E. UN ACCORD DÉJÀ CADUC ?
Les faiblesses qui étaient inhérentes à l'accord de novembre 2023 sont à l'origine des difficultés significatives qu'il rencontre aujourd'hui dans sa mise en oeuvre. Celles-ci sont multiples. Plusieurs indices ne trompent pas. Il s'est agi notamment :
- du report sine die de la présentation au Parlement des dispositions prévues dans l'avant-projet de loi relatif à la souveraineté énergétique ;
- du report, acté par le Gouvernement, de la clause de revoyure à six mois du dispositif ;
- de la désignation d'une mission de suivi indépendante des engagements pris par EDF en termes de politique commerciale.
Sur ce dernier sujet, la commission d'enquête s'étonne que cette décision n'ait pas été prise immédiatement lors de la conclusion de l'accord. Pourtant, lors de son audition, Pierre Jérémie a confirmé que cette suggestion avait été faite par le cabinet de la ministre de la transition énergétique dès le mois de novembre 2023.
1. Les hypothèses de référence de prix de marchés retenues lors des négociations sont obsolètes
La commission d'enquête en a eu la confirmation de sources internes à la négociation : jusqu'à la veille de l'accord, EDF comme l'Agence des participations de l'État (APE) restaient convaincues que les prix de l'électricité sur les marchés de gros se maintiendraient à des prix élevés, durablement supérieurs à au moins 100 euros par MWh. L'une comme l'autre n'avait pas anticipé la très forte baisse observée depuis.
En octobre 2023, dans la toute dernière phase des négociations de l'accord, les prévisions des marchés à horizon 2026 se situaient à près de 110 euros par MWh. À la mi-mai 2024, les prévisions de ces mêmes marchés à l'horizon 2026 étaient tombées à 60 euros par MWh. Pour 2027, les anticipations des marchés se situent même à un niveau encore inférieur de 57 euros par MWh.
Évolution des prix à terme sur les marchés de gros de l'électricité pour des fournitures en 2025, 2026 et 2027
(en euros par MWh)
CAL Y+ 1 : prix de marché pour une fourniture en 2025
CAL Y+ 2 : prix de marché pour une fourniture en 2026
CAL Y+ 3 : prix de marché pour une fourniture en 2027
Source : EEX, mai 2024
Devant les risques de prix bas prolongés, les réponses écrites faites par la DGEC à la commission d'enquête relèvent essentiellement de la « méthode Coué » : « nous estimons que ce scénario est peu probable compte tenu de l'ambition européenne de décarbonation, qui repose sur un signal prix du carbone élevé, qui conduit mécaniquement à soutenir les prix de marché de l'électricité ». La commission d'enquête considère qu'une telle « politique de l'autruche » n'est pas une bonne façon de prendre des décisions de politique énergétique de long terme aussi stratégiques pour notre pays.
Les trajectoires financières modélisées à l'automne 2023 pour déterminer le contenu de l'accord final reposaient sur des hypothèses de référence d'évolution des prix à moyen long terme qui, sans aucun doute, devraient être revues à la baisse aujourd'hui. Les scénarios de prix bas modélisés lors des négociations de l'accord, jugés peu probables à ce moment-là, se traduisaient par des perspectives financières insoutenables pour EDF et une augmentation sensible de son niveau d'endettement. Il est évident qu'aujourd'hui, ce type de scénarios est beaucoup plus réaliste qu'il ne pouvait l'être à l'automne 2023. Il est même permis de s'interroger sur le fait de savoir si cette hypothèse ne devrait pas être considérée désormais comme le scénario de référence. Auquel cas, il supposerait nécessairement d'introduire un modèle régulatoire de type CfD garantissant à EDF que sur le long terme, les revenus issus de son parc nucléaire existant lui permettent d'en couvrir les coûts complets ainsi que ses investissements dans le programme de nouveau nucléaire.
Compte-tenu de l'évolution des trajectoires prévisionnelles de prix de marché à moyen-terme, de nombreux acteurs du secteur estiment que le dispositif est d'ores et déjà caduc et qu'il est urgent de le réviser.
2. Une mise en oeuvre très laborieuse des contrats de moyen et long terme qui commence à faire douter le Gouvernement
La commission a pu le constater au cours de ses auditions et les décisions et déclarations récentes du Gouvernement ne trompent pas : la mise en oeuvre par EDF du volet politique commerciale de l'accord de novembre n'est pas à la hauteur des espérances de l'exécutif.
Le 20 juin 2024, devant le Mouvement des entreprises de France (MEDEF), le ministre chargé de l'économie et des finances a même été jusqu'à déclarer qu'il était nécessaire de rouvrir les négociations avec EDF concernant l'accord de novembre 2023 : « est-ce que le prix est satisfaisant ? Non. Est-ce qu'il faudra par conséquent rouvrir la négociation avec EDF ? Ma réponse est oui (...) parce que le prix de sortie n'est pas suffisant et pas suffisamment compétitif pour l'industrie française ».
a) Les industriels ne s'empressent pas de signer de contrats de long terme
Malgré le volontarisme affiché par le Gouvernement, il est évident que la mise en oeuvre du volet politique commerciale de l'accord de novembre 2023 est beaucoup plus laborieuse qu'envisagé. Aucun CAPN n'a été signé à ce jour et les lettres d'intention ne se compteraient que sur les doigts d'une main.
Les secteurs économiques concernés tout comme EDF ne cachent pas les difficultés de négociation de ces contrats qui constituent pourtant le principal vecteur de compétitivité industrielle de l'accord de novembre 2023. Dans ses réponses écrites à la commission d'enquête, France industrie faisait état d'une situation « bloquée ».
Après des semaines de déni, le Gouvernement ne masque plus ses doutes et son exaspération face à une situation « vitrifiée » qu'il aurait pourtant pu anticiper au regard des faiblesses inhérentes à l'accord de novembre 2023.
Devant ce constat d'échec, le Gouvernement a dû reporter le bilan d'étape du dispositif qui était originellement prévu en mai. Thomas Courbe, directeur général des entreprises (DGE) a confirmé ce report lors de son audition du 9 avril 2024 devant la commission d'enquête.
Toujours en raison des difficultés rencontrées par les industriels et EDF pour conclure des contrats de long terme, le ministre délégué chargé de l'industrie et de l'énergie a confié à Philippe Darmoyan et Julien Janes une mission de suivi.
En outre, la commission d'enquête regrette que les discussions sur l'extension du dispositif Exeltium semblent au point mort tandis que la perspective de contrats de long terme spécifiques aux secteurs électrosensibles, les contrats collectifs d'allocation nucléaire (CCAN), est toujours incertaine.
b) Les contrats de moyen-terme vendus ne concernent qu'une infime partie de la production d'EDF
La mise aux enchères par EDF de contrats destinés à créer en France un véritable marché de moyen-terme sur des horizons de quatre à cinq ans progresse à un rythme très modéré et ne représente à ce jour qu'une infime partie de la production du groupe. Au regard des premiers chiffres annoncés, le bilan reste très éloigné de l'objectif d'un « volume substantiel » de production prévu par l'accord et de la création d'un véritable marché.
Lors de son audition du 10 avril 2024, le PDG d'EDF a ainsi annoncé qu'environ 800 contrats avaient été signés pour un volume qui pourrait avoisiner les 6 ou 7 TWh, soit moins de 2 % de la production prévisionnelle annuelle à moyen terme du parc nucléaire historique (360 TWh). Dans les réponses écrites qu'elle a faite à la commission d'enquête, la DGEC estime que le « volume substantiel » prévu par l'accord de novembre 2023 pourrait supposer environ 300 TWh (100 TWh pour l'approvisionnement des clients du milieu de portefeuille et 200 TWh pour l'approvisionnement du marché de masse). L'écart est considérable.
Le CLEEE avait d'ailleurs signalé à la commission que le succès de la commercialisation de ces contrats de moyen-terme était tout sauf garantie, notamment car « la plupart des entreprises ne sont pas en mesure de connaître leurs besoins et de contractualiser plus de 2 ans en avance (incertitude sur le carnet de commande, risque de contrepartie, crainte de décalage par rapport à la concurrence, etc.) ».