A. FINLANDE, ESTONIE ET TAÏWAN : DES EXEMPLES ÉTRANGERS DE RÉSILIENCE COLLECTIVE

L'histoire de ces trois pays est révélatrice d'une culture de confrontation à un adversaire démesuré par la taille et la population (la Russie face à la Finlande et l'Estonie ; la Chine face à Taïwan) et omniprésent dans la mémoire collective des populations par le souvenir de guerres, d'occupation ou l'expérience de confrontations en cours.

Certains traits d'organisation de la lutte contre les influences et ingérences étrangères sont spécifiques à la culture et à l'organisation locales des services publiques. Néanmoins plusieurs de leurs caractéristiques méritent d'être citées en exemple :

- la défense globale et l'éducation aux médias pour ce qui concerne le modèle nordique et balte ;

- le principe de réactivité « 2+2+2 » taïwanais : 2 heures, 2 images, 200 mots.

1. Défense globale et éducation aux médias : le modèle nordique et balte de résilience
a) L'exemple finlandais de défense globale fondé sur l'organisation de la sécurité des approvisionnements

Du fait de sa géographie, de son climat et de sa dépendance aux importations d'énergies et de biens, le modèle de résilience de la société finlandaise s'appuie principalement sur un système de sécurité des approvisionnements, de tous ordres (énergie, nourriture, médicaments, matières premières, etc.), géré par une agence intitulée National Emergency Supply Agency (NESA) dépendant du ministère de l'économie.

Le crédo de cette organisation est qu'elle ne repose pas prioritairement sur les ministères régaliens comme c'est le cas en France mais au contraire sur l'ensemble du corps social dont les services de l'État ne sont qu'une des parties prenantes. L'objectif de la stratégie de sécurité de la société est éclairant sur l'approche globale mise en oeuvre : elle vise à sécuriser les fonctions vitales de la société par un effort conjoint des autorités, des entreprises, des associations et des individus.

Dans cette optique, la sécurité numérique et celle de l'information sont intégrées dans le même circuit d'alerte et de surveillance que la sécurité des approvisionnements en énergie eau et nourriture, des transports, et de la production industrielle. Le credo de ce modèle repose sur la sensibilisation de l'ensemble des acteurs publics et privés sur les thématiques d'influences et d'ingérences étrangères, chaque organisation et individu partageant un même interlocuteur, la NESA.

Le modèle de défense globale finlandais s'appuie sur l'organisation de la sécurité des approvisionnements pour traiter la question des influences et ingérences étrangères en matière cyber et informationnelle.

Source : National Emergency Supply Agency

 
b) L'éducation aux médias : développer l'esprit critique à tous les âges de la vie

L'éducation aux médias relève de l'Institut national de l'audiovisuel (KAVI) qui dispose d'un service dédié à cette politique. Celle-ci est présentée comme une garantie de la paix et de la démocratie et dispose de relais dans les services publics pour toucher les habitants à tous les âges de la vie, les écoliers comme les personnes âgées. Depuis 2017, la Finlande est classée en tête de l'indice de connaissance médiatique et de résilience face à la désinformation. De fait, le pays connaît également un taux élevé de confiance dans ses institutions et ses médias (lesquels ne cultivent pas le journalisme d'opinion et se cantonne à une presse d'information dans la culture de consensus du pays).

Le but poursuivi de la politique d'éducation aux médias est celui de cultiver l'esprit critique. À cet effet, une politique nationale d'éducation aux médias mobilise une centaine de partenaires et toutes les bibliothèques du pays. Ainsi, les établissements scolaires de la maternelle au lycée sont chargés de décliner des lignes directrices d'apprentissage du codage informatique, d'utilisation des outils numériques et d'analyse critiques des contenus médiatiques. Le réseau des bibliothèques a vocation à sensibiliser les personnes âgées. Dans l'intervalle, les entreprises, organisations professionnelles et associations partenaires suivent les actifs.

Politique nationale d'éducation aux médias en Finlande

Source : KAVI

c) La stratégie estonienne « 4+1 » de défense psychologique et de communication stratégique

L'Estonie partage également une frontière commune avec la Russie et partage avec la Finlande la particularité de conserver un service national pour la majeure partie de la population masculine et une réserve opérationnelle sensible aux messages de sensibilisation aux menaces étrangères.

Comme en Finlande, le modèle de sensibilisation aux menaces hybrides est global à ceci près que le pays, peuplé de seulement 1 million d'habitants, n'a pas les moyens de disposer de structures dédiées, le pilotage de la politique étant assuré par les services du Premier ministre.

La stratégie nationale de sécurité fait trois constats face aux opérations russes de désinformation :

- il n'y a aucun moyen de contrôler ou d'agir sur l'information diffusée par Moscou, donc inutile d'y consacrer des moyens ;

- une fois la fausse information diffusée, son audience restera toujours supérieure à celle de la rectification. La démystification (debunking) ne suffit pas ;

- le moyen d'action privilégié de la politique publique estonienne reste l'éducation aux médias et la sensibilisation de la population.

La conclusion de ce triple constat est qu'il faut privilégier l'information et la communication pour « occuper le terrain ». Une position purement défensive conduirait à être perpétuellement en retard.

Aussi, la stratégie dite « 4+1 » mise en oeuvre (mais non publiée) repose sur l'articulation entre la communication stratégique et la défense psychologique. Elle doit son appellation aux caractéristiques suivantes. Quatre critères de communication stratégique sont pris en compte (vitalité de la culture, sécurité interne et externe, cohésion de la société et qualité des moyens de communication) autour d'un pivot incontournable qui doit être le respect des valeurs démocratiques du pays.

Le modèle de défense psychologique estonien

Source : Psychological Defence and Cyber Security: Two Integral Parts of Estonia's Comprehensive Approach for Countering Hybrid Threats (Dr. Ivo Juurvee, Head of Security & Resilience Programme)

Ce modèle se base sur le principe de la communication stratégique plutôt que sur celui de la contre-influence, en s'appuyant sur un niveau de confiance fort des individus dans les valeurs et les institutions du pays.

2. Le principe de réactivité « 2+2+2 » taïwanais : 2 heures, 2 images, 200 mots

Face aux intrusions de navires et d'aéronefs chinois, la doctrine de défense de l'île repose sur une permanence opérationnelle constante de ses forces conventionnelles. Il en est de même dans le domaine des attaques cyber et informationnelles dont la responsabilité incombe à une agence unique. Celle-ci est chargé de la mise en oeuvre de la stratégie de lutte contre la désinformation selon le principe d'une réponse systématique en 2 heures, 2 images et 200 mots.

Ce niveau d'industrialisation des opérations de contre-influence diffèrent donc très sensiblement de la doctrine française, quoique celle-ci s'en rapproche dans les cas de signalement de faux sites internet officiels, et balte.

L'intégration des moyens cyber et informationnels peuvent faciliter le traitement de la chaîne de détection, caractérisation et attribution, tout comme la prévisibilité des thématiques d'attaques chinoises.

Néanmoins, comme on l'a vu dans la dénonciation de certaines fausses informations, la rapidité de rédaction s'avère primordiale (faux charnier de Gossi, faux cercueils de soldats français, etc. - voir Première partie, IV), l'exemple taïwanais reste valable à l'échelle française à condition d'ouvrir Viginum et le dispositif régalien de coordination à un partage en réseau avec l'ensemble de la communauté des médias et des vérificateurs d'information.

B. AU TRAVERS D'UNE APPROCHE FONDÉE SUR LA RÉSILIENCE DE LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE, CITOYENS ET RESPONSABLES PUBLICS DOIVENT ÊTRE PLUS LARGEMENT SENSIBILISÉS

1. Soutenir la société civile dans la prise de conscience de l'impératif de sécurité informationnelle

La prise de conscience, par la société civile, de la menace est à ériger en priorité des politiques de lutte contre des opérations d'influences malveillantes. À cet égard, les actions de divulgation et d'attribution, notamment fondées sur les travaux de Viginum, ont permis deux avancées significatives. D'une part, une meilleure information du public par travail d'exposition et d'explication de la menace. D'autre part, l'émergence d'un écosystème de lutte contre les manipulations de l'information, d'abord fondé sur la transparence des rapports techniques, puis par des échanges entre les différents acteurs concernés, qu'il s'agisse d'associations, de consortiums de journalistes et vérificateurs ou d'organisations non gouvernementales. Ce dernier point doit désormais constituer un levier pour renforcer la prise de conscience de la société civile.

À cet égard, l'évolution des moyens et des missions de Viginum devrait permettre une plus grande mobilisation de ce nouvel écosystème de la lutte contre les manipulations de l'information. Il apparaît ainsi nécessaire de formaliser, au sein du décret du 13 juillet 2021, une nouvelle fonction de formation et de sensibilisation à la sécurité informationnelle.

Dans cette logique, l'« Académie de la lutte contre les manipulations de l'information » pourrait, en sus de ses activités de formation, devenir un forum de dialogue et d'échange sur les enjeux de désinformation. Viginum a déjà initié en 2023 des « Rencontres et débats autour des manipulations de l'information », associant chercheurs et journalistes spécialistes intéressés par ces questions, qui pourraient utilement être hébergées et reproduites par l'Académie.

De même, le projet de centre d'excellence sur l'intelligence artificielle, visant à renforcer les compétences internes de Viginum dans ce domaine, devrait également être mobilisé pour participer au renforcement de la résilience de la société civile. Des partenariats avec centres de recherche en matière d'intelligence artificielle pourraient être développés. Dans le champ des armées, le Comcyber et la direction générale de l'armement - maîtrise de l'information se sont appuyés sur l'écosystème universitaire rennais pour acquérir de nouveaux instruments de détection et de réaction. Une telle démarche devrait être reproduite à son échelle par Viginum.

Les outils ainsi développés pourraient être partagés avec l'écosystème des journalistes et vérificateurs de l'information pour soutenir leurs propres activités d'analyse des campagnes de désinformation. Si les cellules de vérification de l'information utilisent d'ores et déjà l'intelligence artificielle, les potentialités de ces instruments demeurent encore limitées comme l'a rappelé Grégoire Lemarchand, rédacteur en chef Investigation numérique à l'AFP : « En tant que médias, nous essayons de voir comment l'utiliser. C'est déjà en partie le cas : lorsque nous cherchons à tracer une image manipulée sur un moteur de recherches, l'outil dont nous nous servons est une intelligence artificielle. Mais nous nous heurtons aussi à des limites. Nous rêverions tous d'avoir un logiciel capable d'identifier l'authenticité d'une photo ou d'une vidéo. Il va falloir attendre un peu... »418(*). Cette approche collaborative permettrait, de plus, de susciter pour ces médias une alternative aux outils proposés par des entreprises privées et les grandes plateformes numériques.

Dans le prolongement de ces initiatives, déjà envisagées par Viginum, il paraît indispensable d'orienter également ces actions de sensibilisation et de formation vers le secteur privé, encore peu investi face à la menace informationnelle. Les entreprises constituent pourtant une cible potentielle pour les opérations d'influence. L'appel au boycott du groupe Carrefour par des internautes chinois en 2008 pour protester contre le soutien de la France au Dalaï-Lama constitue un exemple, certes ancien, mais assez représentatif de ce type de manoeuvres419(*). À l'époque, le distributeur français avait été accusé par la Chine, sans fondement, de soutenir financièrement le mouvement tibétain. Depuis le développement des plateformes, les manoeuvres informationnelles peuvent prendre la forme de campagnes plus massives de désinformation en ligne diffusant de manière inauthentique des contenus hostiles à l'entreprise visée. L'usage de techniques de typosquatting et l'usurpation de l'identité d'une marque peuvent également être mobilisées.

Pour sensibiliser les entreprises au risque informationnel, les services de l'État et, en premier lieu, Viginum, chef de file en la matière, doivent intensifier leurs actions d'information du secteur privé. En prévision des Jeux olympiques et paralympiques de Paris, Viginum a publié un « Guide sensibilisation à la menace informationnelle », à destination des entreprises associées à l'organisation de l'évènement420(*). Ce document rappelle les différents risques auxquels sont exposées ces sociétés :

- un risque réputationnel, pour l'image de l'entreprise ;

- un risque économique, pouvant conduire à une dégradation de sa valeur boursière ou un boycott de ses produits ;

- un risque sécuritaire, lié aux risques de troubles à l'ordre public pouvant découler de ces attaques informationnelles.

L'initiative de ce guide devrait être élargie à l'ensemble du secteur privé. Un modèle pouvant être suivi en la matière est celui des « Flash ingérence » de conseil aux entreprises publiés mensuellement par la DGSI. Cette dernière présente ainsi, selon ses actualités, les risques d'ingérence pouvant affecter les entreprises421(*). Une approche similaire pourrait être adoptée par Viginum et le SGDSN et complétée par des sessions de sensibilisation et de conseil auprès de grandes entreprises volontaires. Il convient à cet égard de noter que Viginum s'est déjà doté d'une certaine expertise sur la question, en consacrant l'une de ses opérations permanentes à la veille en matière de potentielles ingérences numériques étrangères ciblant les intérêts économiques, industriels et scientifiques français (voir Deuxième partie, I).

Ces actions de formation devraient s'articuler avec celles que prodiguent l'Anssi sur les enjeux de cybersécurité, ou de la DGSI sur les ingérences. À cet égard, il a été porté à la connaissance de la commission d'enquête que de nombreuses entreprises, en particulier dans des domaines sensibles comme la base industrielle et technologique de défense, sont encore insuffisamment protégées contre les risques d'intrusion cyber. Le risque cyber, comme exposé supra, est indirectement relié au sujet de la commission d'enquête. Pour autant, la commission d'enquête estime que la protection du patrimoine scientifique et technologique français ainsi que du secret de la défense nationale commanderait une approche plus coercitive sur les obligations applicables aux entreprises « stratégiques » en matière cyber.

Par ailleurs, au-delà d'une démarche de sensibilisation et de formation, il importe de structurer une véritable filière de la sécurité informationnelle. Une telle orientation suivrait l'exemple de l'Anssi qui a entrepris, dans le domaine de la cybersécurité, de soutenir l'émergence d'une véritable filière professionnelle. Pour cela, l'Anssi a développé deux approches :

- une démarche directe de formation, au travers du Centre de formation à la sécurité des systèmes d'information (CFSSI), destinée aux agents publics ;

- une démarche plus indirecte, de mise en valeur des métiers et des formations de la cybersécurité. L'Anssi a ainsi créé un label CyberEdu permettant aux étudiants et aux employeurs d'identifier les formations liées au cyber et met à la disposition des enseignants des contenus pédagogiques relatifs à la cybersécurité. L'Agence participe également à la promotion du secteur en publiant des enquêtes sur l'attractivité des métiers de la cybersécurité.

Recommandation n° 41 : Créer, au sein de Viginum, une nouvelle fonction de sensibilisation et de formation à la sécurité informationnelle, y compris en direction des acteurs privés.

2. Sensibiliser plus largement la population face aux risques des influences malveillantes

a) Renforcer l'esprit critique de nos citoyens par une politique ambitieuse en direction de la jeunesse

Le renforcement de la résilience de la population face à la désinformation passe par une montée en puissance des dispositifs de d'éducation aux médias et à l'esprit critique, comme l'a notamment souligné le récent rapport de l'OCDE consacré à la désinformation422(*).

Comme indiqué dans le III de la deuxième partie du présent rapport, la France s'est d'ores et déjà dotée d'un dispositif d'éducation aux médias et à l'information. Une circulaire du ministère du ministre de l'éducation nationale, en date du 24 janvier 2022, a généralisé l'EMI au sein du cursus scolaire. Pour autant, cette priorité ne s'est pas encore véritablement traduite dans les faits. Les dispositifs d'éducation aux médias reposent sur des initiatives dispersées, encore peu harmonisées.

Pourtant, le Parlement s'était prononcé à de multiples reprises en faveur d'un renforcement des dispositifs d'éducation aux médias et, plus largement à l'éducation des élèves à l'information et au numérique. Dans un rapport d'information de 2018 de Mme Catherine Morin-Desailly, la commission de la culture, de l'éducation, de la communication et du sport du Sénat avait ainsi recommandé de faire de la montée en compétence numérique une grande cause nationale423(*). De même, en 2023, une mission flash de la commission des affaires culturelles et de l'éducation de l'Assemblée nationale a proposé de déclarer l'éducation aux médias et à l'information grande cause nationale424(*).

Au-delà de la problématique de sa mise en oeuvre, l'éducation aux médias et à l'information n'intègre pas la dimension spécifique des influences étrangères malveillantes, comme indiqué supra. Or la désinformation, en particulier sur les réseaux sociaux, est très largement encouragée par des opérations d'influence étrangères.

Comme le relève le chercheur David Colon, « s'agissant de l'éducation aux médias, celle-ci est aujourd'hui peu financée, peu généralisée et très peu évaluée. Une évaluation concrète de ce qui fonctionne ou non est nécessaire. Cela nécessite de l'investissement public »425(*). Il apparait donc nécessaire de conduire, presque deux ans après la généralisation de l'EMI, une évaluation exhaustive et approfondie de nos dispositifs d'éducation aux médias et plus largement, de formation à l'esprit critique. Un tel travail d'évaluation permettrait :

- de déterminer si le modèle d'EMI et à l'éducation à l'esprit critique choisi par la France, à savoir un enseignement distinct des autres matières, doit être préféré à d'autres modèles pratiqués à l'étranger, en particulier en Finlande où l'éducation à l'esprit critique est transversale à l'ensemble des matières ;

- de mesurer l'efficacité de ce type d'enseignement, en particulier s'il est associé à une éducation à l'esprit critique. Le chercheur David Cordonier a, en effet, souligné devant la commission d'enquête le risque de renforcer la défiance des jeunes au travers de ces enseignements : « avant d'implémenter quoi que ce soit dans les écoles ou ailleurs, il faut en tester l'efficacité pour ne pas dépenser de l'argent public en pure perte. Il faut également procéder à des tests pour savoir si l'action déployée n'est pas contre-productive. Un certain nombre de pistes d'études nous permettent aujourd'hui de penser - les résultats n'étant pas encore consolidés - que des formations à l'esprit critique mal conduites rendent les gens complotistes »426(*).

À l'issue d'un tel travail, le journaliste Gérald Holubowicz estime qu'il serait nécessaire de : « mettre en place un plan décennal et imaginer sur le temps long une intégration fine de l'éducation aux médias dans l'enseignement scolaire, qui ne soit plus seulement le fait d'intervenants extérieurs ponctuels. Il faudrait une structuration pédagogique autour de l'information aux médias, y compris avec une approche technique du numérique »427(*). La mise à plat de notre politique d'EMI impliquera nécessairement d'y intégrer une dimension liée aux influences étrangères.

Recommandation n° 42 : Mener une évaluation exhaustive des dispositifs français d'éducation aux médias et plus largement à l'esprit critique pour consacrer l'éducation aux médias et à l'information comme grande cause nationale, en y intégrant une dimension spécifique aux influences étrangères malveillantes.

Une meilleure appréhension des médias et de l'information par la jeunesse repose également sur un accès à des sources fiables. Si l'éducation aux médias et à l'information permet d'acquérir les réflexes nécessaires à une meilleure résilience face à la désinformation, nos jeunes concitoyens peuvent connaitre des obstacles économiques dans leur recherche d'information. L'un des moteurs de plateformes, principale source d'information de la jeunesse, est leur apparente gratuité. Cette forme de concurrence déloyale pourrait être compensée par un dispositif de soutien financier aux jeunes dans leur relation aux médias, sous la forme d'un « Pass Médias », comme le suggère RSF428(*).

Ce dispositif découlerait du système existant pour le Pass Culture. Ce dernier, expérimenté à partir de 2019 puis généralisé et élargi à compter de 2021, consiste en une application relayant les offres culturelles aux jeunes de 15 à 18 ans. Ces derniers disposent d'une enveloppe entre 20 et 300 euros, variant selon l'âge, leur permettant de financer ces offres. Dans ce cadre, le Pass Culture présente des offres de presse en ligne parmi lesquels Courrier International, ePresse, Ouest France, Le Télégramme ou Vocable. Un plafond de 100 euros est toutefois fixé pour les abonnements en ligne. Depuis juin 2024, il est désormais possible d'utiliser le Pass dans les maisons de la presse.

Pour renforcer le droit à l'information, il pourrait être envisagé de créer un dispositif distinct du Pass Culture pour financer des abonnements presse pour les jeunes à partir de 15 ans et en repoussant l'âge de sortie du dispositif à 25 ans. A minima, il serait souhaitable de supprimer le plafond de 100 euros pour les abonnements à des titres de presse.

Si la commission d'enquête n'a pas pour objet, ni pour ambition, de formuler des recommandations visant à résoudre la crise économique du secteur de la presse écrite, un tel dispositif contribuerait indéniablement à soutenir le niveau des abonnements à la presse écrite. En s'appuyant sur les mécanismes de labellisation des médias, il reviendrait à une forme de « bonus » accordé aux titres de presse les plus respectueux des exigences déontologiques et de l'objectif de qualité de l'information.

Recommandation n° 43 :  Créer un Pass Médias pour les jeunes, sur le modèle du Pass Culture.

En outre, en complément de l'éducation aux médias et à l'information, le renforcement de l'esprit critique au sein de la jeunesse bénéficierait d'un temps réservé au sein de la Journée défense et citoyenneté (JDC). Lors de son audition par la commission d'enquête, le ministre des armées, Sébastien Lecornu, a ainsi évoqué une potentielle évolution de la JDC vers une « JDC durcie », comprenant une dimension liée aux influences étrangères : « j'ai amorcé une transformation profonde de la Journée défense et citoyenneté (JDC), l'ancienne Journée d'appel de préparation à la défense (JAPD), qui aujourd'hui n'a plus grand-chose à voir avec la défense, alors qu'elle est financée par le ministère des armées. Pour cette cible d'âge - 16 ans -, plutôt que de s'éparpiller sur divers sujets, il vaudrait mieux se concentrer sur quelques règles de vigilance numérique et autres qui trouveraient bien leur place dans une « JDC durcie » »429(*). La JDC serait ainsi l'occasion de présenter aux nouvelles générations un état de la menace et de les former à des « réflexes de résilience » reposant principalement sur des bonnes pratiques numériques et informationnelles.

Recommandation n° 44 : Intégrer dans la Journée défense et citoyenneté une dimension portant sur les influences étrangères.

Par ailleurs, une association plus opérationnelle de la société civile à l'entrave aux opérations d'influence pourrait être envisagée, sous la forme d'une « réserve ». Cette dernière suivrait le modèle de la réserve de cybersécurité de l'Union européenne, prévu dans le règlement sur la cybersolidarité, en cours d'examen. La réserve permet à des prestataires de confiance d'intervenir en soutien des institutions européennes et des États membres lorsqu'ils font face à des attaques cyber. Le même principe pourrait être mobilisé en droit interne, afin de solliciter, dans le contexte d'une attaque informationnelle d'ampleur visant le débat public français, des prestataires de confiance, à savoir des organisations non gouvernementales ou des organismes de vérification de l'information.

Ainsi, la commission d'enquête propose de créer une spécialité de la réserve opérationnelle et de la réserve citoyenne de défense et de sécurité dédiée à la fonction d'influence et mobilisable pour la détection et la riposte aux opérations d'influence étrangères.

Recommandation n° 45 :  Créer une spécialité de la réserve opérationnelle et de la réserve citoyenne de défense et de sécurité dédiée à la fonction d'influence et mobilisable pour la détection et la riposte aux opérations d'influence étrangères.

b) Associer l'ensemble des responsables publics aux politiques de lutte contre les opérations d'influence

Le « troisième cercle » des politiques de lutte contre les influences malveillantes implique de mieux associer certains acteurs, jusque-là placées hors du champ de la réponse à ces menaces. Les responsables publics, regroupant tant les élus que les dirigeants des organismes divers d'administration centrale, paradoxalement peu au fait des opérations d'influence dont ils sont pourtant une cible fréquente, devraient donc être davantage formés et informés.

S'agissant des élus locaux, la commission d'enquête fait sienne la recommandation formulée par la délégation parlementaire au renseignement, dans son rapport consacré aux ingérences étrangères430(*) et jusque-là non mise en oeuvre, d'organiser des sessions de sensibilisation et de formation des élus locaux, en particulier au lendemain de chaque élection locale. Ces sessions seraient organisées par le représentant de l'État dans chaque territoire concerné, en lien avec les services territoriaux de sécurité intérieur. Elles devraient tout particulièrement intégrer une dimension consacrée à la commande publique et aux risques d'influence découlant d'investissements économiques ciblés. La vigilance des élus pour alerter les services compétents d'une offre économique suspecte est en effet cruciale, comme l'a souligné le chef de servie du Sisse, Joffrey Célestin-Urbain : « Le problème n'est réglé que grâce à un réflexe qu'ont les entreprises publiques et les administrations qui gèrent ces marchés sensibles : elles nous consultent en amont de la rédaction des marchés. Ces interventions restent néanmoins très ponctuelles, et souvent liées à des contentieux »431(*).

Par ailleurs, dans une réflexion similaire à celle formulée à propos des entreprises supra, la commission relève que la sensibilisation des élus aux risques de cybersécurité et, en particulier s'agissant des parlementaires, est encore insuffisamment assurée. Les recommandations de fourniture de matériels informatiques sécurisés, notamment lors des déplacements à l'étranger, telles qu'elles sont pratiquées dans de nombreux pays, devraient être mises en oeuvre au niveau du Parlement français. Cette préoccupation devrait être étendue aux présidents des grands exécutifs locaux.

En particulier, l'actualité récente a démontré que les départements, régions et collectivités d'Outre-mer sont particulièrement visés par des opérations de manipulation de l'information et de capture des élites, comme en témoignent les récentes déclarations du groupe d'initiative de Bakou, lors de son congrès des 17 et 18 juillet 2024, accusant l'État français de « colonialisme » et de « torture » en Nouvelle-Calédonie.

Recommandation n° 46 : Sensibiliser les élus sur les enjeux liés aux influences étrangères malveillantes (commande publique, cybersécurité etc.).

Certains responsables publics, présidents d'exécutifs locaux ou dirigeants d'établissements publics, demeurent à l'écart de la lutte contre les opérations d'influence en raison d'un accès limité, du fait du secret de la défense nationale, à des informations concernant directement leur champ de compétences. Le code de la défense dispose en effet que « sauf exceptions prévues par la loi, nul n'est qualifié pour connaître d'informations et supports classifiés s'il n'a fait au préalable l'objet d'une décision d'habilitation et s'il n'a besoin, au regard du catalogue des emplois justifiant une habilitation, établi dans les conditions définies par arrêté du Premier ministre de les connaître pour l'exercice de sa fonction ou l'accomplissement de sa mission »432(*). À titre d'exemple, les échanges entre les présidents d'université et les fonctionnaires de sécurité et défense (FSD) placés auprès des établissements d'enseignement supérieur et de recherche ne peuvent aborder certaines informations relatives aux menaces pesant sur le patrimoine scientifique et technologique de la Nation. De même, le président d'un territoire d'Outre-mer, très exposé aux risques d'influences malveillantes, ne peut pas être informé des opérations d'influence qui auraient pu viser sa collectivité.

À ce titre, il paraitrait souhaitable d'examiner la possibilité d'habiliter davantage ces responsables publics, en élargissant le catalogue des emplois justifiant une habilitation. Interrogé par la commission d'enquête sur cette possibilité, le ministre de l'intérieur et des Outre-mer, Gérald Darmanin, s'y est montré favorable : « Il n'est d'ailleurs pas interdit de partager un certain nombre de notes avec des personnes qui ne sont pas des agents de l'État, il suffit de les y habiliter »433(*).

Recommandation n° 47 : Examiner la possibilité d'habiliter au secret de la défense nationale davantage de responsables publics, en particulier les exécutifs locaux et les présidents d'établissements d'enseignement supérieur dans la limite du besoin d'en connaître.


* 418 Audition du 14 mai 2024.

* 419 France 24, « Les internautes chinois pour le boycott de carrefour », 16 avril 2008, en ligne, consulté le 11 juillet 2024.

* 420 Viginum, « Guide de sensibilisation à la menace informationnelle. Écosystème des acteurs économiques associés aux Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024 », mai 2024.

* 421 Par exemple : DGSI, « Les salons professionnels, sources de vulnérabilité pour les entreprises », Flash ingérence, octobre 2023.

* 422 OCDE, Les faits sans le faux. Lutter contre la désinformation, renforcer l'intégrité de l'information, 2024.

* 423 Rapport d'information n° 607 (2017-2018) fait par Mme Catherine Morin-Desailly au nom de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication du Sénat sur la formation à l'heure du numérique, déposé le 27 juin 2018.

* 424 Communication de la mission flash sur l'éducation critique aux médias, au nom de la commission des affaires culturelles, par Mme Violette Spillebout et M. Guillaume Ballard, déposé le 15 février 2023.

* 425 Audition du 29 février 2024.

* 426 Audition du 7 mars 2024.

* 427 Audition du 9 avril 2024.

* 428 RSF, « 30 propositions pour le droit à l'information », Livre blanc, 2022.

* 429 Audition du 25 juin 2024.

* 430 Rapport public n° 1454 (seizième législature- Assemblée nationale) / n° 810 (2022-2023 - Sénat) fait par Sacha Houlié au nom de la délégation parlementaire au renseignement relatif à l'activité de la délégation parlementaire au renseignement pour l'année 2022-2023, déposé le 29 juin 2023.

* 431 Audition du 9 avril 2024.

* 432 Article R. 2311-7 du code de la défense.

* 433 Audition du 28 mai 2024.

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