III. SCÉNARIOS DE CONSOMMATION ÉLECTRIQUE D'ICI À 2030 ET 2050
La maxime « gouverner, c'est prévoir » semble avoir une valeur particulière en matière de politique énergétique tant il est nécessaire d'anticiper sur les moyens de production à mettre en place pour faire face aux besoins d'avenir.
Anticiper le niveau de consommation électrique attendu à moyen et long terme est un exercice essentiel pour permettre de fournir un outil d'aide à la décision politique. Or, nous allons constater que cet exercice est tout sauf simple à réaliser.
A. 1970-2020 : 50 ANS DE PRÉVISIONS À L'ÉPREUVE DU RÉEL
Un regard rétrospectif sur cinquante ans de prévisions électriques et une comparaison avec les évolutions réellement constatées permet de tirer quelques leçons utiles en matière de prévision tant en termes de méthode, qu'en ce qui concerne les risques de biais de l'exercice.
1. La prévision : un exercice imposé qui a beaucoup évolué en termes de méthode
L'élaboration d'une trajectoire énergétique consiste à projeter l'évolution de la demande d'énergie en fonction de différents paramètres. Cet exercice s'est transformé au cours du temps et il est possible de décrire schématiquement trois temps de cette évolution.
Dans les années 1970, ces prévisions étaient souvent cantonnées au court / moyen terme, souvent raccrochées au plans quinquennaux avec un horizon de 5 - 7 ans. Elles reposaient sur des modèles centrés sur l'économie et dont la caractéristique fondamentale était d'extrapoler les corrélations statistiques passées. La prévision se posait comme une forme de prédiction technique de ce qui était susceptible d'arriver toutes choses égales par ailleurs.
Avec la crise des années 1970, des écarts considérables sont constatés entre les prévisions et la réalité observée. L'exercice de prévision doit évoluer pour tenir compte d'une économie beaucoup moins prédictible et en pleine mutation. « La forte divergence entre l'évolution réelle de la consommation électrique et celle prévue à l'appui du programme Messmer (...) a bien sûr renforcé la nécessité de changer de méthode » 269(*)270(*) résume Bertrand Château, économiste de l'énergie spécialiste de la prospective271(*).
Les modèles s'ouvrent donc à des variables exogènes de nature techniques, politiques, socio-économiques. En jouant sur la variation de ces paramètres, les prévisions peuvent proposer différents scénarios construits de façon cohérente. Si elles restent des analyses prévisionnelles à court/moyen terme, ces prévisions énergétiques intègrent les politiques publiques en vigueur et les effets qu'elles sont susceptibles de produire. La démarche « prévision - prédiction » devient une démarche plus exploratoire dans les années 1980- 2010.
Dans les années 2010, cette méthode exploratoire change encore de nature et devient une méthode prospective. Il s'agit désormais de partir des objectifs publics, comme celui de la réduction des émissions de gaz à effet de serre, pour en tirer les conséquences sur les trajectoires de consommation qui permettent d'y répondre. La question n'est plus « comment la consommation va-t-elle probablement évoluer à moyen terme ? », mais « comment la consommation doit-elle évoluer à long terme pour atteindre les objectifs publics ? ». Autrement dit, les prévisions de consommation visent à tracer des futurs possibles afin d'éclairer les décisions publiques dans le cadre d'un objectif fixé. Elle se traduit par différents scénarios reprenant les différentes trajectoires d'évolution possible du secteur électrique. L'intérêt de ce changement est de poser les prévisions en amont des choix de politique énergétique et de mieux analyser l'impact des choix publics ensuite272(*).
Le gestionnaire du réseau, RTE, opère cette mue en 2017. RTE précise ainsi que ses « prévisions, étant désormais de nature prospective, n'ont pas de finalité prédictive »273(*).
Ces évolutions peuvent créer une forme de confusion sur comment il faut comprendre ce qu'est une prévision de consommation et sur ce qu'il faut en attendre. Comme le résume Bertrand Château : « beaucoup de gens continuent à associer prévision et prédiction pour la consommation d'électricité, ce qui entretient une certaine confusion, dans les débats publics notamment. C'est la raison pour laquelle on parle souvent de « projections » pour les prévisions à long terme établies pour différents scénarios, avec toutefois le risque que pour certains, une « projection » apparaisse moins scientifiquement robuste qu'une « prévision », alors que c'est exactement l'inverse »274(*).
Les prévisions de RTE, un exercice qui a changé de nature en 25 ans
Les projections de consommation réalisées par RTE ont évolué en 25 ans et l'exercice a également changé de nature.
Les publications de RTE portaient une préoccupation essentiellement technique liée à sa responsabilité du gestionnaire de réseau : assurer la sécurité d'approvisionnement. Il s'agit d'analyses de court terme, qui évaluent principalement l'impact des fermetures de moyens de production sur le risque de défaillance, et n'envisagent que les politiques publiques en vigueur. Elles ne fournissaient pas ou peu d'éléments en lien avec les évolutions économiques, industrielles, climatiques, sociologiques ou encore de politique publique.
À compter de l'année 2017, RTE change d'approche : « il est devenu nécessaire de changer la nature de l'exercice de projection de la consommation : davantage qu'une vision prévisionnelle à politiques inchangées, il a été nécessaire de développer une vision prospective de ce que serait la consommation électrique dans une France neutre en carbone » résume RTE. Ce changement conduit à intégrer l'évolution du contexte pour apprécier ses conséquences sur l'offre et la demande, à une consultation publique de toutes les parties prenantes intéressées, à la rédaction de cinq scénarios présentant des trajectoires détaillées permettant d'atteindre les configurations étudiées à horizon 2035.
C'est désormais dans cette orientation prospective que se situent les publications de RTE, comme les Futurs énergétiques 2050 et le Bilan prévisionnel 2023.
Source : RTE en réponse aux questionnaires de la commission d'enquête
2. Surestimer la croissance de la demande : une constante de 50 ans de projections
La période des 50 dernières années peut être découpée en deux temps : le temps de la gestion intégrée par EDF et le temps lié à la mise en place du gestionnaire de réseau, RTE, dont l'une des missions principales est d'élaborer cette prospective.
a) 25 ans de projections réalisées avant la création de RTE
L'analyse de ces 25 ans de projections à l'aune des trajectoires réelles, ainsi que les échanges de la commission d'enquête avec Bertrand Château, chercheur spécialisé sur ces questions de prospective énergétique275(*) mettent en évidence une constante.
Rétrospectivement, les projections apparaissent systématiquement très au-delà de la réalité de la croissance observée de la demande.
Annoncé le 6 mars 1974, le programme Messmer, premier programme de développement de l'électronucléaire, était basé sur des projections de consommation électrique très élevées. Pour une consommation réelle de 160 TWh en 1973, le programme prévoyait 360 TWh pour l'année 1985 et 1000 TWh pour l'an 2000. Les consommations réelles observées ont été de l'ordre de 249 TWh en 1985 et 441 TWh en 2000 soit respectivement une surestimation de 144 % et 226 %.
Un retour en arrière sur plusieurs sources de prévisions énergétiques (Commissariat au Plan, EDF, ministère des finances...) réalisées entre 1970 et 1983 et qui tendent vers l'horizon 1985, laisse penser que les prévisions énergétiques ont été « constamment surestimées »276(*), comme le montre le graphique ci-après.
Évolution des prévisions de croissance électrique en lien avec le réel durant la période 1970 - 1985
Source : Bertrand Château, La revue de l'énergie, La prévision énergétique en mutation ? janvier 1985
Ce graphique met en évidence qu'à mesure que les prévisions se rapprochent de cette année 1985, elles se réajustent mais en restant toujours très au-delà de la consommation réelle de cette année 1985. À titre d'exemple, l'article cite la prévision de consommation produite par EDF pour l'année 1985 qui s'est révélée au-dessus de la consommation réelle observée cette année-là avec « une surestimation de 56 % »277(*).
Dans un autre article de 2020, il revient sur l'analyse des prévisions de la demande finale d'énergie à l'horizon 2020 réalisées par des entités officielles278(*) entre 1995 et 2004. Le « premier constat, valable quasiment pour toutes les prévisions et tous les scénarios, quelle que soit l'année de base des prévisions » et que « globalement l'accroissement de consommation d'énergie a été plus faible qu'anticipé »279(*).
Plus finement, cette surestimation est plus forte pour la famille des scénarios « extrapolatoires », qui extrapolent les tendances du passé, que pour celle des scénarios de type « référence », qui tiennent compte des politiques mises en place pour l'avenir et moindre pour les scénarios de type « environnementaux », centrés sur des objectifs environnementaux.
b) 25 ans de projections réalisées depuis la création de RTE
Cette tendance à la déconnexion avec le réalisé, même si elle s'amenuise, semble se poursuivre sur ces 25 dernières années comme l'illustre le graphique suivant en forme de hérisson : le « dos » du hérisson représente la consommation réelle, alors que les « piques » du hérisson représentent les projections antérieures.
Projections réalisées dans les différents rapports de RTE depuis le début des années 2000 en comparaison de la consommation réalisée (TWh)280(*)
Source : Commission d'enquête, données transmises par RTE
Dans les années 2000, les prévisionnistes de RTE anticipaient une croissance relativement linéaire de l'électricité jusqu'en 2020. Cette tendance se vérifie dans les faits, tirée par la croissance économique, le développement de nouveaux usages électriques (chauffage numérique...) et une faible incitation à la sobriété.
Après la crise de 2008, les projections restaient haussières, mais les niveaux de consommation réalisés sont très en-deçà des projections.
À partir de 2011, les estimations de RTE s'infléchissent progressivement. En cela, elles décrivent le mouvement qui s'opère en phase avec le reflet des politiques publiques en vigueur à l'époque.
À compter de l'année 2017, comme nous l'avons vu dans l'encadré précédent, le gestionnaire du réseau change d'approche. Dans les Futurs énergétiques 2050, RTE présente une évolution en rupture avec l'historique des dernières années, dans ses scénarios « A », scénarios qui permettent d'atteindre les objectifs en matière de décarbonation et de réindustrialisation. C'est aussi pour explorer d'autres possibles, moins souhaitables, que RTE étudie des scénarios « B » d'atteinte partielle des objectifs et des scénarios « C » se réalisant dans un cadre macroéconomique dégradé et se matérialisant par des niveaux de consommation plus faibles, à l'instar de ce qui est observé actuellement.
* 269 Bertrand Château, article « la prévision de la consommation d'électricité en France : bilan et perspective » fourni en réponse au questionnaire de la commission d'enquête.
* 270 Revue de l'énergie n°370, La prévision énergétique en mutation ? janvier 1985.
* 271 Dans les années 1970, avec Bruno Lapillonne, Bertrand Château a jeté les bases d'une nouvelle méthode de prévision énergétique, consignées dans une thèse de Doctorat (1977). Ensemble, ils ont construit sur cette base une génération de modèles de prévision (modèles « MEDEE ») utilisés de 1980 à nos jours dans nombre de prévisions officielles en France, en Europe, au Canada, en Chine et dans beaucoup autres pays sur tous les continents. Chercheur à l'Institut Économique et Politique de l'Energie (IEPE) de Grenoble, équipe de recherche du CNRS, de 1973 à 1980, puis à l'Agence Française pour la Maîtrise de l'énergie (AFME) jusqu'en 1986, il en a pris la direction du service économique en 1989. Il a fondé en 1991 le bureau d'études et d'information "Enerdata", qu'il a dirigé jusqu'en 2013.
* 272 Voir notamment l'article « les prévisions officielles de demande d'énergie à 2020 pour la France, partie 2 quels enseignements ». Bertrand Château, décembre 2020.
* 273 Réponse écrite au questionnaire de la commission d'enquête.
* 274 Réponse écrite au questionnaire de la commission d'enquête.
* 275 Voir notamment : Bertrand Château, « Les prévisions officielles de demande d'énergie à 2020 pour la France », 22 Octobre 2020 et Bertrand Château, « la Prévision énergétique en mutation », Revue de l'énergie 1985. Bertrand Château a également fourni une contribution écrite détaillée relative à 50 ans de prévisions de consommation d'électricité en France, bilan et perspectives.
* 276 Bertrand Château, « la Prévision énergétique en mutation », Revue de l'énergie 1985.
* 277 Réponse au questionnaire de la commission d'enquête.
* 278 Les prévisions retenues sont celles construites sous l'égide du Commissariat général du Plan (CGP), de la Mission interministérielle sur l'Effet de serre (MIES) et de la Direction générale de l'Energie et des Matières Premières (DGEMP).
* 279 Bertrand Château, Les prévisions officielles de demande d'énergie à 2020 pour la France, octobre 2020.
* 280 La consommation réalisée est présentée corrigée des effets météorologiques, afin de permettre une comparaison d'une année sur l'autre indépendamment de la variabilité météorologique. En termes de périmètre, ces valeurs concernent la France métropolitaine en-dehors de la Corse et excluent la consommation liée à l'enrichissement d'uranium par l'usine Eurodif (dont l'exploitation s'est arrêtée en 2012). Les prévisions de consommation représentées sur ce graphique correspondent aux scénarios « médian » des trajectoires étudiées par RTE.