E. À LONG TERME : UN IMPÉRATIF STRATÉGIQUE POUR LA FRANCE, MISER SUR LES RÉACTEURS À NEUTRONS RAPIDES (RNR)
Les risques pesant sur la production à long terme d'uranium remettent au coeur de la réflexion les RNR qui ont été négligés dans les dernières années, principalement pour des questions purement idéologiques et financières695(*). Il est temps de rappeler les avantages de cette génération de réacteurs et de relancer, dès à présent, les programmes de recherches en la matière, de telle sorte que la France soit en capacité de préparer la relève des EPR à l'horizon 2050.
1. Les RNR consomment l'uranium beaucoup plus efficacement
Le premier avantage des RNR est d'être fonctionnellement écologique dans la mesure où ils permettent d'utiliser la quasi-totalité de l'uranium naturel extrait du sous-sol. En effet, la technologie des neutrons rapides lui permet de fissionner non seulement l'uranium 235 dont on a vu qu'il ne représente que 0,7 % de l'uranium naturel extrait du sol, mais aussi l'uranium 238, beaucoup plus abondant.
À l'inverse, la situation actuelle qui conduit, au fond, à « gaspiller » 99,3 % de l'uranium naturel ne peut être jugée satisfaisante sur le long terme, a fortiori compte tenu des incertitudes sur les ressources disponibles de cet uranium. Comme le relevait Yves Bréchet, ancien Haut-commissaire à l'énergie atomique, devant la commission d'enquête de l'Assemblée nationale visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la France « ... quand on s'intéresse au développement potentiel du nucléaire, on voit la limitation des ressources accessibles en uranium à enrichir. Il s'agit d'une technologie qui utilise très mal la matière. Nous avons de la chance : c'est une matière qui fournit beaucoup d'énergie. »696(*)
Les RNR consomment ainsi beaucoup moins d'uranium que les réacteurs actuels REP. Selon le CEA, un réacteur REP classique de 1GWé consomme environ 180 tonnes d'uranium naturel par an et produit 0,25 tonnes de plutonium dans le même temps. Un RNR régénérateur de même puissance aurait besoin de 15 à 20 tonnes de Pu (constamment régénérés) et consommerait seulement 1 à 2 tonnes d'uranium naturel par an. Dit autrement, l'utilisation du seul isotope 235 de l'uranium implique d'extraire environ 200 tonnes de minerai pour faire fissionner 1 tonne d'uranium697(*).
2. Les RNR peuvent fissionner l'uranium appauvri dont la France détient des stocks considérables
Par ailleurs, les RNR peuvent fissionner l'uranium appauvri qui provient notamment des opérations d'enrichissement de l'uranium naturel698(*) et dont le stock sur le territoire national dépasse aujourd'hui les 330 000 tonnes. Autant dire un stock non seulement pratiquement inépuisable, mais que la France pourrait aussi valoriser, pour partie, auprès de partenaires étrangers intéressés par les RNR, notamment de ses partenaires européens.
On le comprend, à elle seule, cette capacité de déployer des RNR en fait un atout stratégique incontournable : il offrirait à la France la possibilité de l'autosuffisance et donc de la souveraineté en termes de ressources pour la production électrique. Plus encore, il lui permettrait d'être leader d'un programme de souveraineté énergétique qui pourrait bénéficier aux États de l'Union européenne favorables à l'énergie nucléaire.
3. Les RNR pourraient à terme réduire le volume et la radiotoxicité des déchets
Les RNR, produisent, à quantité d'énergie égale, sensiblement moins d'actinides mineurs que des REP en monorecyclage (-20 %) ou, a fortiori, en multirecyclage (- 50 %).
Autre atout des RNR, mais pour l'instant potentiel et à confirmer, notamment quant à son rapport coût/bénéfices : être en capacité de provoquer la transmutation de certains déchets à vie très longue (jusqu'à plusieurs centaines de milliers d'années), c'est-à-dire leur transformation en d'autres déchets stables ou de période radioactive plus courte. En d'autres termes, il s'agit d'obtenir des déchets dont la toxicité durerait moins longtemps.
Il en résulterait la réduction du volume et de la durée de toxicité des déchets nucléaires. Comme le note le CEA « un (réacteur) REP-UOX typique (1GWé) produit 16 kg d'actinides mineurs chaque année. Le recyclage du Pu sous forme de MOX permet de stabiliser l'inventaire Pu, mais les actinides mineurs ne sont pas brûlés et s'accumulent. Un RNR iso-générateur de même puissance peut consommer les actinides mineurs qu'il produit. Avec ce type de système, le nucléaire peut donc gagner en propreté, par la minimisation de la quantité et de la toxicité des déchets (...) les déchets (produits de fission et actinides mineurs) sont actuellement produits par le parc français à hauteur d'environ 40 t/an699(*). Par ailleurs, le parc français accumule aussi les MOX usés (120 t/an), l'uranium de retraitement appauvri (800 t/an700(*)) et l'uranium de retraitement réutilisé (140 t/an), tous trois actuellement sans emploi, mais qui pourraient servir de combustible dans un parc de réacteurs rapides. »701(*)
En d'autres termes, les RNR peuvent consommer les MOX usés du parc classique, le plutonium stocké sur le territoire à l'issue du fonctionnement de ce parc, l'uranium appauvri accumulé, mais aussi une partie des déchets ultimes (produits de fission et actinides mineurs)702(*).
Certes, il n'est pas question de laisser penser que le passage au RNR permettra de supprimer tous les déchets, mais, la forte réduction de leur volume aurait pour avantage de réduire significativement les besoins d'entreposage. L'apport des RNR serait avant tout « de limiter à la source », la quantité de certains des produits radioactifs à vie longue (actinides mineurs) contenus dans les déchets finaux (à quantité d'électricité produite donnée, il se forme 4 fois moins d'actinides mineurs si le recyclage du plutonium s'effectue dans un RNR, comparativement à ce qui est formé si ce recyclage s'effectue dans un REP) ».703(*)
S'agissant toujours de la question des déchets, les RNR pouvant en principe recycler plus aisément l'américium que les REP, et la part du dégagement thermique de cet actinide dans le dégagement thermique total des déchets vitrifiés devenant prépondérante au fil du temps, les RNR permettraient de réduire le dégagement de chaleur des déchets et donc d'accroître les conditions de sûreté de leur stockage mais aussi leur emprise au sol704(*).
4. Les RNR peuvent permettre de supprimer une large part de l'amont du cycle du combustible, de redimensionner une partie de l'aval et générer une réduction de certains coûts du nucléaire
Un corollaire de ces éléments est que le passage aux RNR conduirait à supprimer toute une partie de l'amont du combustible : avec les réacteurs à neutrons rapides, à terme, il n'y a plus besoin de faire appel à des importations d'uranium naturel. Il n'y plus besoin non plus de la phase de conversion de l'uranium, ni de celle de l'enrichissement de l'uranium 235. Le coût de ces deux phases a été estimé devant la commission d'enquête à environ 1,2 milliard d'euros par an par Nicolas Maès, directeur général d'Orano705(*).
Plus encore, c'est une partie du cycle aval des combustibles706(*), cette fois, qui pourrait être à terme redimensionnée en permettant notamment une réduction des volumes à entreposer. Le coût de cet entreposage est évalué actuellement par RTE à environ 2 euros par MWh707(*).
Ce sont donc, au total, des briques de coûts de l'électronucléaire non négligeables qui pourraient être écartées, au moins en partie.
Faut-il déduire de ces éléments que l'avenir d'Orano est condamné ? Évidemment non, au contraire, la maîtrise du cycle du combustible RNR est susceptible de lui donner pour l'avenir un avantage concurrentiel considérable, notamment à l'égard de nos partenaires européens et occidentaux.
* 695 Voir notamment les interrogations du rapport de l'OPECST, L'énergie nucléaire du futur et les conséquences de l'abandon du projet de réacteur nucléaire de 4e génération « Astrid », Rapport n° 758 (2020-2021), déposé le 8 juillet 2021.
* 696 Audition du 29 novembre 2022.
* 697 Sylvain David, Sandra Bouneau, et Adrien Bidaud. « Futur du nucléaire : la question cruciale du cycle du combustible », Pour la Science, vol. 549, no. 7, 2023, pp. 38-45.
* 698 L'uranium est dit « appauvri » lorsque sa composition en isotopes légers (uranium 235 et 234) a été réduite à moins de 0,4 %. II s'agit principalement d'un sous-produit des opérations d'enrichissement d'uranium. Ces dernières consistent à séparer, par diffusion gazeuse ou centrifugation, de l'uranium naturel en deux lots : l'un enrichi en uranium 235 pour être utilisé dans les réacteurs électronucléaires et l'autre appauvri en uranium 235. Pour fabriquer 1 tonne d'uranium enrichi, on crée environ 8 tonnes d'uranium appauvri.
* 699 Pour une production d'environ 400 TWh par an.
* 700 Le chiffre est en fait entre 7000 et 8000 tonnes par an.
* 701 CEA, Le cycle du combustible des réacteurs à neutrons rapides, 2014.
* 702 Américium, Neptunium, Curium.
* 703 Jean-Michel Delbecq, Bertrand Carlier, Christine Chabert-Koralewski, Romain Eschbach, Claude Garzenne, Frédéric Laugier, Alain Zaetta, « Transmutation des actinides mineurs dans les systèmes de 4e génération », Techniques de l'ingénieur, 10 janv. 2015.
* 704 Voir Revue générale nucléaire, Au coeur de la stratégie française Recycler, réutiliser, sécuriser, 4. La transmutation : retours d'expériences, enseignements et perspectives, publié le 24 avril 2023 - Mis à jour le 25 juillet 2023.
* 705 Audition du 13 février 2024.
* 706 La Commission de régulation de l'énergie (CRE) a évalué le coût de la partie « aval » du cycle à environ 7 euros/MWh.
* 707 Olivier Houvenagel, directeur de l'économie du système électrique de RTE, entendu par la commission d'enquête le 5 mars 2024.