F. COMMENT RELANCER LA STRATÉGIE FRANÇAISE EN MATIÈRE DE RNR : REPRENDRE IMMÉDIATEMENT ET RENFORCER LES PROGRAMMES DE RECHERCHE

1. Un ralentissement dommageable des recherches

Face à de tels avantages, on peut légitimement s'interroger sur les raisons de l'abandon des recherches sur les RNR et, en particulier, sur l'arrêt du programme ASTRID708(*). Ce projet de prototype de réacteur à neutrons rapides refroidi au sodium, porté par le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), avait pour objet de démontrer la possibilité d'un passage au stade industriel de la filière des RNR au sodium.

Faire l'histoire de cet abandon dont il a déjà été question, n'est pas l'objet de la commission d'enquête. L'OPECST s'était par ailleurs déjà saisi du sujet et avait rendu public un rapport très lucide709(*).

La commission d'enquête doit cependant exprimer avec force son étonnement face à certains aspects de ce qu'il faut bien appeler un renoncement majeur de la politique scientifique et énergétique française.

Une première source d'étonnement concerne les conditions juridiques de ce renoncement. La recherche sur ASTRID avait pour fondement l'article 3, toujours en vigueur, de la loi n° 2006-739 du 28 juin 2006 de programme relative à la gestion durable des matières et déchets radioactifs. Par ailleurs, ce prototype faisait l'objet d'un partenariat entre la France et le Japon, conclu au plus haut niveau, puisque l'accord de coopération afférent avait été signé le 5 mai 2014 par le premier ministre japonais Shinzo Abe et le président de la République, François Hollande. Pourtant, il est stoppé en 2018.

Selon les investigations de la commission, l'administrateur général du CEA est à l'origine de cet arrêt, comme il le reconnaît d'ailleurs lui-même « Or, à un moment donné, en 2018-2019, nous avons décidé de ne pas construire ce réacteur. Comme je l'ai dit devant la commission d'enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la France de l'Assemblée nationale, j'assume totalement cette décision et j'assume aussi de l'avoir recommandée au Gouvernement. »710(*) En d'autres termes, face à une disposition législative, votée par le Parlement, la recommandation ou la décision d'un haut fonctionnaire s'impose, ce qui est un dévoiement choquant de l'état de droit et, soit dit en passant, ressemble au délit d'abus d'autorité dirigé contre l'administration sanctionné par l'article 432-1 du code pénal711(*).

Une autre source d'étonnement est constituée par les raisons invoquées pour justifier cet abandon qui semble avant tout motivé par des considérations budgétaires. Toujours devant la commission d'enquête, l'administrateur général du CEA poursuit : « Je l'assume (la recommandation d'arrêt d'ASTRID) pour une raison évoquée à l'instant par Nicolas Maès. Si l'on doublait le prix de l'uranium - seule raison qui justifierait la construction d'un tel type de réacteur -, cela n'aboutirait qu'à un renchérissement de 4 euros du mégawattheure sur le prix. Ce n'est pas le bon moment pour le faire : c'est trop tôt. » 712(*)

En d'autres termes, loin d'être le fruit d'une une vision stratégique, l'abandon d'ASTRID serait issue d'un bref calcul à court terme sur le prix de l'électricité nucléaire. Les questions d'autonomie de la ressource, de bonne utilisation de cette ressource et de souveraineté ne sont absolument pas évoquées.

Une seconde explication tiendrait à ce que les RNR n'auraient pu disposer du cycle du combustible correspondant à leur technologie. C'est en tout cas ce qu'avance l'administrateur général du CEA : « La deuxième raison est la suivante : pour que cela ait un intérêt, il faut le cycle associé. En l'occurrence, le cycle manquait. Nous nous serions donc retrouvés en train de construire quelque chose qui préparait une filière industrielle, puisque l'on se préparait à construire un réacteur de 600 mégawatts - ultime étape avant des réacteurs de 1 200 ou 1 500 mégawatts - sans besoin économique et industriel en face et sans la maturité du cycle nécessaire »713(*).

Cette affirmation, selon laquelle le cycle du combustible associé n'aurait pas été mâture, étonne. Elle semble en effet nettement contredite par l'étude de la World Nuclear Association de 2021 : « L'exploitation de Phénix visait à atteindre la consommation de carburant la plus élevée possible. Tout le plutonium produit a été recyclé dans le réacteur après retraitement. Phenix a été désigné monument historique nucléaire en 1997 par l'American Nuclear Society. L'ensemble de cette expérience, impliquant le retraitement de combustibles à haut taux de combustion spécifique, le confinement des déchets et le cycle du combustible fermé, est considérée par le CEA comme unique et prouve que le cycle du combustible des réacteurs surgénérateurs rapides est une réalité industrielle »714(*)

Du reste, le CEA, saisi par la commission d'enquête, reconnaît lui-même dans ses réponses écrites que des recherches poussées ont été conduites sur ce cycle du combustible RNR : « En synthèse, les travaux du CEA ont donc montré qu'il n'existait pas de verrous technologiques pour le retraitement des combustibles RNR »715(*). En d'autres termes, la commission d'enquête est fondée à conclure que le cycle des combustibles RNR est théoriquement et techniquement maîtrisé, mais qu'il reste à s'assurer de sa mise en oeuvre industrielle à l'échelle.

Certains interlocuteurs de la commission d'enquête ont fait état de leur crainte de voir un programme de RNR concurrencer et fragiliser le programme EPR2 en cours. C'est le cas par exemple de Roland Lescure, ministre délégué chargé de l'Industrie et de l'Énergie, qui, devant la commission, a affirmé : « avant de se lancer dans le développement de réacteurs de nouvelle génération, j'estime préférable de nous focaliser sur les priorités du jour, c'est-à-dire les EPR2 et les petits réacteurs modulaires (SMR).

En effet, je crains la dispersion pour cette filière qui, jusqu'à présent, s'était plutôt inscrite dans une logique de gestion opérationnelle sans développement pendant une vingtaine d'années, et qui à présent entend se développer. Je préfère par conséquent que les EPR2 soient livrés avant toute autre initiative, quitte à travailler ultérieurement sur les EPR4 dans des proportions plus grandes que l'actuelle R&D »716(*).

L'administrateur général du CEA avait avancé le même argument : « On est en plein milieu de la construction des EPR, dont on voit bien le volume de ressources et de compétences humaines et matérielles qu'elles requièrent. Alors que nous faisons cela, et que c'est une priorité, nous ajouter un autre programme de grande ampleur mobilisant aussi beaucoup de ressources ne m'aurait pas paru très accessible. Dans cette affaire, il n'y a pas, de mon point de vue, une question de principe, mais une question de phasage. »717(*). C'est là probablement l'une des explications les plus crédibles à la frilosité du Gouvernement et d'une partie de la filière en la matière, focalisée sur le programme NNF, et qui après 20 ans sans projet à la hauteur ne craint rien tant que de ne pas bien saisir celui-ci.

Mais cette perception est fondée sur des postulats erronés. Le premier d'entre eux porte sur les acteurs concernés : le programme NNF relève clairement d'EDF et des grands acteurs industriels de la filière, Framatome etc. Alors que, même si des partenariats718(*) seront nécessaires avec d'autres acteurs de la filière comme pour Astrid, les recherches sur les RNR relèvent avant tout du CEA719(*), qui n'est pratiquement pas impliqué dans le programme du nouveau nucléaire. En d'autres termes, il n'y a pas réellement de risque de dispersion de la filière.

C'est d'autant moins le cas que les échelles de temps sont différentes. Dans le cas du programme nouveau nucléaire, le passage au design détaillé est prévu pour l'été 2024. Dans le cas des RNR, on parle à ce stade de recherches qui doivent être renforcées et passer des simples études « papier » à une phase plus expérimentale. Pour reprendre les termes du Haut-commissaire à l'énergie atomique, il s'agit d'ouvrir au plus vite la séquence de « 10 années pour la reprise et la convergence vers un design abouti. »720(*). Il en résulte que les besoins financiers du programme RNR seront dans les prochaines années sans doute beaucoup élevés que ceux que lui consacre actuellement le CEA, mais resteront sans commune mesure avec ceux du programme NNF. Lorsque le programme RNR arrivera à sa deuxième phase, celle de la construction d'un premier réacteur de puissance, la livraison des premiers réacteurs EPR2 devrait avoir eu lieu avec la livraison prévue de Penly en 2035721(*).

Un quatrième argument parfois avancé serait celui du coût des réacteurs RNR. Lors de son audition devant la commission d'enquête, le 13 février 2024, l'administrateur général du CEA a affirmé : « À l'heure actuelle, les évaluations montrent que, pour construire des réacteurs de quatrième génération à neutrons rapides au sodium dans l'esprit de Superphénix, le coût d'investissement serait environ 50 % supérieur à celui d'un réacteur classique de troisième génération. ».

En fait d'évaluations, le CEA, interrogé par les services de la commission, n'en produit qu'une, présentée dans le cadre d'une conférence de l'AIEA et réalisée par des représentants d'EDF, de Framatome, et du CEA722(*). Cette étude vise à comparer les coûts d'investissement d'une paire de réacteurs RNR de 1000 MWe à ceux d'une paire d'EPR. Elle conclut que le ratio entre les coûts d'investissement des RNR et des EPR est de 1,45. Autrement dit, un RNR coûterait 45 % de plus qu'un EPR.

Toutefois, et le CEA omet de le préciser, les auteurs ajoutent : « Cependant, les SFR (les RNR) ne doivent pas être comparés aux LWR (réacteurs REP) uniquement sur le coût de l'eMW produit, car ces réacteurs pourraient trouver sa place aux côtés des réacteurs GEN III (notamment les EPR), dans une perspective d'optimisation de la gestion des matières nucléaires »723(*). En d'autres termes, pour comparer les coûts, il faut prendre en compte l'ensemble des fonctionnalités des réacteurs et celles des RNR incluent, nous l'avons vu, de nombreuses spécificités intéressantes dont sont dépourvus les EPR.

Deux autres considérations doivent conduire à prendre l'étude avec prudence. En premier lieu, chacun a pu constater que les évaluations de coûts des réacteurs pouvaient être extrêmement évolutives. Le coût du réacteur EPR de Flamanville 3, initialement prévu à 3,3 milliards, devrait dépasser les 19 milliards d'euros. S'agissant des EPR 2, la dernière évaluation d'EDF publiée dans la presse faisait état d'un coût de 67,4 milliards d'euros pour son programme de construction de six nouveaux réacteurs nucléaires en France, alors qu'en 2021 une première estimation évaluait ce même programme à 51,7 milliards d'euros, soit une augmentation de plus de 30 % et alors même que les travaux de « costing » ne sont pas encore terminés. La question n'est donc pas tant celle d'un niveau absolu de coût à date, mais plutôt celle des voies et moyens mobilisés pour réduire ces coûts dès la conception du programme, dès le stade du design.

Du reste, les auteurs de l'étude en sont conscients et ajoutent : « Les délais disponibles avant le développement des RNR à l'échelle industrielle doivent être utilisés pour réaliser la R & D nécessaire améliorer la performance économique de ces réacteurs. (...) Dans tous les cas, la construction de RNR industriels dépendra de la capacité des agences de R-D, des concepteurs, des fabricants et des exploitants à fabriquer des RNR sûrs et durables qui produisent des MWh concurrentiels, respectent les objectifs de la Génération IV et offrent le service attendu pour un cycle de combustible fermé. »724(*) L'un des enjeux des recherches à reprendre est donc de simplifier autant que possible le design des réacteurs à neutrons rapides pour en réduire les coûts.

En tout état de cause, les dérives de coût des programmes nucléaires, comme la contrainte budgétaire et les besoins importants que nécessitera la reprise des recherches à une échelle bien plus ambitieuse devront conduire à une évaluation multipartite très approfondie des besoins financiers liés à la mise en oeuvre d'un réacteur RNR. Le rapporteur estime à cet égard que l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques pourrait être le pivot coordonnateur d'une telle évaluation.

2. Relancer rapidement les recherches est possible

Nous l'avons vu, la maîtrise du cycle du combustible RNR existait d'un point de vue scientifique et technologique au moment de l'arrêt d'ASTRID. Ce que confirme clairement le Haut-commissaire à l'énergie atomique, Vincent Berger : « Nous sommes très en avance et c'est porteur d'avenir : lorsque les RNR seront déployés, il faudra maîtriser le cycle du combustible RNR. Or, la France est largement en tête sur le sujet. Sur le cycle RNR par exemple, l'un des objectifs de Phenix était de démontrer la fermeture du cycle des mox RNR et la France a travaillé là-dessus pendant plus de 25 ans. Cela fait partie des plus belles pages de la glorieuse histoire de Marcoule et de la Hague. Phenix a montré que l'on pouvait faire tourner plusieurs fois des tonnes de Plutonium dans un réacteur RNR, près de la moitié du Plutonium introduit dans Phenix a été recyclé. La France est encore aujourd'hui le seul pays à avoir démontré cela et en cela elle reste très en avance sur la communauté internationale dans le domaine du nucléaire, US compris. »725(*)

Certes, le CEA ajoute, comme pour se dédouaner : « en revanche, le déploiement industriel avec une mise à échelle de plusieurs centaines de tonnes par an reste à démontrer, ce qui renvoie à la remarque sur l'écart de maturité entre cycle et réacteur. »726(*) Mais cette affirmation semble spécieuse. Non seulement les recherches ont porté sur des quantités non négligeables de combustibles (plusieurs tonnes), mais encore le besoin d'un cycle totalement achevé n'est pas indispensable pour avancer. En effet, les installations du cycle ne seront utiles que plusieurs années (une dizaine) après le démarrage du prototype, le combustible usé devant être longuement refroidi (comme celui des REP) avant de faire l'objet d'un retraitement.

Aujourd'hui, le CEA affirme que les recherches se poursuivent. À l'appui de cette affirmation, il indique qu'environ 192 ETPT sont mobilisés sur les réacteurs RNR et à la fermeture du cycle et aux MSR ». Mais ces effectifs sont en très fort recul par rapport à 2015 où 600 personnes travaillaient sur le projet, dont 339 au CEA727(*).

La relance des travaux de recherche à un niveau pertinent suppose :

- une décision politique de haut niveau et qui engage sur le long terme ;

- une programmation à moyen et long terme des recherches ;

- le renforcement significatif les moyens humains et financiers affectés à ces recherches ;

- la fixation d'un objectif temporel de développement d'un prototype ;

- parallèlement, des analyses approfondies de coûts pour choisir un design aussi optimisé que possible ;

- l'inscription de ces objectifs et des moyens associés dans la programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) à venir et dans la loi de programmation de l'énergie que le Sénat appelle de ses voeux ;

- la mise en place d'un dispositif de suivi et de supervision, à l'instar de celui qui existe désormais pour le programme du nouveau nucléaire et constitué pat la nouvelle délégation interministérielle au nouveau nucléaire (DINN).

Sans doute faut-il aussi proposer à nos partenaires européens de l'Alliance du nucléaire une alliance des RNR. Lors de son audition par la commission d'enquête, le 27 mai 2024, M Jean-Marc Jancovici a proposé une méthode originale et intéressante consistant à mobiliser les pays de l'Alliance du nucléaire pour réunir environ 40 milliards d'euros, sélectionner 3 ou 4 designs de réacteurs permettant la fermeture du cycle du combustible, bâtir, pour chacun de ces designs, deux prototypes, notamment par sécurité en cas de déception sur un modèle, chaque pays acceptant un prototype le prenant en charge en complète maîtrise d'ouvrage.

La France a pris beaucoup de retard alors même qu'elle était pionnière en matière de RNR. L'arrêt de Superphénix, sans justification autre qu'idéologique, puis celui d'ASTRID, nous ont fait perdre plus d'une dizaine d'années, permettant à d'autres pays d'avancer plus vite et de nous dépasser, au moins en termes de réalisations concrètes. Pour autant, rien n'est définitivement perdu. Le Haut-commissaire à l'énergie atomique, Vincent Berger relève ainsi que « La France a sans aucun doute perdu beaucoup de temps, d'abord avec l'arrêt de Superphénix, puis avec le stop du programme Astrid. Celui-ci a toutefois été arrêté « proprement » à la fin de l'APD, avec un réel souci de préservation et d'archivage de la connaissance. Sur cette base, il sera parfaitement possible de relancer la conception d'un réacteur de moyenne puissance si la volonté est là. Par ailleurs, les travaux en cours sur les AMR de 4ème génération, quoique non extrapolables en totalité sur un réacteur de puissance, permettent d'introduire des idées de simplification et des concepts innovants qui permettront d'enrichir encore un projet de démonstrateur dans le futur »728(*).

Rien n'est perdu, mais il importe d'aller vite. Pourquoi ? En premier lieu, pour éviter que la masse d'expériences acquises ne se dissipe avec les mises à la retraite progressive et la dispersion des ingénieurs qui avaient travaillé sur Astrid et la technologie RNR. Ensuite, pour être prêt avant le moment prévisible de l'épuisement ou des tensions sur l'uranium. On l'a vu, la prudence stratégique exigerait de se fixer la cible de 2050 pour un premier réacteur. Elle est exigeante mais atteignable. Par ailleurs, il faut rapidement pouvoir intégrer les besoins en matière de production de combustible RNR dans les études de renouvellement des usines Orano.

3. Pour préparer la relève des EPR à l'horizon 2050, il faut investir rapidement et massivement dans les réacteurs à neutrons rapides

Au-delà de la reprise des recherches, quel doit être l'objectif de la nation en matière de RNR ?

Il n'est pas question de substituer brutalement un parc RNR au parc REP actuel et en cours de gestation. C'est à une montée en puissance progressive des RNR qu'il faut s'atteler.

Tout d'abord, en termes de programmation729(*), comme le soulignent tous les spécialistes entendus, il faut considérer un ensemble d'une trentaine d'années pour rendre possible le déploiement progressif d'une tel parc : 10 années pour la reprise des recherches, la convergence vers un design abouti, la finalisation et la qualification par l'ASN de ce design, 10 ans de construction, et dix années supplémentaires pour en tirer le retour d'expériences d'exploitation du prototype et préparer les tranches RNR suivantes.

Compte tenu des risques pesant sur la disponibilité de l'uranium naturel, c'est donc dès aujourd'hui, qu'il faut relancer les recherches et prendre les décisions stratégiques de long terme permettant une programmation du déploiement des RNR : choix de technologies, pente de montée en puissance, budgets,

Le déploiement du parc doit ensuite faire l'objet d'une programmation rigoureuse car les RNR auront besoin de quantités importantes de plutonium. Cette programmation sera elle-même issue d'un certain nombre de choix et des résultats d'exploitation du premier RNR.

Sera-t-il « isogénérateur », c'est à dire en capacité de produire le plutonium nécessaire à sa propre consommation et ne consommant plus que de l'uranium appauvri, ou plus sûrement « surgénérateur », et fabriquant plus de plutonium qu'il n'en consomme, le plutonium excédentaire pouvant être utilisé pour démarrer d'autres RNR. ? Quel sera le « Gain de Régénération », et donc de supplément de plutonium créé dans le coeur de réacteur par rapport à la quantité consommée ? Quel sera le « Temps de Doublement », au terme duquel un premier RNR aura produit une quantité suffisante de plutonium pour pouvoir démarrer un nouveau RNR de même puissance, tout en continuant sa propre production ? Comment sera gérée la coexistence entre un parc REP et un parc RNR, notamment en ce qui concerne les flux de matières ?...

Il est important de relever que les durées sont longues en matière de RNR. Ainsi le Temps de Doublement de Superphénix était de ...37 ans !

Or, pour démarrer un RNR d'un GW de puissance, il est nécessaire de mobiliser une quantité importante de plutonium, entre 15 tonnes et 20 tonnes en raisonnant en cycle. Il résulte de ces éléments que si les autorités de l'État veulent être en capacité de déployer, le moment venu un parc de RNR complémentaire au parc actuel, elles doivent impérativement disposer d'un stock suffisant de plutonium, qui permettra de démarrer les premiers surgénérateurs, les suivants consommant le plutonium produit par ceux-ci. Il est donc essentiel de préserver la ressource en plutonium, évaluée actuellement à environ 60 tonnes s'agissant du plutonium déjà séparé, à la fois juridiquement et physiquement.

Juridiquement, en le qualifiant de stock stratégique et non de déchet. Physiquement, d'une part, en évitant de le consommer via le MRREP, mais aussi, d'autre part, en assurant son stockage de manière absolument sûre et sécurisée.

La relance des recherches et la décision de lancer un programme RNR exigera une gouvernance spécifique resserrée à la fois pour tenir les coûts et garantir des délais d'exécution rapides.

Il faut distinguer deux phases, celle de la relance des recherches, qui doit aboutir à un design de réacteur dans les 10 ans au plus, et celle de la mise en oeuvre, qui doit permettre la réalisation du premier réacteur et préparer les suivants.

Dans les deux cas, l'expérience du programme EPR conduit à rendre impérative la création d'une structure ad hoc de suivi et de supervision à haut niveau politique.

En effet, la réussite du projet exige, d'une part, une veille serrée sur ses conditions d'avancement, et notamment sur ses coûts. Elle suppose, d'autre part, une vision de long terme inscrite dans des textes juridiquement engageants et portée au plus haut niveau politique. Il est inévitable sur un sujet régalien d'une telle ampleur que soit impliqué le président de la République, notamment via les conseils de politiques nucléaires CPN).

À cet égard, comme souligné plus haut, l'exemple de la DINN, délégation interministérielle directement rattachée au du Premier ministre, est sans doute un précédent utile et à reproduire.

Le Parlement, notamment son Office parlementaire pour les choix technologiques et technologiques, devrait être très impliqué dans cette supervision, par exemple en entendant régulièrement les responsables du projet, ceux de la délégation, les ministres compétents et en organisant au moins annuellement un débat de suivi.

S'agissant maintenant de la phase relance des recherches, comme le souligne le Haut-commissaire à l'énergie atomique, le CEA est sans doute « L'organisme le plus approprié pour mener un tel projet : EDF a fort à faire avec le nouveau nucléaire (EPR2, EPR 1200, Nuward), il est hors de question de l'en distraire. Idem pour Framatome. Créer un nouvel acteur serait trop risqué (alors que la majeure partie de la propriété intellectuelle est au CEA). On l'a vu par ailleurs sur le sujet ASN-IRSN, la multiplicité des acteurs sur des sujets sensibles amène à une inefficacité globale. Si on créait une autre structure ab initio pour mener ce programme, le lendemain elle serait en conflit avec le CEA dont elle aurait pourtant absolument besoin. Le risque est grand que la profusion d'acteurs (Framatome sur le design du réacteur, Orano sur le cycle, EDF sur la construction, CEA sur la R&D indispensable) rende le programme impossible à mener si un pilote n'est pas désigné clairement. À mon sens, ce ne peut être que le CEA ».730(*)

Évidemment, cela suppose que le CEA se soit doté d'une nouvelle stratégie, en ligne avec ce projet et, selon tout vraisemblance, d'équipes renouvelées, avec le budget adapté.

S'agissant de la réalisation industrielle du projet, toujours sous supervision étroite du Gouvernement, via une délégation interministérielle, et du Parlement, se pose la question du choix du maître d'ouvrage, du futur exploitant et du maître d'oeuvre.

Le choix naturel « évident » serait celui d'EDF pour ces 3 fonctions. Cependant, comme cela a été souligné par certains interlocuteurs de la commission d'enquête, EDF est engagé dans un programme ambitieux de renouvellement de son parc REP. Par ailleurs, les compétences d'EDF en matière d'ingénierie ont connu une forte fragilisation lors des dernières décennies de faible activité de réalisation de chantiers, ce qui explique, en partie, les dysfonctionnements du projet de Flamanville 3.

Aussi, ces observateurs jugent-ils que pour ce qui est du maître d'ouvrage, il pourrait être préférable de s'en remettre à une structure ad hoc de type GIE et dédiée731(*) regroupant des compétences d'EDF (ingénierie et exploitation), de Framatome, du CEA voire d'autres. Ce type de structure pourrait être pertinent pour accueillir des contributions d'autres pays, à commencer par le Japon qui fut notre partenaire sur ASTRID.

S'agissant du maître d'oeuvre, il conviendrait de s'appuyer sur les ingénieries ayant réussi le programme EPR2, et éventuellement de créer une société spécifique, regroupant les aspects études, achats et construction, et comprenant des spécialistes « grands projets », mais aussi les personnels encore compétents en France sur les RNR-Na, au travers des projets de déconstruction de Phénix, Superphénix, du Projet ASTRID et de la réalisation des phases précédentes (CEA, Framatome, EDF).

Le modèle d'une maîtrise d'ouvrage intégrée avec la maîtrise d'oeuvre a aussi pu faire ses preuves dans le passé et pourra aussi être regardé pour déterminer l'organisation la plus adéquate.

Sans doute est-il trop tôt pour dessiner le schéma de la phase de réalisation industrielle. La capacité d'EDF à réussir le programme NNF sera un indicateur important de la pertinence de lui confier le programme RNR et la relance de la filière nucléaire sera l'occasion d'identifier les acteurs opérationnels les plus performants.

L'important est de ne plus tarder dans la relance des recherches.

Recommandation n° 28

Destinataires

Échéance

Support/Action

Préparer l'avenir en relançant dès à présent les études et recherches sur un prototype de réacteur à neutrons rapides avec comme objectif la mise en service d'un premier réacteur d'exploitation en 2050

Président de la République (conseil de politique nucléaire)

Gouvernement

CEA, EDF, filière nucléaire

2024

Décision politique

Loi


* 708 Acronyme de l'anglais Advanced Sodium Technological Reactor for Industrial Demonstration.

* 709 Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques, L'énergie nucléaire du futur et les conséquences de l'abandon du projet de réacteur nucléaire de 4e génération « Astrid », Rapport n° 758 (2020-2021), déposé le 8 juillet 2021.

* 710 Audition du 13 février 2024.

* 711 « Le fait, par une personne dépositaire de l'autorité publique, agissant dans l'exercice de ses fonctions, de prendre des mesures destinées à faire échec à l'exécution de la loi est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende. »

* 712 Audition du 13 février 2024.

* 713 Idem.

* 714 World Nuclear Association, Fast Neutron Reactors, 26 août 2021.

* 715 Réponses écrites au questionnaire complémentaire de la commission d'enquête, 17 avril 2024.

* 716 Audition du 23 mai 2024.

* 717 Audition du 13 février 2024.

* 718 Sur les partenariats dans le cadre d'Astrid, cf. Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques, L'énergie nucléaire du futur et les conséquences de l'abandon du projet de réacteur nucléaire de 4e génération « Astrid », Rapport n° 758 (2020-2021), déposé le 8 juillet 2021, p. 74.

* 719 Et sans doute d'Orano, pour le cycle du combustible mais avec un décalage de plusieurs années.

* 720 Réponses écrites à la commission d'enquête suite à l'audition rapporteur du 11 avril 2024.

* 721 Thierry Le Mouroux, directeur exécutif en charge de la préfiguration de la future direction Projets et Construction Nucléaires d'EDF, audition du 27 février 2024.

* 722 David Settimo, Rémy Dupraz, Nicole Fortunet, Noël Camarcat, Economical features of commercial sodium fast reactor in France, avril 2022.

* 723 Ibid p. 12.

* 724 Ibid.

* 725 Réponses écrites à la commission d'enquête suite à l'audition rapporteur du 11 avril 2024.

* 726 Réponses écrites au questionnaire complémentaire de la commission d'enquête, 17 avril 2024.

* 727 « le reste au niveau des treize partenaires industriels ». CEA, direction de l'énergie nucléaire, Avancées des recherches sur la séparation-transmutation et le multi-recyclage du plutonium dans les réacteurs à flux de neutrons rapides, juin 2015, p.11.

* 728 Réponses écrites à la commission d'enquête suite à l'audition rapporteur du 11 avril 2024.

* 729 Le CEA a déjà, par le passé, élaboré des projets de programmation en la matière. Cf, par exemple, CEA, direction de l'énergie nucléaire, La gestion durable des matières radioactives avec les réacteurs de 4e génération, décembre 2012.

* 730 Réponses écrites à la commission d'enquête suite à l'audition rapporteur du 11 avril 2024.

* 731 À l'instar de la société NERSA pour Superphénix.

Partager cette page