D. UN SYSTÈME PEU PROTECTEUR DES CONSOMMATEURS QUI EXPOSE EDF AU RISQUE DES PRIX BAS
L'analyse du modèle retenu dans le cadre de l'accord de novembre 2023 démontre qu'il est contradictoire avec les promesses et déclarations de l'exécutif et qu'il expose dangereusement les consommateurs et EDF aux aléas du marché de gros de l'électricité.
1. Un système complexe, dépourvu de visibilité, qui expose les consommateurs au marché et compromet les ambitions de réindustrialisation et de décarbonation du pays
Outre qu'il constitue clairement un renoncement par rapport aux déclarations rituelles de l'exécutif s'engageant à corréler les prix de l'électricité aux coûts de production du mix national, l'accord de novembre 2023, peu lisible pour les consommateurs, les expose dangereusement aux variations erratiques des prix de marché en les privant de surcroit de toute visibilité.
a) Des prix de l'électricité plus que jamais décorrélés des coûts de production du mix national : une promesse présidentielle oubliée
Depuis la construction du parc nucléaire français, l'objectif visant à établir un lien de corrélation entre les prix de l'électricité et les coûts complets de production particulièrement compétitifs du mix national a été maintes fois affiché par les responsables politiques.
Cet objectif a été réaffirmé le 10 février 2022 par le Président de la République au cours de son discours dit de « Belfort » : « nous mettrons en oeuvre, en accord avec la Commission européenne, une nouvelle régulation de l'électricité nucléaire (en remplacement de l'Arenh) afin que les consommateurs français, ménages et entreprises, puissent bénéficier de prix stables, proches des coûts de production de l'électricité en France ».
Pourtant, la commission d'enquête constate que le dispositif proposé par l'accord de novembre 2023 ne permet en aucune façon de rapprocher le prix de l'électricité du coût réel de production du mix national. Au contraire, le modèle de non régulation retenu expose totalement la vente de la production nucléaire aux aléas du marché.
À l'appui de cette analyse, dans une note d'expertise qu'il a communiqué à la commission d'enquête744(*), l'économiste de l'énergie Jacques Percebois souligne que « cette réforme s'inscrit fondamentalement dans une logique de prix de marché plutôt que dans une logique de coût du MWh. Ce n'est pas le coût du nucléaire qui fixera le prix pour le consommateur final, c'est le prix du marché qui sera le baromètre pour le consommateur comme pour le producteur ».
La commission d'enquête a pu constater que le Gouvernement était pourtant parfaitement conscient des risques que l'accord de novembre faisait courir à la compétitivité de l'économie française. La commission d'enquête a en effet pu consulter des notes à l'intention des ministres qui pointaient de façon explicite les enjeux d'une option de dérégulation de la production nucléaire. L'une de ces notes soulignait notamment que « rétablir le lien entre facture des consommateurs et coûts complets nécessite une régulation publique. Y renoncer implique de renoncer à un atout de compétitivité essentiel ».
Dans ses réponses écrites à la commission d'enquête, EDF reconnaît que le dispositif retenu par l'accord « n'est pas un dispositif de régulation des prix des clients » et que les prix de fourniture d'électricité resteront « déterminés par le marché et par la durée des contrats signés par chaque client ». En effet, s'ils ont vocation à lisser la volatilité excessive des prix de marché, les contrats de moyen-terme vendus sous formes d'enchères sur des maturités de quatre à cinq ans par EDF restent néanmoins alignés sur les prix des marchés à terme qui ne sont pas corrélés aux coûts complets de production.
Pierre Jérémie, ancien directeur adjoint du cabinet de la ministre de la transition énergétique, a insisté sur ce point au cours de son audition du 15 mai 2024, « rien dans le fonctionnement du marché de l'électricité, quelle qu'en soit l'organisation, ne garantit automatiquement de lien entre prix et coûts complets du système. Il faut donc choisir entre le fait d'assumer d'exposer le consommateur à des prix qui soient le reflet pur de l'équilibre entre offre et demande et le fait de mettre en place une régulation rétablissant ce lien après le jeu du marché ». En effet, se contenter d'allonger les horizons de contractualisation ne permet pas de faire converger les prix vers les coûts complets. Se limiter à modifier la forme des contrats et la politique commerciale est neutre à long terme. Pierre Jérémie a ainsi indiqué lors de son audition « qu'affirmer que le simple fait de passer à des contractualisations plus longues, sans changement parallèle de la structure concurrentielle du marché ou intervention publique, ferait nécessairement converger les prix vers les coûts ne reposerait sur aucun fondement issu de l'économie scientifique et serait entaché d'une erreur de raisonnement ».
La commission d'enquête constate pourtant que c'est exactement le raisonnement, ou plutôt « le pari », sur lequel repose l'accord de novembre 2023. S'agissant de la commercialisation de l'électricité, qui n'est pas une marchandise comme une autre puisqu'elle ne se stocke pas, seule une véritable régulation est en mesure de corriger les imperfections de marché pour établir un lien solide entre les prix et les coûts complets de production.
Dans leurs échanges avec la commission d'enquête, les industriels français n'ont pas caché leurs inquiétudes au sujet du système retenu dans l'accord de novembre 2023.
Le Comité de liaison des entreprises ayant exercé leur éligibilité sur le marché libre de l'électricité (CLEEE) a notamment confirmé l'analyse selon laquelle rien dans la philosophie de l'accord, y compris l'objectif visant à développer un marché de moyen terme, ne permet de rapprocher les prix de vente des coûts de production. Pour le CLEEE, le fondement même du modèle proposé est erroné puisqu'il repose sur le pari qu'à moyen-long terme les prix de marchés tendront vers les coûts de production du mix électrique national pour s'équilibrer autour de 70 euros par MWh, : « nul ne peut prédire précisément quels seront les prix de marché de l'électricité dans les vingt prochaines années, et une régulation qui serait fondée sur une telle prédiction relèverait du tour de passe-passe. Le plus probable est une alternance de crises plus ou moins aigües et de périodes de marché bas, mettant en difficulté alternativement les consommateurs et le producteur EDF, et rendant très difficile toute décision rationnelle d'investissement ».
L'existence de prix de vente de l'électricité substantiellement plus élevés que les coûts de production est même nécessaire et consubstantielle au fonctionnement du modèle retenu par l'État et EDF. C'est pour cette raison que le mécanisme de captation partielle des revenus tirés par EDF de son parc nucléaire prévoit une combinaison de seuils et de taux de prélèvement qui s'écartent très sensiblement des coûts complets de production. Puisque, faute d'un prix plancher, elle est entièrement exposée aux risques de prix bas durables sur les marchés, EDF doit pouvoir constituer des réserves lorsque les marchés se situent à des niveaux supérieurs à ses coûts de production.
Enfin, au-delà du fait que le dispositif retenu ne permet pas d'atteindre l'objectif de convergence des prix vers les coûts, l'accord conduit même à augmenter mécaniquement les coûts complets de production du parc nucléaire. En effet, opter pour un modèle dérégulé augmente les risques auxquels se trouve exposé le producteur et, par voie de conséquence, sa rémunération, à travers le coût moyen pondéré du capital (CMPC). D'après l'évaluation de la CRE réalisée en juillet 2023, le fait de ne pas avoir retenu une option de régulation intégrant un prix plancher (dans le cadre d'un CfD) conduit à renchérir d'au moins 5 euros par MWh et environ 2 milliards d'euros par an, le coût complet de production du parc nucléaire en exploitation.
La commission d'enquête constate que le renchérissement des coûts de la production nucléaire induite par la structure de l'accord de novembre 2023 est un criant paradoxe à l'heure où le Gouvernement entend favoriser le développement des moyens de production d'électricité décarbonés et notamment démontrer les avantages comparatifs de la filière nucléaire.
b) Une redistribution aux consommateurs complexe et dépourvue de lisibilité
(1) Un dispositif peu lisible qui pourrait créer des distorsions de concurrence et fragiliser l'ambition de développer les contrats de moyen et long terme
En préambule, il est nécessaire de rappeler que le modèle de prélèvement prévu par l'accord est fondé sur les revenus moyens annuels tirés par EDF de son parc nucléaire. Il ne s'agit donc pas des prix effectivement payés par les clients qui peuvent très sensiblement varier selon les contrats, leur maturité et le moment auquel ils ont été conclus. Il est important également de rappeler qu'EDF a déjà vendu l'essentiel de sa production de l'année N+ 1 en année N. Cette couverture pluriannuelle a même vocation à se développer avec la généralisation de la commercialisation des contrats de moyen-terme prévus par l'accord.
Aussi, si une crise brutale survient en cours d'année et qu'EDF a déjà vendu l'essentiel de sa production à des prix plus modérés constatés avant le déclenchement de la crise, les revenus annuels de son parc nucléaire ne traduiront pas immédiatement, les effets de la crise. Le prélèvement et, par voie de conséquence, le reversement aux consommateurs au titre de cette année risque ainsi d'être limité. Or, les consommateurs, notamment les entreprises, et tout particulièrement les plus petites, dont les contrats seraient indexés sur les prix de marchés ou qui auraient à négocier un nouveau contrat au moment de la crise, se trouveraient pleinement exposés à la hausse des prix.
A contrario, et comme l'a signalé le CLEEE dans ses réponses écrites à la commission d'enquête, « certains consommateurs qui, par chance, auraient signé leur contrat à un moment opportun, à des conditions de marché inférieures au prix moyen de vente d'EDF, pourraient se retrouver à bénéficier d'un effet d'aubaine parfois considérable ».
Aussi, la commission d'enquête craint-elle que le dispositif imaginé par le Gouvernement et EDF ne se traduise par des distorsions de concurrences massives au sein de notre tissu économique. Des distorsions qui pénaliseront aussi les entreprises concernées vis-à-vis de leurs concurrentes étrangères. Dans une telle hypothèse, il y a fort à parier que l'État serait contraint, comme il l'a fait pendant la crise que l'on vient de traverser, d'improviser en catastrophe des dispositifs exceptionnels d'aides complexes et coûteux pour les finances publiques.
Cette analyse rejoint notamment des anticipations réalisées par des organisations représentatives de l'industrie française comme par exemple France chimie (voir encadré ci-après).
Les insuffisances manifestes du dispositif de redistribution en cas de crise majeure d'après France chimie
En cas de crise énergétique comparable à celle de l'automne 2022, le nouveau schéma de régulation de l'électricité ne permettrait d'amortir qu'une partie de la hausse des prix de marché et une intervention de l'État serait nécessaire comme en 2023. France Chimie calcule en effet que, dans un contexte où le prix de calendaire à un an atteindrait 500 euros par MWh, le nouveau schéma conduirait à un prix net « rendu site » pour une PME industrielle à environ 325 euros par MWh. À titre de comparaison, le prix net rendu site obtenu en 2023 avec l'amortisseur de l'ARENH s'est établi, pour ce même consommateur, à 350 euros par MWh. Le nouveau schéma de régulation est bien insuffisant pour garantir un prix de détail reflétant le prix moyen de production.
La rente des producteurs d'électricité inframarginaux resterait particulièrement élevée et pèserait inutilement sur la compétitivité des entreprises industrielles. Si le coût de production de la centrale marginale se maintient au-dessus de 100 euros par MWh, par exemple avec un prix du gaz supérieur à 35 euros par MWh et un prix du CO2 d'environ 80 euros par tonne, 90 % des moyens de production d'électricité en France bénéficieraient d'une rente excessive au regard de leur profil de coût et de risque. Dans le même temps, les consommateurs industriels, dont l'activité est fortement exposée à la concurrence internationale, ne recevraient qu'une redistribution d'environ 7 euros par MWh, bien insuffisante pour rester compétitifs.
Source : réponses de France chimie à la commission d'enquête
Le CLEEE estime ainsi que « la régulation proposée protège très mal les entreprises les moins aguerries, qui se retrouveront fortement exposées aux mouvements d'humeur d'un marché particulièrement spéculatif en période de crise. Le dispositif vient donc consacrer et amplifier la vaste loterie qu'est le marché de l'électricité aux yeux des consommateurs professionnels non experts ».
Alors que les modèles comme une régulation de type CfD ou le « scénario État » permettent d'avoir une vision précise des prix ex-ante, le choix du dispositif de contribution-reversement ex-post pourrait compromettre la logique interne de l'accord qui vise à encourager le développement des contrats sur des horizons de moyen et de long terme.
En effet, ce système de prélèvement-redistribution complexe et fluctuant crée une incertitude supplémentaire dans la composition du prix de la facture d'électricité des consommateurs, une incertitude qui pourrait avoir des effets très sensibles sur la compétitivité de chaque entreprise vis-à-vis de ses concurrentes en France comme à l'étranger. Certaines entreprises pourraient ainsi être tentées de refuser de s'engager sur des périodes de trois, quatre, cinq ans voir plus, afin de pouvoir anticiper avec le plus de précision possible les prix réels de l'électricité, redistribution comprise.
(2) Une mise en oeuvre extrêmement complexe qui sera scrutée par la Commission européenne
La nouvelle réglementation européenne prévoit que les prélèvements sur les producteurs réalisés dans le cadre d'un dispositif de CfD doivent être redistribués aux consommateurs sans induire de distorsion de concurrence entre les entreprises et en préservant des incitations aux économies d'énergie. Le dispositif de reversement prévu par l'accord de novembre ne s'applique pas dans le cadre d'un CfD, cependant, les premiers contacts pris par l'administration française avec les services de la Commission européenne laissent à penser que la direction générale de la concurrence (DGCOMP) pourrait lui appliquer les mêmes contraintes normatives. La Commission européenne se montrera vraisemblablement très attentive au détail de la méthodologie de redistribution qui serait décidée.
Cette méthodologie a déjà fait l'objet de nombreux travaux préparatoires au sein des administrations mais ses contours restent très flous. Elle devrait en toute hypothèse préciser le périmètre des consommateurs éligibles et son caractère uniforme ou non. Pour encourager au déplacement des consommations vers les périodes de moindre tension sur le réseau, des scénarios sont étudiés dans lesquels les droits à redistribution seraient ciblés sur certaines périodes de l'année.
c) Des petits consommateurs moins protégés qu'aujourd'hui
Dans la note précitée qu'il a réalisé sur les conséquences prévisionnelles de l'accord entre EDF et l'État, l'économiste Jacques Percebois fait le constat que le dispositif retenu sera nettement moins protecteur pour les petits consommateurs que celui qui existe aujourd'hui. Son analyse démontre que, dans toutes les hypothèses de prix de marché retenues (de moins de 78 euros par MWh jusqu'à 200 euros par MWh), le niveau de la part fourniture d'énergie des TRVe qui résulterait de la mise en oeuvre de l'accord serait nettement plus élevée que celui qui aurait résulté du modèle actuel, quand bien même cet écart tendrait à se réduire au fur et à mesure de l'augmentation des prix de marché : l'accord serait ainsi moins favorable de 25 % pour une hypothèse de prix de marché de 110 euros par MWh, 12 % pour une hypothèse de 150 euros et 5 % pour une hypothèse de 200 euros.
Cette analyse est confirmée par une autre expertise réalisée par le CLEEE à partir de quatre scénarios présentés dont les hypothèses sont précisées dans l'encadré ci-après. Dans chacun de ces scénarios, le prix moyen de fourniture de l'électricité aux horizons 2028-2035 résultant du modèle retenu dans l'accord de novembre 2023 serait supérieur au système actuel ou au « scénario État » qui a été abandonné dans les derniers jours de la négociation.
Les quatre scénarios testés par le CLEEE pour estimer le prix de fourniture de l'électricité aux horizons 2028-2035 selon différentes hypothèses de régulation
1. Un prix moyen de marché qui est celui anticipé pour 2028-2035 par les principales sociétés prévisionnistes, soit 82 euros par MWh, avec une production nucléaire de 350 TWh et une consommation de 500 TWh, correspondant aux estimations de RTE à cet horizon.
2. Un scénario de remontée modérée du prix du gaz et de l'électricité.
3. Un scénario de crise plus aigüe du gaz entraînant une remontée du marché à 200 euros par MWh.
4. Un scénario cumulant une crise du gaz et une crise de production nucléaire, ramenant cette production à 300 TWh.
Source : réponses du CLEEE à la commission d'enquête
d) Un dispositif qui illustre l'incohérence du Gouvernement quant à son ambition affichée de réindustrialisation
Lors de leur audition devant la commission d'enquête le 28 février 2024, les représentants des industriels avaient souligné que, pour qu'il satisfasse aux intérêts de long moyen-long terme de l'économie française, le nouveau modèle de régulation devait répondre à trois enjeux essentiels : compétitivité, visibilité et stabilité. Or, pour eux, aujourd'hui, le compte n'y est pas du tout. Dans ses réponses écrites à la commission d'enquête, le CLEEE a un avis tranché sur la question : « ces objectifs ne seront pas respectés avec la régulation proposée ».
Le Gouvernement met en exergue le développement de contrats à long terme (de dix à quinze ans), dont la mise en oeuvre est d'ailleurs beaucoup plus poussive qu'il ne l'avait escompté, mais, beaucoup d'entreprises, même de taille importante, n'auront pas les moyens de souscrire ces contrats. Elles ne pourront pas s'engager sur de telles durées et encore moins payer l'avance en tête importante qu'ils supposent. Par ailleurs, ces contrats de long terme ne couvriront pas toute la consommation des entreprises qui les souscriront. Elles devront aussi s'approvisionner, dans des proportions non négligeables sur les marchés de court et moyen terme. Aussi, au-delà de l'ambition légitime de développer les contrats de long terme, le modèle de régulation général choisi par le Gouvernement est-il tout à fait déterminant pour la compétitivité de l'économie française. Or, comme cela a été démontré supra, le modèle de régulation prévu dans le cadre de l'accord entre l'État et EDF n'en est pas un. Il n'offre aucune garantie de prix et expose totalement la fourniture d'électricité des entreprises aux aléas des marchés moyennant un dispositif de captation très partiel dont les modalités de redistribution seraient largement imprévisibles et qui serait de nature à générer d'importantes distorsions de concurrence.
C'est pour ces raisons que les représentants des industriels ont exprimé leur très vive inquiétude vis-à-vis de cet accord. Dans ses réponses à la commission d'enquête, le constat dressé par l'Union des industries utilisatrices d'énergie (Uniden) est à ce titre implacable : « le dispositif envisagé n'apporte aucune forme de visibilité aux industriels ».
France chimie745(*) affirme quant à elle qu'en conséquence de l'accord, « les entreprises de la Chimie subiront une perte de compétitivité importante ». D'après les simulations réalisées par cette organisation professionnelle, au regard des hypothèses de prix qui prévalaient en octobre 2023, au moment où l'accord a été conclu l'industrie chimique pourrait subir des hausses de prix de l'électricité allant de 50 % (pour les entreprises hyper électro-intensives) à 90 % (pour les entreprises électro-intensives) par rapport à la situation d'avant crise.
La commission d'enquête note que ces constats vont totalement à l'encontre des déclarations du Gouvernement concernant son ambition affichée de réindustrialisation du pays et d'électrification des processus industriels à des fins de décarbonation de l'économie nationale.
e) Pour fonctionner, l'accord supposerait un encadrement très étroit des activités d'EDF par la CRE
La commission d'enquête note qu'avec l'accord de novembre 2023, ce que gagnerait EDF en termes de liberté de commercialisation sur les marchés aurait pour contrepartie un encadrement extrêmement strict de ses activités par le régulateur.
Ainsi, les objectifs poursuivis par l'accord ne pourraient être pleinement atteints qu'à condition que la CRE dispose de moyens renforcés visant à assurer la transparence et la liquidité des marchés de moyen terme sur lesquels EDF mettrait aux enchères des produits de quatre à cinq ans. En effet, il ne suffit pas de décréter la création d'un marché de moyen terme en France pour garantir que par la seule logique de marché et la volonté d'EDF celui-ci se développera de façon équilibrée au bénéfice des consommateurs. Seule l'intervention, nécessairement plus intrusive qu'aujourd'hui, d'un régulateur pourrait s'en assurer.
Pour s'assurer que ce « nouveau » marché de moyen terme soit correctement approvisionné à tout moment, la CRE devrait être dotée de nouvelles missions de tenue de marché par lesquelles elle pourrait contraindre EDF à mettre en vente sur ce marché une part de sa production. Cette nouvelle mission, induite par l'accord de novembre 2023, conduirait la CRE à diriger une partie de la politique commerciale d'EDF. De façon tout à fait paradoxale, un accord visant à donner à EDF une totale liberté de commercialiser sa production sur les marchés pourrait se traduire in fine par la prise en main, par le régulateur, d'une partie de la politique commerciale du groupe.
Par ailleurs, pour assurer un minimum de visibilité aux consommateurs, il serait nécessaire de garantir une transparence beaucoup plus importante qu'aujourd'hui sur les prévisions de performance du parc nucléaire en exploitation. EDF serait contrainte de communiquer à la CRE des informations très précises sur les prévisions de performance d'exploitation de ses réacteurs pour que le régulateur puisse fournir aux consommateurs des informations les plus fiables possibles sur la production et les prix de la production nucléaire. Ce n'est qu'à ces conditions que le modèle prévu par l'accord de novembre 2023 pourrait recueillir la confiance des consommateurs.
2. Un système qui expose EDF au risque, sous-estimé au moment des négociations, de prix bas prolongés
En renonçant à l'option d'un CfD, et par voie de conséquence à la mise en oeuvre d'un prix de vente plancher sur la vente de la production du parc nucléaire, le modèle retenu par l'accord de novembre 2023 expose EDF aux aléas des marchés de gros de l'électricité et à l'hypothèse, largement sous-estimée lors des négociations, de prix bas prolongés. La notion de prix bas prolongés doit s'entendre de prix inférieur à l'addition, d'une part, des coûts complets de production du parc nucléaire existant dans un cadre non régulé, soit environ 66 euros par MWh selon les estimations de la CRE et, d'autre part, d'une contribution au financement par EDF du programme de nouveau nucléaire qui peut être estimée à ce jour à environ 10 à 12 euros par MWh. Aussi, des prix de marché inférieurs à 75 euros ou 80 euros par MWh ne permettraient pas de couvrir le coût complet de production du parc nucléaire en exploitation et les investissements d'EDF dans le programme de nouveau nucléaire. Or, aujourd'hui, l'hypothèse que les marchés se maintiennent durablement sous ces niveaux voire même nettement plus bas est loin d'être improbable. Ce n'était pas le cas en novembre 2023 lorsque l'accord a été conclu. En mai 2024, les prix à terme à horizon 2027 se situaient ainsi à seulement 57 euros par MWh.
Aussi, la commission d'enquête se pose légitimement la question de savoir ce qu'il adviendrait si cette hypothèse se réalisait durablement. Quelles seraient les conséquences pour EDF d'un maintien durable des prix de marché à un niveau si faible ?
Le Gouvernement comme EDF se sont montrés étonnamment évasifs sur cette question. Or, l'état actuel de la situation financière d'EDF, et tout particulièrement le niveau de son endettement, ne laisse guère de doute sur ce qu'il adviendrait. Sauf à ce que d'improbables et non souhaitables cessions d'actifs soient décidées, une recapitalisation de son actionnaire unique, l'État, serait absolument incontournable.
La commission d'enquête constate ainsi que l'accord de novembre 2023 ressemble à un accord « perdant-perdant » pour les consommateurs et les contribuables français dont l'issue dépendra uniquement des fluctuations imprévisibles des marchés. Dans l'hypothèse où les prix de marchés remontaient durablement à des niveaux élevés, les consommateurs verraient leur facture augmenter très sensiblement. Inversement, dans l'hypothèse où les prix de marchés restaient durablement à des niveaux faibles, le contribuable devrait être mobilisé pour renflouer EDF. Il va sans dire qu'une telle opération, considérée comme une aide d'État, ferait l'objet d'une attention très prononcée des services de la Commission européenne et les risques de contreparties exigées sur l'organisation et la gouvernance du groupe seraient réels.
Au cours de son audition devant la commission d'enquête, le PDG d'EDF a même évoqué un scénario sans doute plus inquiétant encore pour l'avenir du pays. Il a en effet indiqué qu'en cas de prix bas prolongés, le groupe pourrait alors devoir réduire ses investissements : « dans cette hypothèse, il faudrait envisager d'ajuster nos investissements à la baisse ».
Cette perspective, qui serait susceptible de remettre en cause le renouvellement du système de production électrique national, et tout particulièrement le programme de relance de la filière électronucléaire, compromettrait également gravement la décarbonation de toute l'économie française ainsi que la réalisation de nos objectifs climatiques. La commission d'enquête ne peut se résoudre à un tel scénario. Par conséquent, il lui apparaît indispensable d'apporter à EDF une garantie de long terme sur les revenus issus de la production de son parc nucléaire. Seul un prix plancher, prévu par un CfD, semble en mesure de lui apporter une telle garantie.
* 744 Jacques Percebois, Les paris liés à la réforme du marché de l'électricité et le débat sur le contenu de l'accord entre l'État et EDF, 2024.
* 745 Dans ses réponses écrites à la commission d'enquête.