B. DES INSTITUTIONS LOCALES STABILISÉES, QUI ONT PERMIS UNE ALTERNANCE POLITIQUE RÉCENTE

1. Une stabilité institutionnelle durement acquise

Les modifications institutionnelles opérées en 2004 ont mis en place des organes de délibération et de décision du Pays qui se sont d'abord caractérisés par une forte instabilité politique. Pendant les trois premières années de mise en oeuvre du statut, pas moins de cinq gouvernements se sont succédé, faute d'une majorité stable à l'assemblée de la Polynésie française, éclatée entre diverses formations autonomistes, indépendantistes ou représentant les intérêts des différents archipels.

Pour ces raisons, la loi organique n° 2007-1719 du 7 décembre 2007 vint apporter plusieurs modifications à la loi statutaire de 2004.

Afin de renforcer la stabilité des institutions polynésiennes, le mode de scrutin pour l'élection des représentants à l'assemblée de la Polynésie française fut modifié au profit d'une élection au scrutin de liste à deux tours (dans le cadre des circonscriptions établies en 2004), seules les listes ayant obtenu au moins 12,5 % des suffrages exprimés au premier tour étant autorisées à se présenter au premier tour, et seules celles ayant obtenu au moins 5 % des suffrages exprimés étant autorisées à fusionner.

Par ailleurs, les règles d'adoption d'une motion de défiance à l'encontre du gouvernement furent durcies. En particulier, seule une motion de défiance dite « constructive », comportant le nom de la personne appelée à exercer les fonctions de président de la Polynésie française, fut désormais considérée comme recevable. En cas de rejet d'un projet de budget, le président de la Polynésie française se vit autoriser à déposer un nouveau projet, sur lequel il pourrait engager sa responsabilité.

Ces modifications statutaires ne suffirent toutefois pas à mettre fin à l'instabilité politique en Polynésie française, les gouvernements continuant à se succéder à un rythme accéléré. Le passage au scrutin de liste à deux tours, en particulier, n'avait pas permis de dégager une majorité cohérente et pérenne à l'assemblée de la Polynésie française.

C'est pourquoi le législateur intervint une nouvelle fois, en adoptant la loi organique n° 2011-918 du 1er août 2011 relative au fonctionnement des institutions de la Polynésie française. À l'initiative du Sénat, il fut finalement décidé de réunir les six circonscriptions de la Polynésie française en une circonscription unique divisée en huit sections, avec attribution d'une prime majoritaire à la liste arrivée en tête au niveau de la circonscription, dans le but de garantir une représentation à tous les archipels tout en facilitant l'émergence d'une majorité à l'assemblée.

Les règles relatives au renversement du gouvernement par l'assemblée furent une nouvelle fois durcies. Depuis lors, une motion de défiance ne peut notamment être adoptée qu'à la majorité qualifiée des trois cinquièmes des représentants à l'assemblée de la Polynésie française.

Ces nouveaux équilibres ont permis aux institutions polynésiennes de retrouver une stabilité, les lois organique et ordinaire du 6 juillet 2019 ayant néanmoins apporté quelques ajustements ponctuels complémentaires en :

- prévoyant un renouvellement intégral de l'assemblée de la Polynésie française, dès lors qu'un tiers des sièges y serait devenu vacant pour quelque cause que ce soit, sur le modèle du droit applicable aux conseils municipaux ;

- renforçant les attributions du conseil des ministres pour l'approbation de certaines conventions et nominations ;

- permettant la saisine du Conseil d'État en cas de doute sur la répartition des compétences entre les institutions polynésiennes ou sur le domaine des « lois du pays ».

2. Une alternance politique intervenue en avril 2023

Cette stabilité politique a profité jusqu'aux élections territoriales d'avril 2023 aux partis autonomistes, d'abord sous la présidence de Gaston Flosse puis, après sa démission d'office pour cause d'inéligibilité en septembre 2014, sous celle d'Edouard Fritch, appuyé par son groupe à l'assemblée de la Polynésie française, le Tapura Huiratiraa, allié au groupe autonomiste A ti'a Porinetia, alors présidé par Teva Rohfritsch.

Lors des élections municipales de juin 2020, 40 des 48 maires de Polynésie française ont par ailleurs été élus sous la bannière ou avec le soutien du Tapura, soulignant l'ancrage local des partisans de l'autonomie.

Les élections d'avril 2023 ont cependant entraîné une alternance à l'assemblée liée à une poussée27(*) du vote en faveur du parti indépendantiste Tavini Huiraatira 28(*) et un morcellement des partis autonomistes avec, outre le Tapura Huiratiraa d'Edouard Fritch, la création du parti Ia Ora te Nuna'a par Teva Rohfritsch et Nicole Bouteau, et l'émergence du parti A here ia Porinetia de Nicole Sanquer, le tout sur fond d'une contestation de la gestion de la pandémie de covid-19 par le président Fritch et le gouvernement de la Polynésie française.

Vainqueur des élections avec 44,32 % des suffrages exprimés au second tour29(*), le parti Tavini détient depuis lors, du fait de la prime majoritaire de 50 % prévue par la loi organique, une majorité absolue de 38 sièges sur 5730(*).

Conformément aux annonces d'Oscar Temaru, président du Tavini, pendant la campagne électorale, le groupe a élu Antony Géros à la présidence de l'assemblée de Polynésie française le 11 mai 2023, Moetai Brotherson, alors député, étant élu, avec 66 % des voix, président de la Polynésie française le 12 mai 2023.

Le fait que le Tavini bénéficie, à l'issue des élections, d'une forte majorité à l'assemblée de la Polynésie française de nature à lui permettre d'imposer ses vues sans avoir à négocier avec les autres groupes, alors même qu'il n'a pas recueilli la majorité absolue des suffrages, a suscité certaines critiques sur les règles prévues par le statut de la Polynésie pour la répartition des sièges à l'Assemblée.

Ainsi, Nicole Sanquer et Nuihau Laurey, membres non-inscrits de l'Assemblée issus du parti A here ia Porinetia, ont estimé devant la mission que le seuil de 12,5 % pour l'accès au second tour des élections devrait être abaissé à 5 %, tandis que la prime majoritaire de 50 % devrait être réduite à 25 %, afin d'assurer une plus grande représentativité des courants politiques au sein de l'assemblée.

À l'inverse, Edouard Fritch, président du Tapura, bien que relevant la disproportion entre le nombre de voix recueillies (seulement 8 000 de moins que le Tavini) et le faible nombre de sièges obtenus par sa formation politique (16), a souligné que les règles actuelles devaient être maintenues, car elles avaient fait la preuve de leur efficacité pour stabiliser le fonctionnement des institutions du Pays.

Les rapporteurs partagent le sentiment que rien n'impose de modifier les règles en vigueur, qui ont fortement contribué à stabiliser la vie politique locale et à assurer également les conditions d'une alternance politique qu'il appartiendra aux électeurs de Polynésie de prolonger ou, à l'inverse, de remettre en cause lors des prochaines élections territoriales.

En tout état de cause, depuis les élections, le président de la Polynésie française - Moetai Brotherson - et son gouvernement ont entrepris de « geler », afin d'en réexaminer le bien fondé, les projets en cours de l'ancienne majorité, y compris au niveau des communes. Il a annoncé par ailleurs son objectif de veiller à la réparation des conséquences des essais nucléaires. Le président de l'assemblée de Polynésie française, Antony Géros, a évoqué à cet égard devant la mission un « contentieux moral » avec l'État, l'implantation du centre d'expérimentation du Pacifique ayant, selon lui, non seulement eu des conséquences sanitaires et sur l'environnement majeures, mais également coupé les Polynésiens de leurs racines et de leur culture, engendrant une modification fondamentale de leurs habitudes de vie. Le président Moetai Brotherson a également présenté à la mission d'information son plan pour le développement économique du territoire, fondé notamment sur l'essor du tourisme.

Toutefois, lors de son déplacement, la mission a pu constater des critiques des élus de l'opposition à l'assemblée de Polynésie, de nombreux maires et des représentants du monde économique sur l'attentisme du gouvernement, et sur la pertinence des premières décisions prises par lui, notamment en matière économique.

3. Des demandes plus marquées pour définir un chemin d'indépendance par rapport à la France

Conséquence des résultats des élections territoriales d'avril 2023, les institutions de la Polynésie française expriment aujourd'hui majoritairement une position favorable à l'indépendance du territoire, bien que cette demande d'accession alterne, selon les intéressés, entre l'indépendance immédiate et une indépendance envisagée au terme de dix à quinze ans.

a) L'indépendance immédiate

Lors de son entrevue avec la mission, Antony Géros, président de l'assemblée de la Polynésie française, a ainsi insisté sur le fait que seule la pleine souveraineté du territoire pouvait permettre son développement réel, estimant que le statut actuel d'autonomie ne répondait pas efficacement aux défis de l'éloignement par rapport à l'hexagone, qui s'exprime en particulier dans le phénomène de vie chère et de structures sanitaires insuffisantes. Selon lui, cette pleine souveraineté serait de nature à créer des liens effectifs avec les autres États du Pacifique, sans tutelle de la République, afin de défendre au mieux les seuls intérêts du territoire.

C'est dans cette perspective que le Tavini Huiraatira, à l'initiative de son président, Oscar Temaru, a porté avec succès en mai 2013, la réinscription par l'Organisation des Nations-Unies de la Polynésie française sur la liste des « pays non autonome à décoloniser » au sens de la Charte des Nations-Unies31(*).

S'appuyant sur ce statut retrouvé32(*), il estime que l'État français doit engager un dialogue avec les institutions de la Polynésie pour concrétiser dans les plus brefs délais le droit reconnu par la Charte à l'autodétermination.

L'assemblée de la Polynésie française a d'ailleurs créé en son sein une commission spéciale sur la décolonisation, qui s'est donnée pour objectifs, notamment, d'assurer le suivi de la mise en oeuvre de la résolution de l'Assemblée générale des Nations-Unies, d'apporter toutes informations relatives aux travaux de la commission des questions politiques spéciales et de la décolonisation (Quatrième Commission) de l'ONU qui portent sur des questions intéressant la Polynésie française, et de formuler des recommandations et propositions à l'assemblée de la Polynésie française et au gouvernement de la Polynésie française dans cette perspective. L'État a cependant réitéré devant le comité spécial de la décolonisation des Nations-Unies (comité dit « C 24 »), le 10 juin 2024, « qu'aucun processus entre l'État français et le territoire polynésien ne prévoit un rôle pour les Nations unies. »33(*)

b) L'approfondissement de l'autonomie comme préalable à l'indépendance

Favorable également à la voie de l'indépendance, le président de la Polynésie française, Moetai Brotherson, a défendu devant les membres de la mission une évolution du territoire fondée, dans un premier temps, sur un approfondissement de l'autonomie, via une réforme du statut de 2004, afin de fortifier les institutions du territoire et sa situation économique et sociale, avant de s'engager dans un second temps sur la voie de l'indépendance.

Il a ainsi souhaité que soit consacrée la co-officialité de la langue ainsi qu'une citoyenneté polynésienne sur le modèle de celle existant en Nouvelle-Calédonie, de même que le transfert de nouvelles compétences afin de constituer des blocs de compétences permettant un exercice plus effectif des politiques publiques locales. Il s'est ainsi notamment prononcé en faveur d'un transfert des compétences en matière :

- d'affaires étrangères, pour constituer un ensemble cohérent avec la compétence limitée mais déjà transférée à la collectivité en matière de relations internationales ;

- de délivrance de visas, afin de permettre au Pays de délivrer lui-même des visas à l'entrée sur le territoire, afin de faciliter la venue des touristes étrangers ;

- de mise sur le marché des médicaments, complément jugé indispensable à l'exercice de la compétence, déjà détenue par la collectivité, en matière de santé. Selon Moetai Brotherson, cette compétence permettrait notamment à la collectivité d'accepter localement des traitements anti-diabètes qui ont fait leurs preuves dans d'autres pays depuis plusieurs années, mais qui font face à un refus d'autorisation de mise sur le marché par l'administration nationale, alors que le diabète, du fait de l'obésité d'une partie grandissante de la population polynésienne, est un sujet de santé publique majeur sur le territoire.

À plusieurs reprises, le président Moetai Brotherson s'est ainsi prononcé pour la mise en place d'une consultation référendaire sur l'indépendance de la Polynésie, qui serait organisée dans un délai de dix à quinze ans, dans un dialogue avec les autorités de l'État.

c) L'institution d'une souveraineté partagée

Lors de son entretien avec la mission, Gaston Flosse, ancien président de la Polynésie française et désormais président du parti Amuitahiraa o te nunaa maohi, a salué l'accession à l'autonomie de la Polynésie française, consacrée par le statut organisé par la loi du 27 février 2004, après un cheminement entamé en 1984, et dont il a été l'un des principaux promoteurs.

Pour autant, considérant que « l'autonomie est accomplie et est un exemple de réussite », il juge aujourd'hui souhaitable d'engager une nouvelle évolution statutaire, estimant que « l'autonomie pour nous était le départ d'une nouvelle base de nos relations avec la France, et non son aboutissement ».

Or, il estime que l'État, compte tenu du rôle qu'il exerce en application du statut de 2004, en particulier dans le domaine des investissements internationaux et dans la maîtrise qui est la sienne de l'ensemble de la zone économique exclusive autour du territoire polynésien, empêche désormais le complet développement du territoire.

Aussi, Gaston Flosse défend-il aujourd'hui l'accession de la collectivité de Polynésie française au statut d'un « Pays souverain associé à la France », nouvelle étape avant l'octroi, à un horizon non défini, d'une pleine souveraineté de la Polynésie.


* 27 Qui s'était déjà manifestée par l'élection à l'Assemblée nationale de trois députés indépendantistes : Steve Chailloux, Tematai Le Gayic et Moetai Brotherson (remplacé en juin 2023 par Mereana Reid Arbelot).

* 28 Créé en 1977 sous le nom de Front de libération de la Polynésie (FLP), le parti, fondé et dirigé par Oscar Temaru, vise, à terme, l'indépendance de la Polynésie française.

* 29 Le Tapura obtenant quant à lui 38,53 % des suffrages exprimés et A here ia Porinetia 17,16 %.

* 30 Les sièges restant étant répartis entre le Tapura (16 sièges) et A here ia Porinetia (3 sièges).

* 31  Résolution 67/265 de l'Assemblée générale des Nations-Unies du 17 mai 2013.

* 32 La Polynésie française ayant été inscrite sur cette liste de 1946 à 1963.

* 33 Intervention de Nathalie Broadhurst, représentante permanente adjointe de la France auprès des Nations-Unies.

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