B. UN ACCORD NON CONTRAIGNANT, SANS EFFET JURIDIQUE
1. Une conférence de presse et une « feuille volante » non signée
L'accord conclu entre EDF et l'État a été annoncé le 14 novembre 2023 lors d'une conférence de presse commune entre les ministres impliqués dans les processus de négociation738(*) et le PDG d'EDF. Cette conférence est la seule « matérialisation » officielle et publique du dispositif d'encadrement de la production électrique du parc nucléaire décidé entre l'État et EDF.
Le rapporteur s'attendait néanmoins à prendre connaissance d'un véritable contrat précis et détaillé décrivant le contenu de l'accord annoncé. Il a constaté avec stupéfaction que le seul document matérialisant concrètement cet accord se réduisait à une simple « feuille volante » non signée, extrêmement vague, composée pour ainsi dire que d'une série de « bullet points ». Il s'étonne que personne n'ait souhaité prendre la responsabilité de signer cet accord et il regrette la légèreté avec laquelle un sujet si important et si complexe se trouve résumé en tout et pour tout à une « feuille A4 ».
Ce document rappelle en une phrase les objectifs poursuivis : « l'accord relatif à la régulation du parc nucléaire d'EDF vise à garantir l'accès à une électricité compétitive pour les consommateurs français dans le cadre de la politique commerciale déployée par l'entreprise tout en permettant à l'entreprise de financer les investissements nécessaires dans le système électrique français ».
Il se contente de résumer les grandes lignes de l'accord, synthétisées en trois principes. Le premier vise dans sa formulation à « garantir l'accès à un prix de vente compatible avec les évaluations de coûts complets de la CRE et incluant les investissements nécessaires d'EDF, autour de 70 euros739(*) par MWh ». Il se traduit par un mécanisme de captation partielle des revenus d'EDF au-delà de seuils dont les principes de calculs et les modalités de redistribution aux consommateurs ne sont que très vaguement esquissés.
Le deuxième principe évoque « un dispositif de suivi de mise en oeuvre » des dispositions de l'accord reposant sur un examen à horizon de six mois de la bonne mise en oeuvre de la politique commerciale qu'EDF s'est engagée à déployer dans le cadre du dispositif retenu. Le document précise que si cet examen n'était pas concluant, « l'État se réserve la possibilité de revenir sur toute autre option de régulation ». Le dispositif de suivi prévoit également « une clause de revoyure ».
Le troisième principe porte quant à lui sur la « mise en place d'une politique commerciale permettant notamment d'adresser les besoins spécifiques des industriels électro-intensifs, électro-sensibles ». Le document prévoit que cette politique commerciale doit comporter quatre volets :
- des contrats d'allocations de production nucléaire (CAPN) destinés aux industriels électro-intensifs ;
- des contrats dits de moyen terme740(*) sur des maturités de quatre à cinq ans, « sur un volume substantiel de la production permettant de développer le marché de long terme français » ;
- « une offre commerciale spécifique basée sur la logique du CAPN, ciblant les industriels électro-sensibles » ;
- « la mise en oeuvre de la phase 2 d'Exeltium (voir infra dans le II de la présente quatrième partie) dans le cadre de l'accord existant de la Commission européenne ».
2. Souvent affirmé comme structurant, l'engagement des 70 euros n'a pas de réelle portée
La référence d'un prix de vente moyen de son électricité nucléaire par EDF situé à environ 70 euros par MWh sur les quinze prochaines années est souvent mis en avant comme le point structurant du modèle retenu. Pourtant la commission d'enquête note que cet objectif flou n'est en rien garanti par les dispositions prévues dans l'accord. Dans la mesure où la quasi intégralité de la production d'EDF restera librement commercialisée sur les marchés, l'objectif de 70 euros n'est qu'une simple référence, un « voeu pieux » qui repose sur le pari que les prix à terme des marchés de gros de l'électricité convergeront à moyen-long terme vers ce niveau. Or, la commission d'enquête rappelle que le passé récent nous a démontré à quel point les paris sur l'évolution des prix de marché de l'électricité étaient risqués. Aussi lui semble-t-il imprudent de faire reposer le prix de l'électricité des consommateurs et la compétitivité de notre économie sur une prophétie si incertaine.
Dans ses réponses écrites à la commission d'enquête, EDF a confirmé que selon son interprétation de l'accord, cet objectif restait pour elle purement indicatif : « le niveau de 70 euros par MWh annoncé correspond à un revenu moyen indicatif, exprimé en monnaie 2022, sur une période de 15 ans (...). Il ne s'agit pas d'un terme de la régulation ni d'une donnée d'entrée du dispositif. Il ne s'agit pas non plus d'un prix de vente garanti ».
Il en ressort, selon la commission d'enquête, que la présentation qui est souvent faite par le Gouvernement de cet engagement d'un prix de 70 euros par MWh, illustrée par exemple par les propos de Bruno Le Maire lors de la conférence de presse du 14 novembre 2023 selon lesquels « Cet accord garantit un niveau de prix autour de 70 euros le mégawattheure pour l'électricité nucléaire », est trompeuse. Elle ne reflète pas la réalité du dispositif et a probablement vocation à masquer son renoncement à une véritable régulation (sur le modèle par exemple d'un CfD ou du « scénario État » présenté supra) qui aurait quant à elle donné une vraie garantie de prix aux consommateurs.
Les représentants des secteurs économiques électro-intensifs et électrosensibles qui se sont exprimés devant la commission d'enquête ne s'y sont pas trompés. Dans ses réponses écrites à la commission d'enquête, le Comité de liaison des entreprises ayant exercé leur éligibilité sur le marché libre de l'électricité (CLEEE) souligne que « le prix de 70 euros évoqué dans l'accord État - EDF ne repose sur rien de concret (...). L'accord ne garantit pas un prix moyen de 70 euros par MWh pour le consommateur. Seul le hasard du marché pourrait permettre d'atteindre cet objectif qui n'est qu'une estimation par EDF d'une valeur moyenne marché basée sur une série de scénarios prospectifs. Ce dont les industriels ont besoin, ce n'est pas d'une espérance, sans garantie, de prix moyen de 70 euros sur quinze ans, mais bien d'un prix de 70 euros chaque année, que seule une véritable régulation pourrait apporter »741(*).
Par ailleurs, comme l'a précisé la DGEC dans ses réponses écrites à la commission d'enquête, pour la majorité des consommateurs, l'objectif de prix moyen réel se situerait non pas autour de 70 euros par MWh mais plutôt autour de 80 euros par MWh. Ainsi, selon la DGEC, dans les modélisations réalisées, ce n'est que la commercialisation de CAPN et des contrats long terme déjà existants qui conduisent à « baisser la valorisation moyenne de la production nucléaire, conduisant à une valorisation moyenne à un niveau proche de 70 euros par MWh ».
Enfin, en dépit de suggestions en ce sens présentées dans des notes rédigées par le cabinet de la ministre de la transition énergétique, la commission d'enquête constate que le Gouvernement a pris le parti de ne pas créer un dispositif de suivi par une mission indépendante des engagements pris par EDF dans le cadre de l'accord.
* 738 Le ministre de l'économie et des finances, le ministre en charge de l'industrie et la ministre de la transition énergétique.
* 739 De 2022.
* 740 Ou « rubans » nucléaires de moyen terme.
* 741 Table ronde du 28 février 2024.