B. UNE PUISSANCE D'ÉQUILIBRE, SOLIDEMENT ARRIMÉE À SON ALLIÉ AMÉRICAIN
1. Un pays traditionnellement adepte du soft power, via le pétrole et le soutien financier
Au contraire de nombre de ses voisins arabes, l'Arabie saoudite s'est montrée, depuis l'origine, réticente à s'engager dans tout conflit armé, se défiant de tout aventurisme en la matière. Son principal levier d'influence a été sa considérable surface financière, qui lui a permis de se créer un réseau d'obligés : OLP dans les années 1970, mouvements islamistes afghans dans les années 1980, mais aussi la Bosnie-Herzégovine dans les années 199013(*) ou encore les insurgés sunnites en Syrie dans les années 2010. Cette voie de financement s'est doublée de l'influence acquise via la propagation du wahhabisme à l'étranger, notamment via la nomination d'attachés religieux dans les ambassades, dont la mission était de financer la construction de mosquées wahhabites.
2. Une alliance étroite avec les États-Unis
a) Le « pacte du Quincy » : une origine légendaire
On fait traditionnellement remonter la solide relation entre l'Arabie saoudite et les États-Unis au « pacte du Quincy », scellé lors de la rencontre, le 14 février 1945, entre Roosevelt de retour de Yalta et Abdulaziz ibn Saoud. Schématiquement, le pacte aurait consisté, pour l'Arabie saoudite, à garantir l'approvisionnement des États-Unis en pétrole en échange d'une forme de garantie de sécurité.
En réalité, selon l'historien Henry Laurens, ce pacte ne serait rien d'autre qu'une « légende urbaine »14(*) : d'après les comptes rendus de l'entrevue, le pétrole n'a pas été évoqué, les relations ayant déjà été solidement établies dans ce domaine avec la création de l'Arab-American Oil Company (Aramco) en 1945. En revanche, la conversation a porté sur la Palestine, Ibn Saoud réaffirmant son opposition formelle à la création d'un État juif, et sur les questions du jour : la demande saoudienne d'indépendance pour la Syrie et le Liban, encore sous mandat français, et le transfert des troupes américaines d'Europe vers le théâtre Pacifique.
b) Une relation solide, malgré les mises à l'épreuve
Si l'origine est légendaire, la réalité de la relation sera bien celle-ci : un soutien américain face aux menaces venues de l'extérieur, et notamment les régimes nationalistes arabes (notamment dans la première guerre civile yéménite, entre 1962 et 1970, où le camp républicain est armé par l'Egypte de Nasser), contre un appui à la présence américaine dans la région. Il y aurait environ 3 000 soldats américains stationnés aujourd'hui en Arabie saoudite, répartis dans cinq bases.
Cette relation a perduré malgré toutes les vicissitudes de l'histoire régionale. Elle a fonctionné à merveille à la fin des années 1970, dans le soutien aux Moudjahidines afghans contre l'Union soviétique. Pour créer la « ceinture verte » théorisée par le conseiller du président Carter, Zbigniew Brzezinski, sur la frange Sud de l'Union soviétique, les États-Unis ont en effet aidé et financé les mouvements islamistes avec l'aide de ses alliés régionaux, Arabie saoudite et Pakistan en tête. Il était d'autant plus facile pour les Saoudiens de s'y engager que la cause était islamique.
En revanche, l'alliance saoudo-américaine a ainsi été fortement mise à l'épreuve au moment de la première guerre du Golfe, d'août 1990 à février 1991 : l'Arabie saoudite s'engage alors aux côtés des États-Unis contre l'Irak de Saddam Hussein, qui vient d'envahir le Koweït. Ce soutien a été très mal perçu par une partie de l'opinion publique des pays arabes, encore sensible au discours nationaliste arabe de Saddam Hussein - d'autant que les Palestiniens travaillant au Koweït en sont massivement expulsés, Yasser Arafat s'étant prononcé contre l'intervention américaine.
Enfin, le fait que 15 des 19 terroristes du 11-septembre étaient Saoudiens a entraîné d'intenses débats au sein de l'administration américaine et au Congrès, dont une partie poussait à une distanciation de cet allié accusé de jouer un double jeu - malgré l'absence de signes d'implication des autorités saoudiennes. Mais là encore, le pragmatisme et la convergence des intérêts ont prévalu. L'Arabie saoudite, malgré des protestations de façade, a également donné des gages en ne s'opposant pas à l'invasion de l'Irak par les États-Unis en 2003.
3. L'épineuse question d'Israël
a) Sur Israël, une position médiane parmi les États arabes...
C'est le dossier israélo-palestinien qui met véritablement à l'épreuve l'alliance saoudo-américaine. L'Arabie saoudite a ainsi été régulièrement critiquée par les dirigeants nationalistes arabes comme Nasser, Saddam Hussein, Hafez el-Assad ou Muammar Kadhafi au motif qu'elle ne faisait pas assez pour la cause palestinienne. En tant que gardien des deux lieux Saints (khadim al-haramayn al-sharifayn) que sont La Mecque et Médine, elle occupe une place symbolique prééminente dans un monde musulman largement hostile à Israël. Mais dans ce domaine, le royaume a toujours cheminé sur une ligne de crête. Comme l'a affirmé Abdulaziz ibn Saoud à Roosevelt sur le Quincy, il était impensable pour l'Arabie saoudite de reconnaître l'État d'Israël ; mais, principal relais des États-Unis dans la région, le royaume ne pouvait pas davantage entrer directement en conflit avec l'État hébreu.
De fait, l'Arabie saoudite n'a joué qu'un rôle militaire négligeable dans la guerre des Six Jours. En revanche, ce conflit a marqué un tournant dans la politique étrangère saoudienne : l'adversaire principal n'est plus les régimes nationalistes arabes (Egypte, Irak, Syrie) mais Israël, qui a pris le contrôle de Jérusalem-Est et du dôme du Rocher, troisième lieu saint de l'islam. Le coût de l'alliance américaine devient de plus en plus lourd pour l'Arabie saoudite, qui commence alors à financer l'OLP de Yasser Arafat
La guerre du Kippour d'octobre 1973 confirme ce tournant : furieux de l'aide militaire massive apportée par les États-Unis à Israël, qui lui permet de rétablir la situation, Fayçal et les autres membres de l'OPEP décrètent un embargo pétrolier contre les alliés d'Israël ; mais surtout, ils décident une très forte hausse des prix de vente du pétrole qui plonge l'économie mondiale dans la récession.
L'Arabie saoudite a depuis lors tenu une position médiane entre le « front du refus » constitué en 1977 par les républiques alors socialistes arabes (Algérie, Libye, Syrie, Yémen du Sud) et l'OLP en réaction à l'ouverture de pourparlers entre l'Egypte et Israël d'une part, et les pays qui ont normalisé les relations avec Israël par la suite : l'Egypte, la Jordanie en 1994.
b) ... concrétisée en 2002 par l'initiative arabe de paix
Cette centralité est réaffirmée par la présentation le 27 mars 2002, au sommet de Beyrouth de la Ligue arabe et à l'instigation du roi Abdallah, de « l'initiative arabe de paix ». Il s'agit d'un projet de règlement global du conflit israélo-palestinien, prévoyant :
· un retrait d'Israël de tous les territoires occupés, y compris le Golan ;
· la reconnaissance d'un État palestinien dans les frontières de 1967 avec Jérusalem-Est pour capitale,
· une « solution juste » au problème du retour des réfugiés palestiniens.
En échange, les pays signataires sont prêts à signer un traité de paix avec Israël et établir des relations normales avec cet État.
Ce plan a été adopté par tous les membres de la Ligue arabe - y compris l'Autorité palestinienne - à l'exception de l'Irak et de la Libye. Ré-adopté au sommet de 2007, il est toutefois resté lettre morte, Israël se refusant notamment à remettre en discussion le droit au retour des réfugiés palestiniens. Sa principale faiblesse est qu'il n'a pas fait l'objet de discussions préalables avec Israël ; cependant, il a fourni un cadre de référence et montre qu'une résolution globale est envisageable. En pleine guerre à Gaza, le ministre des affaires étrangères jordanien y faisait encore référence le 30 septembre pour souligner qu'au contraire d'Israël, les États arabes avaient un plan pour « le jour d'après »15(*).
La politique étrangère saoudienne jusqu'à l'avènement de MBS s'est donc caractérisée par une grande prudence et des positions médianes au sein du monde arabe, faisant écho à sa centralité religieuse et à son poids financier. Pays profondément conservateur, l'Arabie saoudite s'est posée en acteur responsable au niveau international, même si cette image a été un temps mise à mal par les attentats du 11-septembre.
Or en politique intérieure comme extérieure, l'émergence de MBS a marqué un tournant, voire une rupture.
* 13 Et jusqu'à ce jour. Voir par exemple Arab News, “30 years of Saudi Arabia-Bosnia and Herzegovina diplomatic ties”, 3 octobre 2023.
* 14 Henry Laurens, « De quoi parlaient le président américain et le roi saoudien en février 1945 ? », OrientXXI, 23 février 2016.
* 15 Voir sa déclaration à la presse après l'assemblée générale de l'ONU, le 28 septembre 2024.