence artificielle générative dans le domaine du droit, c'est la vision de la justice de demain et d'après-demain qu'il convient de caractériser.
Pour ce faire, et en ayant pour préoccupation première l'intérêt du justiciable et l'amélioration du service public de la justice, la commission a, à l'initiative de ses rapporteurs, Christophe-André Frassa et Marie-Pierre de la Gontrie, formulé 20 propositions.
I. LE DROIT, UN DOMAINE PERMÉABLE AUX OUTILS D'INTELLIGENCE ARTIFICIELLE GÉNÉRATIVE QUI A VU ÉCLORE UNE OFFRE ÉCONOMIQUE DYNAMIQUE
A. LE DROIT SE LAISSE FACILEMENT APPRÉHENDER PAR L'INTELLIGENCE ARTIFICIELLE GÉNÉRATIVE
Par sa capacité à imiter - à première vue - la pensée humaine, l'intelligence artificielle générative a rapidement trouvé une application dans le domaine du droit. Grâce, notamment, à sa capacité de contextualisation du sens d'un mot, elle permet en effet de surmonter la difficulté, qui paraissait infranchissable, de maîtrise du langage naturel. Or, le droit repose sur un raisonnement certes rationnel, le fameux syllogisme juridique, mais qui n'est pas fondé sur des modèles quantifiables, c'est-à-dire qui pourraient être traduits en langage mathématique, puisqu'il faut, avant de trouver une solution, savoir qualifier juridiquement une situation pour déterminer le problème de droit y afférent. L'intelligence artificielle générative, si elle est adossée à un panel de données suffisamment large et qualitatif, peut alors imiter le raisonnement du juriste en établissant des modèles statistiques à partir de sa base de données, dans une logique d'analyse des précédents.
Le domaine du droit est donc perméable à ces outils d'intelligence artificielle générative, de nombreuses tâches effectuées par les juristes pouvant, nonobstant une qualité encore inégale, être appréhendées par ces modèles, telles que la recherche juridique, la synthèse documentaire ou encore la rédaction de documents standardisés.
Toutefois, dans la mesure où l'intelligence artificielle générative est fondée sur un modèle probabiliste, elle maîtrise le langage pour être en mesure de produire un contenu, mais ne le comprend pas pour autant. Cela signifie qu'elle n'est pas en mesure d'évaluer la pertinence de sa propre réponse et donc que sa fiabilité n'est pas garantie. Tout utilisateur, et en particulier un professionnel du droit, doit donc être conscient des limites de ces outils : le risque d'hallucinations, les biais de conception, l'obsolescence des données sur lesquelles repose le modèle, l'inconstance des réponses données à des questions pourtant identiques ou encore les risques liés à la confidentialité des données, personnelles ou sensibles.
B. UNE OPPORTUNITÉ ÉCONOMIQUE POUR LES ÉDITEURS JUDIQUES ET LES ENTREPRISES DE LA LEGALTECH
Le développement de l'intelligence artificielle générative a représenté un considérable coup d'accélérateur pour le secteur du numérique appliqué au droit, la célérité avec laquelle les éditeurs juridiques et les entreprises de la legaltech ont investi pour intégrer à leurs offres l'intelligence artificielle générative méritant d'être soulignée. De premiers services reposant sur l'intelligence artificielle générative ont en effet été commercialisés par des entreprises de la legaltech dès le milieu de l'année 2023, soit moins d'un an après l'ouverture au grand public de ChatGPT. Désormais, et alors qu'une consolidation du secteur semble s'engager, au moins une trentaine d'entreprises proposent de tels services, plaçant la France parmi les pays européens les plus dynamiques en la matière. En parallèle, les principaux éditeurs juridiques français ont lancé dans le courant de l'année 2024 des services similaires, adossés à leur fonds documentaire.
C. L'INTELLIGENCE ARTIFICIELLE GÉNÉRATIVE PARTICIPE DE L'OBJECTIF D'INTELLIGIBILITÉ ET D'ACCESSIBILITÉ DU DROIT MAIS NE DOIT PAS ÊTRE ASSIMILÉE À UNE CONSULTATION JURIDIQUE
De la même manière que la naissance des moteurs de recherche sur internet a facilité l'accès à l'information juridique, et parce qu'elle permet de répondre dans des termes - relativement - simples à une question posée en langage naturel, l'intelligence artificielle générative appliquée au droit constitue indubitablement une avancée majeure en termes d'accessibilité et d'intelligibilité du droit, deux principes à valeur constitutionnelle1(*). À ce titre, en parallèle des offres privées des entreprises de la legaltech et des éditeurs juridiques, le service public de l'information légale, qui repose notamment sur le site Légifrance, pourrait profiter des avancées que permet l'intelligence artificielle générative pour affiner son moteur de recherche afin que l'utilisateur puisse formuler des questions en langage naturel2(*).
Si le risque « d'autojuridication » qu'a pu faire craindre le déploiement de l'intelligence artificielle générative paraît pouvoir être écarté en raison des limites inhérentes de ces modèles et de la plus-value que représentent l'analyse et l'expertise humaines du professionnel du droit ainsi que les temps d'échanges personnalisés, une vigilance particulière demeure quant au respect du périmètre d'activité des professionnels du droit, à savoir donner une consultation juridique. Or, des intitulés ambigus « d'aide ou d'assistance juridique », utilisés par certaines plateformes, pourraient prêter à confusion un public non averti et laisser entendre que la consultation d'un professionnel n'est pas nécessaire. L'inscription dans la loi d'une définition de la consultation juridique, dans un double objectif de lisibilité du droit et de sécurité juridique, apparaît ainsi opportune.
II. UNE TRANSFORMATION INEXORABLE MAIS HÉTÉROGÈNE DES MÉTIERS DU DROIT ENTRAÎNÉE PAR LE DÉPLOIEMENT DES OUTILS D'INTELLIGENCE ARTIFICIELLE GÉNÉRATIVE
A LES PROFESSIONS RÉGLEMENTÉES ET LES JURISTES D'ENTREPRISE : UNE ADOPTION RAPIDE DES OUTILS D'INTELLIGENCE ARTIFICIELLE GÉNÉRATIVE QUI DOIT MAINTENIR AU COEUR DE LEUR PRATIQUE PROFESSIONNELLE L'INTÉRÊT DU JUSTICIABLE ET LA QUALITÉ DU DROIT
1. L'adoption croissante de l'intelligence artificielle générative transforme les métiers du droit en promettant de dégager davantage de temps aux tâches à haute valeur ajoutée
Les outils d'intelligence artificielle générative appliquée au droit, s'ils sont convenablement utilisés, représentent une opportunité intellectuelle indéniable pour les professions réglementées du droit et les juristes d'entreprise. En ce sens, ils sont vecteurs d'une transformation de ces métiers, non pas tant sur la structure des emplois, que sur leur nature. Par les gains de temps et de productivité qu'elle laisse espérer, l'intelligence artificielle générative permettrait en effet à ces professions de se concentrer sur les tâches à haute valeur ajoutée, illustrant alors davantage leur plus-value, l'analyse du juriste étant mieux distinguée de la simple recherche juridique.
En l'état de son développement, l'intelligence artificielle générative offre en effet une aide pour trois grandes catégories de tâches : la recherche, l'analyse d'un corpus de données ou de documents (et non d'une situation) et la rédaction de contenus simples.
Grâce à ces gains de temps, l'intelligence artificielle générative serait vectrice de transformation des métiers du droit, venant modifier profondément la relation entre le professionnel et son client, sur trois points :
- elle permettrait de personnaliser davantage les services apportés par le professionnel du droit à son client ;
- elle permettrait au professionnel de se consacrer davantage aux interactions humaines. À mesure que les divers progrès technologiques accroîtront la dématérialisation de nombreuses procédures, l'accompagnement et les explications orales que formuleront les professionnels en complément des réponses de l'outil d'intelligence artificielle générative constitueront une part de plus en plus importante de la plus-value du professionnel du droit, et donc la justification de ses honoraires ;
- enfin, l'intelligence artificielle générative modifiera vraisemblablement les attentes du client. Il est en effet probable qu'il sera attendu du professionnel du droit une expertise plus poussée, qui risque peut-être de remettre en question le modèle des cabinets d'avocats généralistes, mais, inversement, qui justifie à nouveau la plus-value intellectuelle du recours au professionnel. Si les outils d'intelligence artificielle génératives peuvent donc, à première vue, faciliter le travail des professionnels du droit, ils ne constituent pas pour autant un nivellement par le bas si les exigences sont accrues à mesure des progrès de la technologie.
Ces promesses de gains de temps et de productivité portées par les outils d'intelligence artificielle générative ont trouvé un écho favorable auprès des professions réglementées du droit et des juristes d'entreprise, qui y semblent plus sensibles que la magistrature3(*).
Depuis que les entreprises de la legaltech et les éditeurs juridiques proposent des services reposant sur l'intelligence artificielle générative, donc en l'espace de moins de dix-huit mois, les professions juridiques du secteur privé ont commencé à adopter ces outils dans des proportions difficilement chiffrables avec précision, mais qui semblent significatives, en particulier au sein de la profession d'avocat. Cette adoption croissante reste toutefois accompagnée de prudence, les professionnels interrogés ayant conscience des limites de ces outils quant à leur fiabilité.
2. Malgré la perméabilité des tâches juridiques aux outils d'intelligence artificielle générative, l'expertise humaine reste fondamentale dans le domaine du droit, ce qui devrait limiter les craintes sur l'emploi aux fonctions d'assistance
Comme c'est régulièrement le cas après chaque avancée technologique majeure, le développement de l'intelligence artificielle générative a fait craindre, dès l'automne 2022, une disparition des professions du droit ou, a minima, une forte réduction de leurs effectifs face à la concurrence que représentent ces outils. Ces inquiétudes, bien évidemment compréhensibles au regard des nouveautés portées par l'intelligence artificielle générative, semblent toutefois pouvoir être nuancées.
Les conséquences de l'intelligence artificielle générative sur l'effectif des professions juridiques stricto sensu devraient en effet être marginales, vu l'optimisme dont a fait preuve à ce sujet l'ensemble des personnes auditionnées par les rapporteurs. Cet optimisme s'explique par plusieurs raisons. En premier lieu, l'intelligence artificielle générative étant fondée sur un modèle probabiliste, le risque d'erreur demeure élevé, ce qui justifie l'expertise du professionnel du droit. Elle est par ailleurs incapable de faire preuve de créativité ou, du moins, d'intelligence émotionnelle, indispensable dans le domaine de la justice. L'intelligence artificielle générative ne pourra pas non plus remplacer l'humain dans toutes les procédures qui nécessitent des interactions interpersonnelles lesquelles, malgré la place croissante qu'occupe le numérique dans la société, demeurent centrales. Enfin, le droit actuel protège certaines professions juridiques dans le sens où il prévoit un monopole sur certaines tâches, qui ne pourront donc pas être effectuées par des services numériques d'intelligence artificielle générative, notamment en ce qui concerne la réalisation d'une consultation juridique.
Au surplus, il n'est pas exclu que l'intelligence artificielle générative ait pour conséquence, non pas de décharger les professions du droit, mais, en facilitant l'accès à l'information juridique, d'accroître la judiciarisation de la société et donc l'activité juridictionnelle.
Si les métiers du droit au sens strict semblent pouvoir s'adapter suffisamment aux transformations induites par l'intelligence artificielle générative pour que les craintes sur l'emploi soient mineures, une réduction des emplois au sens plus large, en incluant les tâches d'assistance, est davantage probable. Il conviendra alors de redéfinir ces fonctions, notamment en favorisant une montée en compétences, par exemple en confiant aux intéressés des tâches de vérification des résultats issus de l'intelligence artificielle générative.
3. Plus que les risques sur l'emploi, l'enjeu principal de l'intelligence artificielle générative appliquée au droit repose sur son bon usage
L'intelligence artificielle générative présente des limites de nature technique - la principale étant l'existence d'hallucinations. Elle peut en outre induire des risques dans la pratique professionnelle des acteurs du droit et dans l'exercice de la justice :
- un risque de fracture au sein des professions, pouvant entraîner une inégalité des parties devant la justice. Les outils spécialisés dans le droit sont en effet tous payants, les prix oscillant entre 50 et 200 € par mois et par utilisateur, en fonction de la qualité du fonds documentaire sur lequel l'outil est adossé. Leur accessibilité n'est donc pas garantie à tous les professionnels. C'est pourquoi le barreau de Paris a noué un partenariat, rendu effectif en octobre 2024, avec Lefebvre-Dalloz afin de prendre à sa charge l'accès à GenIA-L pour tous les cabinets de son ressort constitués d'un ou deux avocats, ce qui représente approximativement 13 000 avocats. Une généralisation de cette initiative par tous les barreaux pourrait être opportune ;
- un risque de mésusage au regard des obligations réglementaires et des principes déontologiques, qui justifie l'établissement de règles claires au sein de chaque profession. Si les règles en vigueur et les principes déontologiques propres à chaque profession sont, en l'état, suffisants et n'ont pas besoin d'être redéfinis car ils peuvent s'appliquer à l'intelligence artificielle générative, il convient toutefois, d'une part, de rappeler explicitement que ces principes demeurent pertinents et, d'autre part, de préciser par des exemples de cas d'usage et de bonnes pratiques quel sens ils prennent dans ce nouveau contexte. Ce travail, déjà initié par une partie des ordres professionnels, pourrait prendre la forme de guides de bonnes pratiques ou de chartes éthiques. Une attention particulière devra notamment être portée au respect du cadre réglementaire et disciplinaire lié à la protection et à la confidentialité des données personnelles ou sensibles, et à l'importance de la vérification systématique des résultats obtenus par un outil d'intelligence artificielle générative.
B LES MAGISTRATS, GREFFIERS ET AUTRES PROFESSIONNELS DES JURIDICTIONS : AU-DELÀ DU REFUS THÉORIQUE D'UNE JUSTICE DÉSHUMANISÉE, LE BESOIN PRATIQUE D'UN RATTRAPAGE NUMÉRIQUE
1. Le retard numérique significatif qui caractérise les juridictions les empêche d'embrasser l'évolution technologique majeure que représente l'intelligence artificielle générative
Il apparaît ainsi impérieux d'améliorer l'équipement informatique des autorités juridictionnelles et les applicatifs sur lesquels reposent leurs travaux. La Chancellerie doit à ce titre veiller à la poursuite de son second plan de transformation numérique. La situation détériorée de l'environnement numérique de travail juridictionnel accentue en effet le décalage conséquent qui s'installe en matière d'intelligence artificielle générative entre les professions juridictionnelles et les autres métiers du droit. Les rapporteurs recommandent donc vivement d'achever le rattrapage numérique des juridictions, spécialement judiciaires.
Cette différence de situation pourrait en outre entraîner des conséquences défavorables pour l'exercice de la fonction juridictionnelle. Les autorités juridictionnelles anticipent par exemple une nouvelle augmentation des entrées contentieuses, de la complexité et du volume des écrits, telle qu'elle fut déjà observée lors de la numérisation des procédures. Elles jugent cependant mesurés les risques qui résulteraient d'un phénomène d'autojuridication, car le coût des logiciels spécialisés s'avère largement prohibitif et la loi rend souvent obligatoire le ministère d'avocat.
2. Si le travail juridictionnel intègre déjà des logiciels d'intelligence artificielle non générative, aucun outil d'intelligence artificielle générative n'a encore été mis à disposition des agents en juridiction
Outre leur retard en matière numérique, les autorités juridictionnelles sont soumises à des dispositions spécifiques, qui contraignent largement leur usage de ces logiciels - qu'il s'agisse de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés, dite « Informatique et libertés », du règlement (UE) 2016/679 du 27 avril 2016 relatif à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données (RGPD) ou du règlement (UE) 2024/1689 du 13 juin 2024 établissant des règles harmonisées concernant l'intelligence artificielle (RIA).
Les juridictions administratives et judiciaires se sont donc attachées à l'identification des cas d'usage potentiels de l'intelligence artificielle générative et s'apprêtent désormais à développer, en interne, des logiciels adossés à cette technologie. Le ministère de la justice devrait ainsi engager le développement d'un outil d'intelligence artificielle générative susceptible de retranscrire les propos tenus en audience et, à terme, le cas échéant, de les traduire. Les autres cas d'usage envisagés, tant par les juges administratifs que judiciaires, sont la synthèse de documents et l'aide à la recherche. Le Conseil d'État souhaiterait en outre qu'un logiciel d'intelligence artificielle générative permette d'identifier les séries comme les contentieux répétitifs. Les rapporteurs préconisent de nommer un ou plusieurs référents en matière d'intelligence artificielle au sein de chaque juridiction, pour assurer un suivi du développement de cette technologie.
3. Un consensus sur la nécessité de préserver le caractère humain de la décision de justice, ce que garantit dans une large mesure le cadre réglementaire actuel
Le droit français et le droit européen interdisent de fonder exclusivement sur un traitement automatisé de données la prise de toute décision produisant des effets juridiques sur une personne - comme le prévoient les articles 47 de la loi n° 78-17 précitée et 22 du RGPD.
Si l'usage par le juge d'outils de justice prédictive méconnaîtrait la nature humaine de la décision de justice et entraînerait vraisemblablement une cristallisation et une uniformisation du droit, le recours à ces derniers par les autres professionnels du droit ou par les justiciables pourrait, selon certaines personnes auditionnées par les rapporteurs, dont la Cour de cassation, les inciter à recourir aux modes alternatifs de règlement des différends.
Les acteurs juridictionnels ont par ailleurs exprimé leur inquiétude quant à la mention du nom du magistrat et du greffier sur les décisions de justice diffusées en données ouvertes. Cette crainte est accentuée par l'extension prochaine de cette politique, le 31 décembre 2025, aux décisions rendues en matière criminelle. Les rapporteurs jugent en effet que l'interdiction générale de profilage et la possibilité laissée de procéder à l'anonymisation des agents, au cas par cas, ne constituent pas des garanties suffisantes pour la sérénité de la justice et la sécurité du personnel. Aussi, les rapporteurs préconisent d'anonymiser les magistrats et les greffiers dans les décisions de justice publiées en données ouvertes.
Les autorités juridictionnelles n'anticipent en tout état de cause pas d'évolution de leur besoin de personnel. Les juridictions administratives et judiciaires ont en effet connu une augmentation notable de leur activité, qui n'a longtemps pas été compensée par la hausse des effectifs. Au-delà, la nécessité d'améliorer l'environnement numérique du travail juridictionnel et d'adopter les outils d'intelligence artificielle exigera le recrutement de personnels dédiés.
III. LA FORMATION DES PROFESSIONNELS DU DROIT : CONDITION INDISPENSABLE D'UNE GÉNÉRALISATION RÉUSSIE DES OUTILS D'INTELLIGENCE ARTIFICIELLE GÉNÉRATIVE
A. LA FORMATION INITIALE DOIT ACHEVER SA MUE POUR FORMER DES JURISTES MAÎTRISANT L'INTELLIGENCE ARTIFICIELLE GÉNÉRATIVE SANS EN ÊTRE DÉPENDANTS
Bien que l'intelligence artificielle générative ne soit déployée que depuis deux ans, l'enseignement du droit se voit bousculé par l'usage croisant de ces outils par les étudiants et, plus marginalement, par les enseignants. Cela a conduit les écoles de droit à adapter avec célérité leurs méthodes d'enseignement et leurs maquettes pédagogiques, aussi bien en réaction à cet usage que dans une dimension prospective, pour accompagner les transformations du métier de juriste.
Toutes les écoles de droit interrogées par les rapporteurs ont ainsi confirmé qu'une part grandissante de leurs étudiants s'appuie sur des outils d'intelligence artificielle générative dans le cadre de leur formation, la plupart du temps de façon spontanée et sans encadrement particulier. En conséquence, les méthodes d'enseignement ont été aménagées, notamment les modalités d'évaluation, les travaux effectués en distanciel n'étant plus notés. Bien qu'il s'agisse encore d'une minorité, certains enseignants ont intégré les outils d'intelligence artificielle générative à leurs cours, à travers des cas pratiques censés apprendre aux étudiants leur maniement. À l'instar des guides élaborés par les ordres professionnels, des guides de bonnes pratiques, qui rappellent les règles d'usage et les principes déontologiques, ont par ailleurs été rédigés par certaines écoles. Outre ces adaptations aux cours existants, des ajustements au catalogue de formation initiale des écoles de droit sont en cours de mise en oeuvre ou ont été effectués récemment, pour proposer des enseignements dédiés à l'intelligence artificielle générative.
Cette réaction au déploiement de l'intelligence artificielle générative dans le domaine du droit est apparue nécessaire, au regard du consensus qui a émergé quant à la nécessité de former les futurs juristes à l'utilisation de ces outils. D'une part, il ne semble plus possible d'en faire abstraction ; il serait donc vain de formuler une interdiction absolue d'utilisation de ces outils auprès des étudiants, a fortiori alors que ces outils sont considérés par une large part des professionnels du droit comme prometteurs. D'autre part, l'adaptation de la formation des futurs juristes apparaît indispensable au regard des transformations que l'intelligence artificielle générative implique sur les métiers du droit. Si l'intelligence artificielle générative n'est pas la seule vectrice de ces transformations, elle les accentue toutefois. Ainsi, les juristes ne peuvent plus être assimilés à des seuls « sachants », qui maîtriseraient l'ensemble du droit. Le juriste doit de plus en plus, en parallèle de la maîtrise d'un socle consistant de connaissances, « savoir faire faire » à la machine. Or, ce « savoir faire faire » n'est pas inné, en particulier dans l'optique d'une appropriation qualitative de ces outils par les étudiants - et donc futurs juristes -, notamment dans le respect des obligations légales et des principes déontologiques propres à chaque profession. La responsabilité de cette formation actualisée repose sur les écoles de droit.
Toutefois, un juriste, même « augmenté » par l'intelligence artificielle générative, demeure un juriste. Par conséquent, la formation juridique de demain ne doit pas se résumer à apprendre au juriste à « faire faire » à la machine, mais doit maintenir un haut degré d'exigence quant à l'acquisition des connaissances juridiques. L'enjeu est donc de préparer les futurs juristes à l'usage de l'intelligence artificielle générative sans pour autant contribuer à un « assèchement des compétences »4(*), ce qui signifie que l'objectif de transmission des connaissances doit, certes, être adapté, mais conservé.
Enfin, une vigilance particulière devra être portée au cours des prochaines années aux effets de l'intelligence artificielle générative sur les schémas d'insertion professionnelle des jeunes juristes, alors que les tâches - en particulier la recherche juridique - que ces outils permettent de réaliser recouvrent en grande partie celles qui sont confiées aux stagiaires ou aux collaborateurs inexpérimentés.
B. LA FORMATION CONTINUE : INDISPENSABLE AU DÉPLOIEMENT HOMOGÈNE ET VERTUEUX DES OUTILS D'INTELLIGENCE ARTIFICIELLE GÉNÉRATIVE AU SEIN DE CHAQUE PROFESSION
La généralisation de l'usage des outils
d'intelligence artificielle générative repose également
sur le développement de la formation continue en la matière. Il
apparaît en effet primordial de définir et de diffuser
des règles d'usage de l'intelligence artificielle
générative, pour que ses utilisateurs soient conscients des
limites de ces modèles probabilistes et qu'ils se conforment à la
réglementation en vigueur lorsqu'ils y recourent, tout comme
aux obligations déontologiques qui leur sont spécifiques. Aussi,
la plupart des ordres professionnels et des écoles de droit
adaptent progressivement leur catalogue de formation continue pour y
inclure des modules relatifs aux logiciels d'intelligence artificielle
générative. Les rapporteurs recommandent toutefois
d'accentuer cet effort d'adaptation
des catalogues de formation
continue, car ils ont constaté que l'essentiel des modules
dédiés à l'intelligence artificielle
générative demeure à l'état de projet.
Ils estiment au surplus que l'offre de formation continue doit, dans ses modalités mêmes, s'adapter à la nature spécifique de l'intelligence artificielle générative. Ils préconisent donc d'encourager la diffusion numérique des modules, pour faciliter leur accès, et de nouvelles modalités de formation, qui favorisent notamment la formation des professionnels les plus expérimentés par de jeunes collaborateurs compétents en matière d'intelligence artificielle (« reverse mentoring »). Enfin, il apparaît essentiel aux rapporteurs d'assurer une formation généralisée des personnels aux enjeux de cette technologie, qui permet d'embrasser une diversité de tâches significative, et concerne donc l'entièreté du personnel.
IV. UNE POLITIQUE PUBLIQUE À STRUCTURER DAVANTAGE, SANS SUPERPOSER LES RÉGLEMENTATIONS
A. L'ÉTAT CONDUIT UNE POLITIQUE BIENVENUE DE SOUTIEN À L'OFFRE DE SOLUTIONS D'INTELLIGENCE ARTIFICIELLE GÉNÉRATIVE
Plusieurs politiques publiques, généralistes ou spécifiques, ont concouru à l'affirmation en France du secteur de la legaltech. Les éditeurs juridiques et les entreprises concernées ont tout d'abord grandement bénéficié de la diffusion des décisions de justice en données ouvertes, opérée principalement par les lois n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique et n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice. Toutes les personnes auditionnées par les rapporteurs qualifient cette démarche de réussite précieuse ; en l'état de son avancement, près d'un million de décisions civiles sont diffusées par an.
La stratégie nationale pour l'intelligence artificielle, engagée en 2018 et dotée d'une enveloppe globale de 3,7 milliards d'euros - qui intègre des investissements privés -, articule plusieurs actions de soutien au développement de l'intelligence artificielle, générative ou non, qui peuvent bénéficier aux acteurs de la legaltech. L'État a ainsi investi dans la formation, les capacités de recherche et les infrastructures nécessaires à cette technologie. Cette politique publique repose notamment sur des appels à projets, dont certains ciblent les entreprises innovantes dans le secteur de l'intelligence artificielle générative, tels que « Accélérer l'usage de l'intelligence artificielle générative dans l'économie ». Clara Chappaz, alors secrétaire d'État chargée de l'intelligence artificielle et du numérique, a informé les rapporteurs que près de 10 % des projets retenus concernaient le secteur juridique. Cette stratégie est complétée par la participation de l'État au financement des start-up au moyen de quatorze fonds d'investissement publics gérés par Bpifrance et l'agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe).
B. L'ÉTAT OEUVRE À L'ADOPTION DE L'INTELLIGENCE ARTIFICIELLE GÉNÉRATIVE PAR LES PROFESSIONNELS DU DROIT
Les différents acteurs publics auditionnés par les rapporteurs, au premier rang desquels la direction générale des entreprises (DGE), ont souligné que l'enjeu en matière d'intelligence artificielle générative se situait désormais moins dans le nombre et la taille des entreprises du secteur de la legaltech, que dans l'adoption, par les professionnels du droit, des technologies que ces dernières développent. Seules 10 % des entreprises françaises auraient intégré au moins un logiciel fondé sur cette technologie à leurs procédures. Plusieurs politiques publiques poursuivent donc l'objectif de favoriser l'adoption, par les entreprises, des outils d'intelligence artificielle générative.
Bpifrance accompagne par exemple les entreprises dans leur adoption de l'intelligence artificielle dans le cadre du dispositif « IA Booster ». La DGE conduit par ailleurs plusieurs actions qui visent à faciliter les échanges entre les développeurs d'outils d'intelligence artificielle générative et les professionnels du droit. Elle envisage au surplus de conduire des actions de communication spécifiques à ce secteur et de recenser les solutions d'intelligence artificielle générative juridiques pour sensibiliser les acteurs. Les rapporteurs recommandent à ce titre de créer un label public à la destination des éditeurs juridiques et des jeunes entreprises innovantes du secteur pour favoriser l'adoption de leurs produits par les professionnels du droit. Plus largement, ils préconisent de poursuivre, améliorer et canaliser l'accompagnement que l'État apporte aux acteurs du secteur de la legaltech et aux éditeurs juridiques.
C. L'ÉTAT ET LES ACTEURS DU SECTEUR S'ACCORDENT TOUS QUANT AU BESOIN DE STABILITÉ NORMATIVE
Les outils d'intelligence artificielle générative doivent respecter un cadre juridique déjà fourni, qui repose tant sur des textes spécifiques à cette technologie, que sur des réglementations relatives au traitement des données à caractère personnel. Le règlement européen sur l'intelligence artificielle (RIA), entré en vigueur le 1er août 2024, connaîtra une application progressive, entre février 2025 et août 2027. Il range par exemple les algorithmes utilisés par l'administration de la justice parmi les logiciels « à haut risque », qui obéissent au régime le plus restrictif de ce règlement - outre les cas d'interdiction de recours à cette technologie. Les logiciels d'intelligence artificielle générative doivent au surplus obéir au RGPD, qui interdit par exemple le profilage et l'automatisation de toute décision, et à la loi « Informatique et libertés » qui fut révisée en cohérence avec la réglementation européenne.
Les professionnels du droit doivent par ailleurs respecter les principes déontologiques propres à leur métier, lesquels s'appliquent aussi à leur utilisation des logiciels d'intelligence artificielle générative. L'essentiel des personnes auditionnées par les rapporteurs a à ce titre précisé que des codes de bonne conduite spécifiques à l'usage de cette technologie sont en voie d'élaboration, ce qui fournira une garantie supplémentaire d'un usage approprié de ces outils. Aussi, les professionnels du droit ont unanimement exprimé leur souhait que l'État observe une stabilité normative en la matière, qu'il s'agisse du cadre législatif général ou de potentielles réglementations spécifiques à l'application de l'intelligence artificielle générative au secteur juridique. Les rapporteurs partagent cette appréciation et considèrent qu'il serait inopportun de légiférer avant même que le RIA ne soit entièrement entré en application - et tandis que cette technologie connaît des évolutions si fréquentes.
* 1 Ces deux principes ont été explicitement mentionnés pour la première fois par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 99-421 DC du 16 décembre 1999 sur la loi portant habilitation du Gouvernement à procéder, par ordonnances, à l'adoption de la partie législative de certains codes.
* 2 Voir la proposition n° 2.
* 3 Voir infra, pp. 13-15.
* 4 Ces termes ont été employés par Christophe Barret, procureur général près la cour d'appel de Grenoble.