D. LE MULTIRECYCLAGE EN REP N'EST PAS LA BONNE PISTE

1. L'intérêt affiché pour le multirecyclage en REP est largement issu de l'arrêt du programme ASTRID

La stratégie de la France, comme cela a été indiqué, repose sur la fermeture du cycle qui doit permettre à terme de se passer de toute consommation d'uranium naturel extrait des mines. Elle est fondée, depuis de nombreuses années, sur le développement à venir de réacteurs à neutrons rapides (RNR). Ces réacteurs présentent en effet l'intérêt d'être capables de produire autant ou plus de matière fissile qu'ils n'en consomment. Les réacteurs à neutrons rapides surgénérateurs peuvent, par recyclages successifs, utiliser la quasi-totalité de l'énergie contenue dans l'uranium. À titre de comparaison, selon les données du CEA, un réacteur REP classique (1GWé) a besoin de 180 tonnes d'uranium naturel par an et produit 0,25 t de plutonium dans le même temps. Un RNR régénérateur de même puissance aurait besoin de 15 à 20 tonnes de plutonium (constamment régénérés) et consommerait seulement environ 1 à 2 tonnes d'uranium naturel par an. Dans la mesure où ces RNR pourraient même utiliser l'important stock d'uranium appauvri actuellement inutilisé et disponible sur le sol national, soit environ 330 000 tonnes, ils permettraient de mettre un terme au problème des ressources en matière fissile.

Cette stratégie de développement des RNR a été inscrite dans la loi en 2006. L'article 3, toujours en vigueur, de la loi n° 2006-739 du 28 juin 2006 de programme relative à la gestion durable des matières et déchets radioactifs dispose ainsi que des recherches et études sont poursuivies sur : « 1° La séparation et la transmutation des éléments radioactifs à vie longue. Les études et recherches correspondantes sont conduites en relation avec celles menées sur les nouvelles générations de réacteurs nucléaires mentionnés à l'article 5 de la loi n° 2005-781 du 13 juillet 2005 de programme fixant les orientations de la politique énergétique ainsi que sur les réacteurs pilotés par accélérateur dédiés à la transmutation des déchets, afin de disposer, en 2012, d'une évaluation des perspectives industrielles de ces filières et de mettre en exploitation un prototype d'installation avant le 31 décembre 2020 ».

Elle n'a pas été explicitement remise en cause par la PPE 2016-2023 qui indique : « À plus long terme, le recyclage des combustibles MOx usés est exploré dans le cadre des recherches sur les systèmes nucléaires de quatrième génération, notamment à l'aide des réacteurs à neutrons rapides (RNR). Sur la base des enseignements tirés des réacteurs précédents en France et à l'international, la France a lancé en 2010 les études de conception d'un démonstrateur technologique RNR-sodium avec le projet ASTRID. Les études se poursuivent actuellement avec une phase de conception détaillée prévue sur la période 2016-2019 ».

Elle n'a pas non plus été explicitement remise en cause par la PPE 2019-2028, même si les termes de cette dernière se chargent d'ambiguïté : « La France doit poursuivre l'étude des options technologiques qui pourraient assurer la fermeture complète du cycle sur le long terme (multirecyclage des combustibles usés permettant à terme d'être indépendant énergétiquement vis-à-vis de l'uranium naturel). Jusqu'à présent, les efforts de recherche s'étaient focalisés sur le déploiement de la filière des réacteurs à neutrons rapides de génération IV refroidis au sodium (RNR). Dans le cadre de la loi sur la gestion des matières et des déchets radioactifs de 2006, des études de conception d'un démonstrateur technologique de RNR, nommé ASTRID, avaient été lancées en 2010. Les études se poursuivent actuellement avec une phase de conception détaillée sur la période 2016-2019.

Pour autant, dans la mesure où les ressources en uranium naturel sont abondantes et disponibles à bas prix, au moins jusqu'à la deuxième moitié du 21ème siècle, le besoin d'un démonstrateur et le déploiement de RNR ne sont pas utiles avant cet horizon. Les travaux relatifs aux RNR ont donc vocation à être réorientés. En revanche, et à un horizon plus court, le multirecyclage dans les réacteurs à eau sous pression (REP) de 3ème génération pourrait permettre de stabiliser les stocks de plutonium ainsi que les stocks de combustibles usés contrairement au mono-recyclage. La faisabilité de ce type de solution doit donc être explorée. »

Cette PPE 2019-2028 fait donc apparaître une nouvelle « solution » de multirecyclage, le multirecyclage dans les réacteurs à eau sous pression (REP), autrement dit multirecyclage en REP (MRREP). Et la PPE en présente l'intérêt comme purement économique en se fondant sur une « abondance » et les prix faibles de l'uranium.

En fait, en 2017-2018, avec l'arrêt du programme ASTRID, sur lequel nous reviendrons, le Gouvernement renonce, de fait et pour longtemps, mais sans le dire, au développement des RNR.

Dès lors, prétendant malgré tout préserver l'objectif de fermeture du cycle, face à l'augmentation prévisible des déchets des centrales, il demande de réaliser des recherches sur un autre mode de multirecyclage que celui qui peut être opéré dans ces réacteurs de 4ème génération.

Il s'agit de soulager les conditions d'entreposage du MOX usé, qui sans RNR, n'a plus de débouché, et s'accumule dans les piscines de l'usine de retraitement de La Hague au rythme de 120 tonnes par an, mais aussi de sécuriser le Centre industriel de stockage géologique, autrement dit Cigéo, qui doit accueillir en sous-sol profond les déchets nucléaires ultimes. En effet, si les combustibles MOX usés devaient rester définitivement sans usage ultérieur, il faudrait les stocker, mais Cigéo n'est pas prévu pour les accueillir, ne serait-ce qu'en termes de volumes. En effet, Cigéo n'a pas été conçu pour accueillir des combustibles usés, mais des colis de déchets de haute activité vitrifiés issus du retraitement676(*) (inventaire de référence). Les deux types de matériaux sont très différents aussi bien en ce qui concerne leur composition, avec des colis vitrifiés qui ne contiennent pas d'uranium ni surtout de plutonium, qu'en ce qui touche leur forme, les déchets comportent des radionucléides dilués dans des verres tandis que les combustibles usés seraient à entreposer dans un conteneur qui reste à définir.

Certes, Cigéo est conçu selon un principe d'adaptabilité, mis en avant par l'ANDRA677(*). Mais ce principe permet seulement d'envisager que le centre de stockage puisse potentiellement accueillir des combustibles usés et que des études ont été menées au titre de l'inventaire de réserve. Cependant, à ce stade, ces études d'adaptabilité permettent uniquement de vérifier que la conception du projet ne contient pas d'éléments rédhibitoires pour un tel accueil. Il ne s'agit en aucun cas d'études détaillées permettant de spécifier le concept et encore moins d'effectuer l'analyse de sûreté.

Si la décision était prise de faire accueillir des combustibles usés à Cigéo, la conséquence serait donc, techniquement, l'obligation de mener des études détaillées et d'obtenir l'agrément de l'ASN avec, suivant l'ampleur de l'impact de la conception du site, une modification du décret d'autorisation de création, ce qui supposerait de nouveaux délais d'instruction. Socialement, cela nécessiterait de reprendre la concertation sur Cigéo, puisqu'il serait question que le stockage accueille des déchets fondamentalement différents de ceux annoncés dans les concertations précédentes.

Au total, prévoir le stockage des combustibles usés dans Cigéo exigerait une reconception coûteuse du centre et décalerait d'au moins une décennie son ouverture. Lors de son audition par le rapporteur, la délégation de la CNE2678(*) avait fait valoir ces différents points et souligné qu'une modification de l'inventaire de référence du dossier de la demande d'autorisation de création (DAC) de Cigéo en cours d'instruction nécessiterait de nouvelles études de sûreté et de conception. Elle avait par ailleurs noté que les engagements pris auprès des populations de Meuse et Haute-Marne quant au catalogue de l'inventaire de référence des déchets à stocker dans Cigéo avaient constitué la base des discussions des lois de 2006 et de 2016 sur la gestion des déchets radioactifs. Une nouvelle concertation serait donc indispensable.

L'option du multirecyclage dans les réacteurs existants, les réacteurs à eau pressurisée, permet alors au Gouvernement et à une partie de la filière d'affirmer que les MOX usés sont valorisables, que l'arrivée des RNR n'est pas urgente, que Cigéo n'est pas menacé et que la fermeture du cycle reste l'objectif de l'État.

2. Le multirecyclage en REP est une technologie non mâture dont les atouts semblent limités

Ce multirecyclage suppose néanmoins, compte tenu des contraintes physiques existantes, de développer un nouveau combustible, appelé « MOX2 », permettant de compenser la dégradation de la qualité fissile du plutonium par l'ajout d'uranium enrichi.

Cependant, ce nouveau combustible n'est pas encore développé et fait toujours l'objet de recherches. La DGEC, dans ses réponses à la commission d'enquête fait d'ailleurs preuve d'une prudence notable sur le sujet « Les études sur le multi- recyclage en réacteurs à eau pressurisée (MRREP) ont été lancées, avec le soutien de France 2030. Dans son principe, le schéma industriel envisagé pour l'avenir de l'aval du cycle est compatible avec le MRREP. Les études engagées doivent se poursuivre pour confirmer sa faisabilité technique et le calendrier de déploiement associé, en lien avec les perspectives s'agissant de la fermeture du cycle. L'appréciation des perspectives liées au MRREP pourra être précisée à l'horizon 2026, à la lumière des travaux conduits sur ce sujets par Orano, EDF et le CEA. »679(*).

D'après les informations recueillies par la commission d'enquête, les premières études sur le MRREP ont été engagés par la filière nucléaire française à partir de 2016. Elle s'est ensuite organisée en « quadripartite » (CEA, Orano, EDF, Framatome) pour piloter et financer ce programme, pour lequel la filière prévoit de consacrer un budget d'environ 80 M€ sur la période 2022-2026. L'objectif visé est de charger quelques crayons test de MOX2 en réacteur à l'horizon 2030 puis d'un déploiement industriel à l'horizon 2050. Un financement de la part de l'État de 25 M€ pour la période 2022-2026 est consacré à cet objectif et mis en oeuvre via le plan de relance France 2030 ainsi que d'un budget dédié vers le CEA.

Cependant, des divergences fortes existent sur la pertinence de la mise en place d'une filière de MRREP. Plusieurs arguments conduisent en effet à mettre en doute l'intérêt de cette potentielle nouvelle filière. En premier lieu, son développement est loin d'être achevé et conduirait à des dépenses et à une mobilisation de personnels qui pourraient être utiles à d'autres secteurs de la filière nucléaire. Dans un contexte budgétaire tendu, il en résulterait que le programme de développement du MRREP pèserait sur celui d'un programme RNR, or c'est ce programme qui est stratégique pour la France.

Par ailleurs, plusieurs interlocuteurs de la commission d'enquête, dont le Haut-commissaire à l'énergie atomique, Vincent Berger, ont souligné que le MRREP serait consommateur du plutonium conservés en France et que, de ce fait, il réduirait, inutilement, cette ressource indispensable au déploiement d'un parc RNR. Il faut en effet relever qu'entre 15 et 20 tonnes de plutonium sont au total nécessaires pour démarrer un RNR680(*). Or, pour l'instant, la France dispose de seulement 60 tonnes681(*) de plutonium séparé et stocké.

Lors de son audition par l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST), le 21 juillet 2022, Gilles Pijaudier-Cabot, président de la Commission nationale d'évaluation des recherches et études relatives à la gestion des matières et des déchets radioactifs (CNE2) avait déjà clairement mis en doute l'intérêt du MRREP : « (...), une option qui s'appelle le multi-recyclage en réacteurs à eau pressurisée est apparue en 2019. Elle consiste à faire plusieurs passages des combustibles MOX dans le parc de réacteurs existant. Ce multi-recyclage ne nous semble pas avoir d'intérêt, pour plusieurs raisons. D'une part, les calendriers qui sont proposés ne le voient pas mis en oeuvre avant 2050 ou 2060. Pour cela, il faut construire de nouveaux EPR, pas les six premiers qui ont été évoqués dans le débat public, mais les suivants. D'autre part, cela conduirait à devoir construire des installations temporaires pour la gestion du cycle, différentes des installations suivantes, destinées aux réacteurs à neutrons rapides. Nous ne voyons donc pas vraiment d'intérêt significatif à cette étape. ».

Dans son 17ème rapport, de juin 2023, la CNE2 a réitéré cette appréciation critique avec force et avec une clarté particulière qui sonne comme un avertissement : « Le MRREP a été présenté comme une stratégie pour augmenter la valorisation des matières, limiter l'augmentation du stock de combustible usé, tout en maintenant une compétence technique dans l'attente de la fermeture du cycle avec les RNR. Les travaux présentés à la commission démontrent que le MRREP nécessiterait une très importante R&D et une industrialisation spécifique complexe et coûteuse dont seule une fraction serait réutilisable pour la fermeture du cycle. Ces efforts retarderaient d'autant la R&D requise pour le développement d'un parc de RNR de forte puissance. En outre, selon certains scénarios, le MRREP fragilise la disponibilité du Pu nécessaire pour démarrer un parc de RNR.

La Commission rappelle que seule la filière RNR est capable de fermer le cycle. La nouvelle impulsion lancée par les projets d'AMR à spectre rapide donne l'opportunité d'accélérer fortement la mise au point de la technologie RNR.

Il est indispensable de définir rapidement la stratégie électronucléaire pour que les décisions sur les installations industrielles du cycle et d'entreposage des combustibles usés puissent être prises au plus tard en 2025, afin d'en assurer la disponibilité en 2040.

La Commission recommande de choisir la voie directe des RNR sans passer par le MRREP. »682(*)

Dans un document obtenu directement par la commission d'enquête, le CEA confirme la dégradation du plutonium par le multirecyclage en REP et le risque d'une insuffisance du stock pour le déploiement d'un parc RNR. Il relève que le « multirecyclage en REP dégrade la qualité du plutonium actuellement gardé en ressource pour le démarrage de la filière RNR (...). Il a la capacité de stabiliser voire de réduire l'inventaire plutonium. Un déploiement rapide de ces concepts pourrait conduire à un inventaire de plutonium inférieur à celui nécessaire à un déploiement accéléré des RNR à puissance installée constante. Ce déploiement pourrait donc être rendu délicat selon les hypothèses de scénarios, et pourrait être ralenti par manque de ressource plutonium. »683(*) 

De son côté, Vincent Berger, Haut-Commissaire à l'énergie atomique, entendu par le rapporteur, a été très clair et souligne que la pertinence du programme MRREP est singulièrement affaiblie depuis la décision de relance du programme électronucléaire : « (...), il est évident que le MRREP va consommer une ressource plutonium par ailleurs très utile pour le démarrage ultérieur d'un parc de RNR ; on peut d'ailleurs simplifier le problème du MRREP vs déploiement de RNR par un arbitrage à faire entre un entreposage longue durée des MOX usés en piscine (donc une « consommation de places piscine » et constitution d'une réserve de Plutonium) et à l'inverse la consommation du stock de plutonium (et en plus la dégradation du Plutonium restant). Dans un contexte où on prévoyait la fermeture de nombreux réacteurs et l'ouverture lointaine de RNR, cet arbitrage pouvait en effet pencher du côté de la préservation de la ressource « places piscine ». Ce n'est plus le cas aujourd'hui, on ne ferme plus de réacteurs, on contraire on en ouvre et le besoin en RNR pourrait arriver bien plus tôt que prévu, l'arbitrage doit pencher davantage du côté de ne pas gaspiller le Plutonium (...).

Dès lors que l'on est dégagé de ses préoccupations sur les Mox usés, et que l'on ne craint plus qu'ils puissent être des déchets potentiels, dès lors que l'on sait que l'on déploiera un jour des RNR et que cette perspective se rapproche, il n'y a aucun intérêt au multirecyclage en REP.

Le multirecyclage en REP n'est pas vraiment une étape sur le chemin des RNR, au contraire c'est un frein au développement futur des RNR dans la mesure où cela consomme le Plutonium indispensable à leur démarrage »684(*).

Par ailleurs, le bénéfice du MRREP en termes d'économie d'uranium naturel et de réductions du volume de déchets nucléaires ultimes serait décevant. Selon certaines études réalisées par exemple dans le cadre du CEA, à combustible MOX inchangé, le multirecyclage en REP ne permettrait ainsi d'économiser qu'environ 5 % d'uranium en plus par rapport au monorecyclage : « (...) les besoins en U naturel sont très proches tous les cas de multirecyclage Pu. En outre, la différence avec monorecyclage n'est pas très grande -elle ne dépasse pas 5 % dans la plupart des cas ! Par conséquent, l'économie d'uranium naturel ne devrait pas être une incitation pour le Pu multirecyclage dans les REP. »685(*). Certes, le CEA a communiqué sur des taux d'économie d'uranium plus important mais, selon les informations transmises à la commission d'enquête, ces résultats sont obtenus par la conjonction, d'une part, de l'augmentation du nombre de réacteurs chargés en nouveau combustible MOX, réacteurs qui constitueraient non plus le tiers mais la moitié du parc, et, d'autre part, de l'utilisation d'un combustible innovant dit « MIX », évolution du MOX. Du reste, cette utilisation suppose encore, selon le CEA lui-même, « un effort de développement et qualification de la pastille » ainsi que « l'étude de son comportement sous irradiation incluant les conditions accidentelles »686(*).

En revanche, s'il économise peu l'uranium, le MRREP consomme bien le plutonium, ce qui est un inconvénient pour le déploiement de RNR qui en ont impérativement besoin. Par ailleurs, le multirecyclage en REP augmenterait très significativement la production d'actinides mineurs non réutilisables et concentrant une très forte radioactivité. Les chiffres des différents experts oscillent de + 50 % à + 200 %687(*). Ces actinides sont formés dans un réacteur nucléaire par captures successives de neutrons par les noyaux majoritaires du combustible et principalement par le plutonium. Par conséquent, plus on met de plutonium dans les combustibles, plus on produit d'actinides mineurs Ces isotopes qui ont une longue demi-vie sont principalement le neptunium 237, l'américium 241 et 243, et le curium 244 et 245.

Enfin, la commission d'enquête s'interroge sur l'échéancier possible de déploiement éventuel du MRREP. La délégation de la CNE2688(*) entendue par le rapporteur estime que ce multirecyclage ne sera pas disponible avant 2050. Ce que semble confirmer la réponse d'Orano au questionnaire de la commission qui évoque « sa mise en oeuvre industrielle à l'horizon 2050 ». Or, compte tenu des risques sur la ressource en uranium et, corrélativement, du besoin de développement plus rapide que prévu des RNR qui pourraient connaître un début de déploiement autour de 2070, cela signifierait que le MRREP ne fonctionnerait utilement que pendant une vingtaine d'années, ce qui est bien peu eu égard au coût qu'il faudrait engager pour permettre aux « nouvelles usines de l'aval du cycle, qui devront fonctionner la deuxième moitié de ce siècle, aient la capacité à accompagner cette évolution ».

3. Une technologie qui n'est qu'en apparence une solution d'attente pour les RNR mais qui est en réalité incompatible avec leur déploiement

L'administrateur général du CEA, plutôt catégorique devant la commission d'enquête de l'Assemblée nationale visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la France, affirmait le 7 décembre 2022 : « Commençons par essayer de retraiter le combustible MOX et de recycler la matière extraite dans les réacteurs à eau pressurisée (REP) actuels - ce que l'on appelle le multirecyclage en REP. Cela nous apprendra beaucoup de choses sur le cycle, qui est le point faible du programme. Nous pourrons ensuite passer au cycle fermé avec des réacteurs à neutrons rapides. ».

Pour autant, ses réponses écrites à la commission d'enquête du Sénat sont apparues plus circonspectes, même si elles tendent à défendre la pertinence du MRREP : « Pour le CEA, le MRREP ne constitue en rien une solution idéale, ni une panacée ou une substitution à une fermeture du cycle avec les RNR, et n'a jamais été présenté comme tel, mais est une option intermédiaire dans la perspective de la fermeture du cycle avec les RNR : elle permettrait d'économiser des quantités significatives d'uranium naturel, est accessible industriellement plus rapidement que le cycle avec les RNR (même parc de réacteurs, procédé industriel de fabrication du combustible connu, retraitement faisable ...) ; elle constitue de ce fait une voie d'intérêt à même d'apporter à court terme une réponse au regard des incertitudes sur un approvisionnement en uranium »689(*). On le voit, toute l'ambigüité du propos consiste à présenter le MRREP comme « une option intermédiaire dans la perspective de la fermeture du cycle avec les RNR ». Or, en raison du ralentissement des recherches sur les RNR et du renoncement à réaliser un prototype, la « fermeture du cycle avec les RNR » ne peut plus être considérée comme un objectif aujourd'hui sérieusement recherché. Ensuite, parce qu'il consomme le plutonium qui sera indispensable aux RNR et parce qu'il accroît la production d'actinides mineurs, ce multirecyclage ne peut être considéré comme une option intermédiaire, mais bien comme une filière de recyclage différente et concurrente et, pour tout dire, moins efficace.

Du côté des industriels, la prudence est de mise : le projet MRREP n'est pas directement contesté mais, à chaque fois, il est rappelé qu'il n'est qu'une solution d'attente du programme RNR.

Entendu par la commission d'enquête, Nicolas Maès, directeur général d'Orano indique ainsi : « La deuxième étape - le retraitement-recyclage classique - est le multirecyclage par les filières à responsabilité élargie du producteur (REP) qui consiste à recycler les MOX (mélanges d'oxydes) qui ont été utilisés dans les centrales de manière à les utiliser de nouveau. Une telle réutilisation a été testée et elle est techniquement faisable. Si le débit des usines d'extraction ne permet pas, pour l'heure, de le faire à une échelle industrielle, ce sera possible dans les usines nouvelles.

La Nation doit-elle enfin s'engager dans un taux de multirecyclage en REP très fort ou très faible ? J'estime que cela relève presque d'un débat de religion. En tout état de cause, rien n'oblige à clore le débat dès aujourd'hui. Plusieurs scénarios peuvent en effet exister, en fonction notamment de la date d'arrivée sur le marché des réacteurs de quatrième génération capacitaires, qui rendront d'autant moins nécessaire le déploiement d'un parc de multirecyclage en REP. En revanche, dans le cas où la disponibilité de cette technologie serait décalée, le multirecyclage en REP permettrait d'avoir une certaine indépendance par rapport aux matières premières, sachant que les usines de retraitement des combustibles permettront ensuite de produire les quantités de plutonium nécessaires pour alimenter les réacteurs de quatrième génération. »690(*). Dans ses réponses écrites, Orano reprenait l'argument du MRREP comme solution de transition ou en attente des RNR : « Le multirecyclage en REP (MRREP, multirecyclage des matières dans les réacteurs REP de la future flotte EPR2) constitue ainsi une solution de transition possible en attendant la mise en service de réacteurs RNR, dans un objectif final de fermeture du cycle. »691(*)

Bernard Salha, directeur de la recherche et du développement d'EDF et directeur technique groupe, va dans le même sens : « Notre cible est en effet la fermeture du cycle, c'est-à-dire la possibilité de se passer d'uranium naturel en utilisant exclusivement du combustible qui est déjà passé en réacteur. Dans cette attente, le multirecyclage en REP (MRREP) permet d'opérer un second tour de MOX dans nos réacteurs. Les résultats des études que nous avons menées sur ce sujet avec nos collègues du CEA, d'Orano et de Framatome sont assez prometteurs et permettent d'envisager de stabiliser les inventaires de combustibles usés et les inventaires de plutonium dans le cycle. »692(*)

Ici encore, on peut s'interroger sur la notion même de solution d'attente, car le MRREP, non seulement distrait des moyens qui pourraient être consacrés à la recherche RNR, consomme du plutonium qui pourrait leur être utile mais, au surplus, le combustible RNR est différent de celui du multirecyclage. Il en résulte que les usines du cycle nécessaires devront être différentes, comme les modalités de traitement, de transport ou de stockage.

Sans entrer plus avant dans un débat technique qui ne relève pas de la commission, que peut-on conclure de ces différents éléments ?

Premier point : le projet de MRREP est en fait assez largement lié aux circonstances. En d'autres termes, c'est l'arrêt du programme de recherches actives sur les RNR et du projet Astrid qui l'a mis sur les rails. Jusqu'alors, la perspective de déploiement de RNR laissait espérer le traitement des déchets nucléaires de façon relativement aisée : le plutonium servirait aux RNR et le volume des déchets ultimes serait sensiblement réduit grâce à cette technologie.

Avec l'arrêt d'Astrid, et donc le retard pris dans la perspective de déploiement d'un parc RNR, tout change. Le développement des RNR est repoussé de plusieurs décennies. Dès lors se pose rapidement la question du sort des déchets produits par le parc de centrales et, en particulier du plutonium. Car, si rien n'est fait, le stock de plutonium et de MOX usés va continuer à augmenter à raison de 120 tonnes par an. C'est ce qu'exprime Orano en réponse aux questions de la commission : « Du fait du report à la fin du siècle du déploiement des réacteurs à neutrons rapides (RNR), le MRREP permettrait de stabiliser les inventaires de matières et combustibles en valorisant le plutonium des MOX usés »693(*).

La filière et le gouvernement sont alors d'autant plus inquiets qu'en octobre 2020, un avis de l'Autorité de sûreté nucléaire694(*) a laissé penser qu'une matière radioactive sans perspective de valorisation sous trente ans pouvait être considérée comme un déchet.

Le projet de multirecyclage en REP est ainsi apparu comme le plan B permettant d'affirmer que l'État et la filière disposaient d'une solution pour utiliser ces matières, les rendre valorisables et offrir des pistes pour :

- sécuriser le statut de matières valorisables contenues dans les MOX usés en leur donnant une perspective réaliste de réutilisation sous 30 ans ;

- ne pas augmenter l'inventaire en Plutonium, dont le besoin (pour les RNR) apparaissait lointain ;

- perfectionner le multi-recyclage sur quelques points de R&D nécessaires notamment sur le retraitement des MOX ;

- préserver l'avenir des usines Orano de la Hague et de Melox ainsi que le site d'enfouissement de Cigéo.

Deuxième point : le multirecyclage en REP réduit la quantité de plutonium dont un parc RNR aurait besoin pour démarrer.

Les stocks de plutonium, comme ceux d'uranium appauvri, doivent absolument être préservés pour permettre à la France, au moment où elle le pourra et l'aura décidé, d'être en capacité de déployer un par de RNR. Toute autre voie conduirait à priver notre pays d'une perspective de souveraineté électrique pratiquement totale.

Pour toutes ces raisons, ses qualités intrinsèques discutables, son défaut essentiel de dégradation de la ressource en plutonium indispensable au fonctionnement des futurs RNR, conjugués à son coût envisagé et aux incertitudes quant à son développement conduisent la commission d'enquête à émettre un jugement négatif sur le multirecyclage en REP et à préconiser de concentrer les moyens de recherches sur les RNR.


* 676 Les combustibles utilisés dans les réacteurs nucléaires actuels sont composés d'un assemblage d'uranium parfois associé à du plutonium. Au fil du temps, ces combustibles deviennent moins performants. Ils sont alors traités, principalement à l'usine Orano de La Hague. Ce traitement permet de récupérer les matières (plutonium et uranium) pouvant être recyclées et servir à la fabrication de nouveaux combustibles nucléaires. Les résidus non réutilisables obtenus lors de ce traitement constituent les déchets HA. Il s'agit de résidus de la combustion nucléaire de l'uranium qui se produit au sein des réacteurs nucléaires. Hautement radioactifs, ils représentent de 3 à 5 % du combustible usé. (Source : ANDRA).

* 677 Pierre-Marie Abadie, « La gestion responsable et durable des déchets radioactifs en France », in Annales des Mines - Responsabilité et environnement, vol. 113, no. 1, 2024, pp. 94-99.

* 678 La CNE est une commission créée par la Loi du 31 décembre 1991 et renforcée par la Loi du 28 juin 2006, qui a pour mission d'évaluer annuellement, et de manière indépendante, l'état d'avancement des études et recherches relatives à la gestion des matières et des déchets radioactifs.

* 679 Réponse de la DGEC au questionnaire de la commission d'enquête.

* 680 « La capacité d'extraire une certaine puissance d'un volume donné de combustible (environ 500 W/cm3) fixe la masse de combustible (U + Pu) dans un réacteur de 1 GWe à 44 tonnes avec une concentration Pu/(U + Pu) à 17 % pour assurer la régénération, soit une masse de plutonium en réacteur d'environ 8 tonnes. De plus, le combustible doit régulièrement être retraité afin d'en extraire les produits de fission qui s'accumulent et remplacer la matière fertile consommée. Lors de ce traitement, le plutonium doit être récupéré et réinjecté dans le nouveau combustible (multirecyclage). Le combustible passe au moins sept ans hors coeur pour être retraité et cinq ans en coeur. L'inventaire total de plutonium immobilisé pour un réacteur rapide de 1 GWe est donc de l'ordre de 8 × 5 + 7/5 = 19,2 tonnes ». Sylvain David, Sandra Bouneau, et Adrien Bidaud. « Futur du nucléaire : la question cruciale du cycle du combustible », Pour la Science, vol. 549, no. 7, 2023, pp. 38-45.

* 681 Dont 15 tonnes seraient propriété du Japon.

* 682 CNE2, Rapport d'évaluation n°17, Juin 2023, pp.19-20.

* 683 CEA, Direction de l'énergie nucléaire et Direction de l'innovation et du soutien nucléaire, Programme Aval du Cycle, Document Technique DEN, Inventaire prospectif entre 2016 et 2100 des matières et des déchets radioactifs produits par le parc français selon différents scénarios d'évolution, 25 octobre 2018. Voir aussi Sylvain David, Sandra Bouneau, et Adrien Bidaud. « Futur du nucléaire : la question cruciale du cycle du combustible », Pour la Science, vol. 549, no. 7, 2023, pp. 38-45.

* 684 Réponses écrites à la commission d'enquête suite à l'audition rapporteur du 11 avril 2024.

* 685 Youinou, G. & Vasile, Alfredo, « Plutonium Multirecycling in Standard PWRs Loaded with Evolutionary Fuels ». Nuclear Science and Engineering, 151, 2005, pp.25-45.

* 686 Cécile Evans (Orano), François Sudreau (CEA), Guillaume Vaast et Frédéric Laugier (EDF), Yolanda Rugama et Pierre-Henri Louf (Framatome), Projet multirecyclage en rep Présentation, SFEN Provence Aix en Provence, 23 juin 2023.

* 687 Ces différences sont notamment liées aux conditions d'expérimentation : composition exacte du combustible utilisé, fraction du parc de réacteurs fonctionnant avec des combustibles fabriqués avec du plutonium multirecyclé...

* 688 CNE2, 18ème rapport, juin 2024.

* 689 Réponses écrites transmises à la commission d'enquête.

* 690 Audition du 13 février 2024.

* 691 Réponse écrite au questionnaire de la commission d'enquête.

* 692 Audition du 13 février 2024.

* 693 Réponse écrite au questionnaire de la commission d'enquête.

* 694 ASN n° 2020-AV-0363 du 8 octobre 2020 : l'ASN « estime que la valorisation d'une matière radioactive peut être considérée comme plausible si l'existence d'une filière industrielle est réaliste à un horizon d'une trentaine d'années. Pour toute perspective plus lointaine, il est nécessaire d'anticiper les besoins d'entreposage sur les durées correspondantes, plus longues qu'une trentaine d'années, dans des conditions sûres, et la gestion possible de la substance radioactive en tant que déchet. En tout état de cause, l'absence de perspective d'utilisation à l'horizon d'une centaine d'années doit conduire à requalifier la substance en déchet. ». Un peu plus loin, l'ASN notait : « L'ASN constate que les flux prévisionnels d'utilisation de l'uranium appauvri ne sont pas en adéquation avec les quantités détenues sur le territoire national et les flux prévisionnels de production, et que la consommation de l'ensemble du stock de matière existant est irréaliste avec les filières de valorisation envisagées à l'échelle du siècle.

En conséquence, l'ASN estime indispensable qu'une quantité substantielle d'uranium appauvri soit requalifiée, dès à présent, en déchet radioactif. Dans cette perspective, l'Andra doit poursuivre, en lien avec Orano, les études visant au stockage de l'uranium appauvri. »

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