C. UN MODÈLE STRUCTURÉ AUTOUR DE TROIS PILIERS

Comme nous l'avons vu, au terme de la phase de négociations qui vient d'être décrite supra, l'accord final conclu en novembre 2023 entre EDF et l'État repose sur trois piliers qu'il s'agit à présent d'évaluer :

- un mécanisme de captation partielle des revenus tirés par EDF de son parc nucléaire historique adossé à un système de reversement aux consommateurs des sommes ainsi prélevées ;

- la commercialisation par EDF, sur une part significative de sa production, de contrats de fourniture de moyen terme ;

- la conclusion de contrats de long terme destinés aux industriels électro-intensifs et aux entreprises électrosensibles.

1. Un mécanisme de prélèvement conditionnel d'une partie des revenus d'EDF reversé aux consommateurs dans des conditions floues
a) Un mécanisme prévu pour contribuer à financer le programme de nouveau nucléaire mais qui se traduit par un renchérissement des coûts complets du parc nucléaire

Le premier principe de l'accord prévoit un mécanisme permettant, selon certaines conditions, de capter une partie des revenus qu'EDF tire du parc nucléaire historique, les sommes ainsi prélevées ayant vocation à être reversées aux consommateurs selon des modalités qui restent encore très obscures à ce jour.

Ce mécanisme, de nature fiscale, s'apparente au dispositif de contribution sur la rente inframarginale de la production d'électricité créée par l'article 54 de la loi n° 2022-1726 du 30 décembre 2022 de finances pour 2023. À l'instar de l'analyse faite par la Cour des comptes en mars 2024742(*), la commission constate qu'à ce jour, au-regard notamment du montant ridicule des sommes collectées, la mise en oeuvre de cette contribution relève du « fiasco ».

Le dispositif retenu dans l'accord prévoit deux seuils, exprimés en euros par MWh de 2022, au-delà desquels les revenus issus du parc nucléaire historique seraient prélevés de façon progressive :

- au-delà d'un seuil de 78 euros par MWh, 50 % des revenus perçus par EDF au titre de son parc nucléaire seraient prélevés ;

- le taux de prélèvement atteindrait 90 % pour la quotité de revenus qui excèderait un second seuil de 110 euros par MWh.

Le seuil de 78 euros par MWh est justifié comme étant l'addition entre le coût comptable complet de production du parc historique et une composante représentative des coûts encourus par EDF pour la réalisation du programme de nouveau nucléaire.

La commission d'enquête note que le coût comptable complet de production du parc nucléaire historique avait été évalué à environ 60 euros par MWh par la CRE dans l'hypothèse d'un modèle de régulation sous forme de CfD. Le fait que le Gouvernement n'ait pas retenu ce modèle de régulation conduit mécaniquement, du fait de l'augmentation du coût du capital qui découle de ce choix, à réévaluer à la hausse, à hauteur d'environ 66 euros par MWh, les coûts comptables estimés par la CRE.

La composante représentative des coûts encourus par EDF au titre du programme de nouveau nucléaire dans le mécanisme représenterait ainsi d'environ 12 euros par MWh743(*).

Le fait que le taux de prélèvement prévu pour la quote-part de revenus située entre 78 euros par MWh et 110 euros par MWh soit limité à 50 % s'explique par l'absence de prix plancher qui expose EDF au risque de prix bas sur les marchés de l'électricité. Pour se garantir contre ce risque, EDF doit nécessairement pouvoir accumuler des réserves financières durant les périodes où les prix seraient supérieurs au coût de production du parc nucléaire et à la composante prévue pour financer le programme de nouveau nucléaire.

L'accord prévoit par ailleurs que les paramètres du mécanisme de captation seront révisés à l'occasion d'une première clause de revoyure avant le 1er janvier 2026 puis tous les trois ans. Ces révisions doivent être calculées « en fonction des conditions de marché, de la situation financière de l'entreprise et de l'évolution des coûts et des conditions techniques et économiques de fonctionnement du parc nucléaire ».

b) Un dispositif qui supposerait une parfaite transparence de la comptabilité d'EDF et un strict contrôle par la CRE

Un préalable indispensable à la mise en oeuvre d'un tel mécanisme est l'évolution de la comptabilité d'EDF et sa capacité à isoler et à justifier très rigoureusement les revenus tirés de l'exploitation du parc nucléaire en exploitation. Dans ses réponses écrites à la commission d'enquête, la CRE juge « indispensable de prévoir la mise en place par EDF d'une comptabilité appropriée, dont elle approuvera les règles ». Le régulateur souligne en effet que ce dispositif « implique à minima de pouvoir :

- distinguer, au sein des revenus d'EDF provenant des transactions externes effectuées sur le marché, ceux qui sont à affecter à la production nucléaire ;

- valoriser les transactions conclues en interne entre les entités de production et de commercialisation d'EDF à destination des offres sur le marché de détail ».

c) Des principes de redistribution extrêmement vagues

Le texte de l'accord de novembre 2023 ne dit presque rien du système de redistribution aux consommateurs des montants prélevés sur les revenus d'EDF. Il se contente d'indiquer deux vagues principes :

- un système d'avance pour éviter que les consommateurs n'aient à supporter l'avance de trésorerie supposée par le mécanisme de redistribution ex post retenu ;

- « un système de transparence sur les revenus générés par le parc nucléaire », également conditionné à l'évolution de la comptabilité d'EDF évoquée supra, qui serait mis en place sous le contrôle de la CRE « pour permettre aux consommateurs d'anticiper le montant de redistribution disponible ».

d) L'article 10 de l'avant-projet de loi relatif à la souveraineté énergétique traduisait juridiquement l'accord de 2023
(1) Le mécanisme de captation prévu par l'accord de novembre 2023 aurait pris la forme d'une « contribution des exploitants nucléaires à la stabilité des prix »

L'article 10 de l'avant-projet de loi relatif à la souveraineté énergétique transmis au Conseil d'État en janvier 2024, puis retiré par le gouvernement, avait pour vocation de traduire dans la loi le mécanisme de captation prévu par l'accord de novembre 2023. Cet article proposait ainsi la création d'une « contribution des exploitants nucléaires à la stabilité des prix ».

Cet article reprenait les seuils de 78 euros (baptisé « S0 ») et de 110 euros (« S1 ») et les taux de prélèvement qui devaient leur être associés (50 % et 90 %). Il précisait que le seuil « S0 » devait correspondre à l'addition du coût comptable complet de production du nucléaire existant et d'une composante représentative des coûts encourus par EDF pour la réalisation du programme de nouveau nucléaire.

L'article prévoyait aussi que les deux seuils soient réévalués au moins tous les trois ans en fonction des conditions de marché et de la situation financière d'EDF, afin de tenir compte de l'évolution des coûts et des conditions techniques et économiques de fonctionnement du parc nucléaire existant ainsi que des coûts encourus par le groupe pour la réalisation du programme de nouveau nucléaire.

Le même article 10 prévoyait que la CRE détermine le montant de la contribution dans des conditions fixées par voie réglementaire. La détermination du niveau de prélèvement par la CRE devait s'appuyer sur une comptabilité transparente des opérations liées au parc nucléaire d'EDF, dont les principes devaient eux-mêmes être définis dans la loi et les caractéristiques approuvées par le régulateur.

(2) Le reversement aux consommateurs devait s'effectuer au moyen d'une « minoration universelle au titre de la compétitivité du parc de production national »

L'article 10 de l'avant-projet de loi prévoyait également le vecteur par lequel le prélèvement effectué sur les revenus d'EDF devait être répercuté sur les factures des consommateurs finals, baptisé « minoration universelle au titre de la compétitivité du parc de production national ». Le niveau de la minoration devait résulter de l'application d'un montant unitaire en euros par mégawattheure aux volumes d'électricité livrés aux consommateurs, « en tenant compte le cas échéant de leur profil de consommation ou du prix de fourniture ». Ce montant de minoration devait être évalué par la CRE. Au-delà de ces principes très généraux, l'ensemble des paramètres du dispositif de reversement devaient être déterminés par voie réglementaire.

2. EDF a pris l'engagement de développer un marché de moyen terme liquide sur des horizons de quatre à cinq ans

Le deuxième pilier de l'accord a pour objectif de développer en France la liquidité des marchés à termes d'électricité à des horizons de quatre à cinq ans. Comme précisé supra, aujourd'hui, ces maturités sont quasiment absentes des marchés à terme français. Cette lacune se traduit par une forte élasticité de ces marchés à la volatilité des marchés de court terme dits « spot ». La plupart des contrats de fourniture sur les marchés de détail étant assis sur des références de prix des marchés à terme, cette situation expose fortement les factures des consommateurs français à la fluctuation erratique du prix de gros de court terme de l'électricité.

C'est pour répondre à cette problématique que l'accord prévoit qu'EDF mette en oeuvre une politique commerciale visant, « sur un volume substantiel » de sa production, à commercialiser des contrats de moyen terme, c'est-à-dire sur des maturités de quatre à cinq ans, échangeables sur un marché ouvert. Ces contrats ont vocation à être conclus avec des fournisseurs qui seraient ainsi eux-mêmes en mesure de proposer à leurs clients des contrats à des prix sécurisés sur ces horizons. Ils sont aussi destinés aux entreprises qui n'ont pas la dimension et les moyens pour conclure des contrats de long terme à dix ou quinze ans qui s'adressent quant à eux aux industries électro-intensives voire à des entreprises électrosensibles de taille importante (voir infra).

3. Des contrats de long terme réservés aux entreprises électro-intensives, voire aux entreprises électrosensibles

Le troisième pilier de l'accord de novembre 2023, qui repose toujours sur la politique commerciale d'EDF, prévoit que l'opérateur conclut des contrats de long terme de dix à quinze ans à destination d'entreprises grandes consommatrices d'électricité capables de s'engager sur de telles périodes.

L'accord prévoit ainsi le développement de contrats d'allocations de production nucléaire (CAPN) destinés aux industries électro-intensives et hyper électro-intensives. L'objectif poursuivi est que ce type de contrats couvre un volume d'environ 40 TWh par an. Ces CAPN ne sont pas de simples contrats de fourniture mais de véritables contrats de partenariats qui supposent que les co-contractants d'EDF assument une part des risques industriels associés à des unités de production.

L'accord envisage aussi la création de contrats de long terme inspirés des CAPN mais adaptés aux entreprises électrosensibles baptisés « contrats collectifs d'allocation nucléaire » (CCAN).

Enfin, l'accord prévoit de prolonger et d'étendre le dispositif Exeltium en lançant sa phase 2 qui avait été négociée en 2008 avec la Commission européenne.


* 742 Cour des comptes, Les mesures exceptionnelles de lutte contre la hausse des prix de l'énergie, mars 2024.

* 743 78 euros par MWh moins 66 euros par MWh.

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