CONTRIBUTIONS DES GROUPES
Contribution du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain
Les auditions menées dans le cadre de la commission d'enquête ont permis de mettre en exergue l'inconsistance de la trajectoire de décarbonation du groupe TotalEnergies et l'existence de dissonances significatives entre certaines de ses activités et les engagements pris par la France. Dans le prolongement de son implication active, le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain (SER) a souhaité livrer sa contribution, soulignant ainsi son adhésion au constat opéré et aux préconisations formulées par le rapporteur et confirmant la nécessité que cette multinationale respecte davantage les engagements contractés par la France, tant en matière climatique que de politique étrangère.
I. Expansionnisme pétro-gazier et engagements climatiques : les voix dissonantes de TotalEnergies
Initiée au lendemain de l'année 2023, la plus chaude de notre histoire, la commission d'enquête a permis de démontrer que, pour l'heure, l'entreprise française ne crée pas les conditions d'une adaptation de ses activités à la hauteur de l'urgence climatique et des ambitions de la France.
Suivant la trajectoire des émissions de gaz à effet de serre, le réchauffement climatique s'intensifie. Selon l'Agence internationale de l'énergie (AIE), il convient de mettre fin à tous les nouveaux projets d'exploitation de gaz et de pétrole si nous entendons rester dans la trajectoire des Accords de Paris, puisque les projets qui existent déjà devraient à eux seuls entraîner une augmentation des températures supérieures à 1,5° C. Christophe Béchu, ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires, a lui-même considéré lors de son audition, que les gisements actuels suffisent à répondre aux besoins.
Or l'audition du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec) a mis en évidence que TotalEnergies continue d'approuver de nouveaux projets de pétrole et de gaz, faisant de la firme française la deuxième plus grande entreprise expansionniste des énergies fossiles dans le monde. L'implication de TotalEnergies dans 33 nouveaux projets pétro-gaziers, qualifiés de « bombes carbones » en raison de leur ampleur et de leur potentiel d'émission, nous alerte particulièrement. TotalEnergies est notamment impliqué dans l'exploitation de gaz de schiste au sein du site de Vaca Muerta, en Argentine, où le groupe réalise des extractions par fracturation hydraulique, un procédé extrêmement polluant et interdit en France en raison de ses conséquences dévastatrices pour le climat. Le groupe SER enjoint donc TotalEnergies à se retirer de l'ensemble de ces « bombes carbones » qui réduisent fortement nos chances de limiter le réchauffement à 1,5° C.
Devenu TotalEnergies en 2021, le groupe affiche une stratégie « multi-énergies ». Par une communication active, proche du « greenwashing » selon certaines organisations non gouvernementales (ONG), le géant pétro-gazier français promet désormais l'adaptation de ses activités à l'urgence climatique, avec un double objectif de se positionner parmi les premiers producteurs d'électricité renouvelable à l'horizon 2030 et d'atteindre la neutralité carbone d'ici 2050. Or, plus de 96 % du mix énergétique du groupe continue de provenir du pétrole et du gaz.
Souvent valorisé comme une énergie de transition par TotalEnergies, le gaz naturel liquéfié (GNL) est positionné au coeur de cette stratégie de diversification. Néanmoins, le GNL est bien une énergie fossile dont les émissions sont, s'agissant du gaz de schiste, égales voire supérieures à celles du pétrole. La problématique des fuites de méthane lors de la production, du transport et du stockage du GNL est largement sous-estimée par l'énergéticien et doit mieux être prise en compte.
Le groupe SER appuie ainsi la préconisation du rapporteur consistant à obliger une entreprise cotée à faire voter sa stratégie climatique par ses actionnaires en assemblée générale. Cette stratégie ne peut se limiter à la réduction des émissions liées aux seules activités internes de production, dites « scopes 1 et 2 », qui ne représentent que 5 % des émissions de l'entreprise, et doit prendre en compte les émissions dites « scope 3 », liées à la combustion des produits lors de leur consommation.
II. Des activités induisant des dommages irréversibles sur l'environnement et la biodiversité
Parmi les 33 nouveaux projets « super émetteurs » menés par TotalEnergies, 19 sont situés à moins de 50 kilomètres d'une zone de biodiversité protégée et 25 sont implantés dans des pays dirigés par des régimes autoritaires. Le groupe SER alerte sur les conséquences désastreuses de ces projets favorisant l'accaparement des terres des communautés locales, contraintes de céder leurs terres à un prix injuste, et des risques de dommages irréversibles pour le climat et l'environnement.
En Ouganda, près d'un tiers des sites de forage du projet Tilenga sont localisés au coeur de l'aire naturelle protégée du Parc national des chutes Murchison. Les dégâts provoqués par l'implantation d'un complexe industriel altèrent de manière irréversible la biodiversité protégée du parc. Dans le cadre du projet EACOP, l'oléoduc de 1 500 kilomètres et chauffé à 50° C longe, sur une section de plus de 400 kilomètres, le bassin du lac Victoria, faisant ainsi peser le risque d'une pollution du plus grand lac d'eau douce au monde, dont près de 40 millions de personnes dépendent, en cas de fuite de pétrole brut.
La trajectoire de décarbonation de l'entreprise se limite à une logique de simple compensation des émissions de carbone, la priorité pour le groupe étant de maintenir le dynamisme de son activité de production et de vente d'hydrocarbure. Certains projets de compensation entrepris par la multinationale s'avèrent dévastateurs pour la biodiversité locale, contre-productifs d'un point de vue climatique et s'inscrivent en violation des droits et intérêts des populations locales.
Au Congo, TotalEnergies est par exemple à l'initiative du projet « Batéké Carbon Sink », une plantation industrielle d'acacias sur une superficie de 38 000 hectares. Cette essence est allochtone, envahissante et supplante la végétation indigène. La finalité commerciale de cette production non durable de bois, transformé notamment en charbon de bois, annule de surcroît l'effet positif pour le climat, une partie du carbone stocké étant de nouveau relâché dans l'atmosphère. Au moins 259 agriculteurs, principalement des petits propriétaires locaux, sont expropriés et aucune consultation n'a été menée sur le terrain avant le lancement de ce projet.
Le groupe SER demande en conséquence :
? la suspension des nouveaux projets pétroliers et gaziers les plus émetteurs dont les projets Tilenga et EACOP, responsables de l'expropriation de 118 000 personnes selon les ONG et de la destruction d'habitats naturels sauvages uniques ;
? la mise en oeuvre par TotalEnergies d'une servitude de conservation avec le Parc national des chutes de Murchison à des fins de compensation des dégâts environnementaux causés par ses forages ;
? l'accompagnement par TotalEnergies, dans le cadre de sa politique de compensation environnementale, de projets de reforestation comportant une véritable réflexion environnementale et d'intérêt général, ainsi qu'un travail de coopération avec des associations à but non lucratif engagées en faveur de la protection et de la restauration de la biodiversité.
III. Les activités de TotalEnergies dans le monde : des actions en contradiction avec les droits humains et les engagements internationaux de la France
La coopération de la multinationale avec des régimes autoritaires tels que ceux de la Russie, de l'Azerbaïdjan, de l'Ouganda et de la Tanzanie remet en question la cohérence des orientations de la politique étrangère française. Pire encore, des accusations de violations des droits humains sont associées au programme d'acquisition de terres lors du déploiement des projets de l'entreprise, ternissant les déclarations et la crédibilité de la France à l'échelle internationale.
Alors que la Russie est internationalement condamnée depuis l'annexion de la Crimée en 2014 et qu'elle a été logiquement sanctionnée depuis l'invasion de l'Ukraine en 2022, la question de la présence de TotalEnergies sur le territoire russe, que ce soit par l'intermédiaire de participations financières ou d'investissements dans des infrastructures, a été au coeur des travaux de la commission d'enquête. Les auditions de plusieurs cadres dirigeants de TotalEnergies et de spécialistes des questions énergétiques et géopolitiques nous ont permis d'avoir une approche claire de ce sujet.
De manière concrète, TotalEnergies est toujours actionnaire d'une société dénommée Novatek, numéro deux du gaz russe, de l'usine de liquéfaction de gaz Yamal LNG en Sibérie occidentale et d'Arctic LNG 2, en construction dans l'Arctique russe. Par ces diverses participations, TotalEnergies joue un rôle important pour acheminer le GNL russe sur le marché global, et particulièrement au sein de l'Union européenne. L'énergéticien perçoit ainsi des revenus en vendant à l'Europe ou à l'Asie des volumes de GNL en provenance de Yamal, tout en recevant des dividendes de la production de ce même site de production.
Selon le rapport annuel 2023 de TotalEnergies, le groupe a produit l'année dernière 4,4 millions de tonnes de gaz liquéfié russe. L'entreprise est ainsi la seule major occidentale encore impliquée dans la production de combustibles fossiles russes.
Alors que la Russie a gagné environ 88 milliards d'euros grâce au pétrole et au gaz en 2023, et que ce chiffre devrait atteindre quelque 115 milliards d'euros en 2024, soit davantage que toute l'aide financière, militaire et humanitaire que l'Union européenne a apportée à l'Ukraine depuis le début de la guerre, la participation de TotalEnergies au sein du marché énergétique russe pose de nombreuses questions.
À titre d'exemple, selon les estimations Centre for Research on Energy and Clean Air (CREA), la France aurait importé 3,5 millions de tonnes de GNL russe en 2023, pour une valeur de 1,9 milliard d'euros. L'intégralité de ces importations proviendrait de l'usine de liquéfaction du gaz LNG Yamal.
En réponse à nos différentes questions sur le GNL russe, les responsables de TotalEnergies, dont le président-directeur général, Patrick Pouyanné, ont confirmé qu'ils ne mettraient pas fin à l'exploitation et au commerce de GNL russe tant que le régime de sanctions européennes à l'égard de la Russie l'y autorise.
Ainsi, le groupe SER demande :
? la suspension des importations de GNL russe au sein de l'Union européenne ;
? l'ajout du GNL russe dans les différents trains de sanctions pris par l'Union européenne vis-à-vis de la Russie ;
? une incitation du gouvernement français visant à ce que TotalEnergies se retire totalement de Russie ;
? un cadre clair pour le désengagement des entreprises françaises et européennes encore présentes en Russie.
Plus encore, alors que la France s'est engagée depuis 1958 à promouvoir le respect des droits de l'homme sur la scène internationale, les opérations de TotalEnergies, notamment en Afrique (Ouganda, Tanzanie, Mozambique, Rwanda), révèlent des pratiques préoccupantes. Les auditions d'ambassadeurs, de ministres, de dirigeants du groupe ou encore de témoins nous ont permis de démêler certaines contradictions entre les théories avancées par la multinationale et la réalité.
Bien que les représentants de TotalEnergies assurent respecter « les droits humains dans le cadre de [leurs] activités », de nombreuses sources officielles documentent les violations commises par le groupe pétrolier dans le cadre des projets Tilenga et EACOP, lesquelles sont corroborées par des auditions marquantes. En 2020, quatre rapporteurs spéciaux des Nations Unies ont interpellé TotalEnergies, le gouvernement français et le gouvernement ougandais sur les pressions et les intimidations subies par les représentants des communautés affectées par le projet pétrolier localisé en Afrique des Grands Lacs. La délégation de l'Union européenne en Ouganda a également exprimé ses préoccupations liées au traitement des défenseurs des droits humains dans le pays et, tout particulièrement, ceux travaillant sur les projets pétroliers de TotalEnergies.
Maxwell Atuhura, directeur général de Tasha research institute africa limited est le témoin direct et la victime des projets de la major. Arrêté et menacé en 2021 pour avoir dénoncé les conséquences de ces projets, il continue de faire l'objet d'intimidations. 100 000 habitants des zones environnantes au projet EACOP ont été déplacés. À ce jour, environ 24 744 personnes font face à des déplacements forcés. Les besoins des communautés locales n'ont aucunement été respectés : logements inadaptés, indemnisations insuffisantes, attachement à la terre et aux cultes ignoré, privation de l'utilisation des terres, pénuries alimentaires graves. La mise en place d'une police pétrolière a suscité de nombreuses contestations de la population locale. Le directeur général Exploration-Production de la firme a lui-même confirme' que « des opposants politiques aux projets étaient détenus temporairement par les forces de sécurité' publique ». Sans conteste, le concept de « malédiction du pétrole » est particulièrement pertinent en Ouganda.
Au Mozambique, au regard du contexte d'instabilité politique de la région et des attaques terroristes, TotalEnergies a invoque' le cas de force majeure pour interrompre le projet Mozambique LNG. Si l'entreprise s'est employée a` évacuer son personnel, aucun plan d'évacuation n'a été prévu pour ses sous-traitants délaissés face a` un risque maximal. De nombreuses plaintes ont été déposées pour dénoncer des homicides involontaires et le non-respect de l'assistance à personnes en danger.
Face à ces constats alarmants, le groupe SER propose :
? la suspension des activités de TotalEnergies dans les pays où le respect des droits humains n'est pas assuré, et ce jusqu'à ce que des garanties solides soient mises en place pour les respecter ;
? la mise en place de mécanismes de surveillance indépendants pour assurer le respect des droits des communautés locales ;
? d'instituer une obligation pour TotalEnergies d'indemniser justement les populations d'ores et déjà déplacées par ses projets. Cette indemnisation doit couvrir la perte de terres, de logements et de moyens de subsistance, et être versée en consultation avec les communautés concernées.
Paradoxalement, ces travaux ont permis de mettre en évidence les liens étroits qu'entretiennent TotalEnergies et le Quai d'Orsay. Ainsi, depuis 2021, près d'une ambassade de France sur trois s'est fait le relais de la communication de TotalEnergies. De son côté, l'entreprise subventionne de façon active certains événements organisés sous l'égide de pôles diplomatiques de notre pays. Dans ce contexte, le groupe SER suggère l'instauration d'une réglementation stricte encadrant ce type de partenariats. Enfin, le ministère des affaires étrangères a récemment accueilli dans ses rangs plusieurs cadres dirigeants provenant du groupe pétro-gazier, ces passages du secteur privé vers le secteur public mettant en exergue la nécessité, pour les pouvoirs publics, de mieux encadrer la capacité d'influence de TotalEnergies au sein même de l'appareil d'État.
Le groupe SER préconise que ces différentes propositions relatives aux activités de TotalEnergies puissent être portées dans les meilleurs délais par le Gouvernement via une forte association du Parlement, afin que l'État corrige les multiples incohérences observées entre certaines actions déployées par l'entreprise et les positions adoptées par la France sur la scène internationale. Eu égard au rôle de premier plan que jouent nos entreprises en matière de rayonnement de la France à l'étranger et à la responsabilité de l'État du point de vue de la diplomatie économique, il s'agit à la fois de favoriser une meilleure prise en compte par le secteur privé des enjeux climatiques et de politique étrangère et de promouvoir un développement durable et harmonieux des activités économiques françaises face aux défis du présent et ceux à venir.
Contribution du groupe Communiste,
Républicain,
Citoyen, Écologiste - Kanaky
Lors de cette commission d'enquête, TotalEnergies a tour à tour été présentée par Bruno Le Maire, Christophe Béchu ou Stéphane Séjourné comme un atout pour la France, un allié, le premier investisseur dans notre pays pour les énergies renouvelables.
C'est aussi une entreprise qui ne respecte pas les engagements climatiques internationaux pris par notre pays. La stratégie de TotalEnergies nous conduit à sortir de la trajectoire des Accords de Paris, qui visait à maintenir l'augmentation de la température moyenne mondiale bien en dessous de 2° C au-dessus des niveaux préindustriels et de poursuivre les efforts pour limiter l'augmentation de la température à 1,5° C au-dessus des niveaux préindustriels. TotalEnergies est actuellement engagée dans l'exploitation ou l'exploration de 23 « bombes carbones », 23 sites susceptibles d'émettre au moins un milliard de tonnes de CO2 durant toute leur durée de vie, alors même que l'Agence internationale de l'énergie recommande depuis 2021 de renoncer au développement de nouveaux champs pétroliers ou gaziers. Les émissions annuelles de TotalEnergies sont aussi importantes que celles de la France.
Les différentes auditions qui se sont déroulées dans le cadre de la commission d'enquête ont permis de relever différentes anomalies dans le fonctionnement de cette entreprise, notamment vis-à-vis de ses engagements environnementaux et de son rôle à l'international.
Les acteurs auditionnés ont un point de vue qui diffère selon leurs qualités. Parmi eux, il est à noter l'absence des syndicats, qui constituent pourtant des interlocuteurs clés dans la politique menée par l'entreprise, que ce soit en matière de conditions de travail, de salaires, mais également vis-à-vis des décisions portées par la direction. Les syndicats, et à travers eux les travailleurs, qu'ils soient syndiqués ou non, ont une vision étayée du fonctionnement interne de l'entreprise, avec une expertise d'usage dont la prise en compte apparaît indispensable.
Leurs connaissances et nos échanges nous ont permis d'identifier différents points problématiques selon nous et allant à l'encontre du respect des obligations climatiques du groupe TotalEnergies.
En premier lieu, les objectifs financiers portés par le groupe s'avèrent contradictoires, voire incompatibles avec les objectifs de transition écologique affichés par le groupe (1). Lorsque des projets sont déployés en ce sens, la stratégie industrielle du groupe est aussi à rebours des questions de souveraineté indispensables à la mise en oeuvre des obligations climatiques (2). Dans l'ensemble, la politique conduite par le groupe TotalEnergies doit observer un revirement conséquent pour aboutir au respect des objectifs nationaux en matière de transition écologique (3).
1. Une vision financière incompatible avec la transition écologique
Un élément illustre bien les préoccupations du groupe TotalEnergies : au siège du groupe, un demi-étage est réservé à la branche développement durable de l'entreprise, quand deux étages sont dédiés à l'optimisation fiscale. Il ne s'agit pas que d'un symbole, mais bien de la traduction en m² des priorités du groupe.
TotalEnergies pourrait être beaucoup plus ambitieuse en matière de réduction des gaz à effet de serre. Le déploiement de la séquence ERC (Éviter, Réduire, Compenser) pourrait aller beaucoup plus loin. Certes, TotalEnergies fait des efforts, notamment en matière de captages de gaz à effet de serre, dioxyde de carbone comme méthane. L'entreprise pourrait néanmoins accélérer dans cette direction, en investissant massivement pour rendre ses raffineries moins énergivores. Ces opérations sont difficiles à réaliser, en raison de leur coût financier. En effet, tout investissement réalisé en matière d'amélioration de l'efficacité énergétique de ses sites industriels doit être amorti dans les 8 années suivantes. Par exemple, la chaleur issue du refroidissement du pétrole transformé pourrait être valorisée au lieu d'être perdue, en soutenant des investissements amortis dans les 10 à 15 années suivantes. Ces investissements sont refusés, pour des raisons financières, alors qu'ils auraient un intérêt majeur en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre et un gain économique garanti à moyens termes.
Par ailleurs, TotalEnergies développe en dernier recours des stratégies de compensation des émissions émises (« nature-based solutions ») par ses projets dans le monde, en plantant des arbres pour stocker les gaz à effet de serre émis. L'entreprise a ainsi développé un projet de « giga-forêt » d'acacias au Congo, aussi vaste en superficie que la région parisienne. Les conséquences sont nombreuses : déplacement de population, recul des terres cultivables, perte de biodiversité, déstabilisation de modèles économiques locaux appauvrissant les populations... TotalEnergies s'appuie sur des entreprises qui lui fournissent des certifications, mais ces organismes posent question : des médias ont dénoncé le principe même de ces dernières, décernées sans suivi ni contrôle sur la santé des arbres plantés. Il n'existe aujourd'hui pas de régulation contraignante. Quelle garantie fournit TotalEnergies que la compensation soit réalisée en bonne et due forme ?
En parallèle, TotalEnergies rend d'abord des comptes à ses actionnaires, avant de s'intéresser à l'urgence climatique. La recherche continuelle de profits et la volonté de dégager des dividendes à l'attention des actionnaires conduisent à des choix économiques douteux. Ainsi, pour qu'un projet d'énergies renouvelables soit retenu par la direction du groupe, il faut que ce projet intègre une rentabilité d'au moins 12 % annuelle, ce qui écarte un certain nombre de projets plus vertueux en matière environnementale.
Ces décisions sont notamment guidées par l'entrée massive au capital de TotalEnergies de fonds de pension et d'investisseurs américains. Le poids des investisseurs américains est passé de 36 à 40 % de l'actionnariat de TotalEnergies de 2022 à 2023. S'ils deviennent majoritaires, les conséquences seront importantes sur le développement des énergies renouvelables. L'entrée de l'État dans l'actionnariat de l'entreprise est dès lors primordiale de l'avis des syndicats. Cela permettrait par ailleurs d'éviter une bascule de la cotation du CAC 40 au Dow Jones, particulièrement redoutée.
En conséquence, la rémunération des actionnaires et le remboursement des banques se font au détriment de l'investissement. Il y a dix ans, le groupe investissait environ 25 milliards d'euros par an. C'est désormais 15 milliards qui sont alloués annuellement à l'investissement. En 2022, 38 % des bénéfices ont été captés par les actionnaires, 36 % ont servi à rembourser les banques, et seulement 26 % sont allés vers l'investissement. Le coût du capital a donc largement dépassé l'investissement.
L'exemple de l'année 2020 est édifiant : avec 5,6 milliards de bénéfice, et une promesse de rendement de 7 milliards pour les actionnaires, le groupe a fait le choix d'emprunter auprès des banques pour rémunérer les actionnaires, faisant ainsi augmenter de 3 points l'endettement de TotalEnergies.
Une entrée de l'État au capital de l'entreprise permettrait là encore de pousser TotalEnergies à aller plus loin. TotalEnergies pourrait revenir au niveau d'investissement réalisé au début des années 2010. La différence avec le niveau d'investissement actuel, environ 10 milliards d'euros, pourrait aller au développement des énergies renouvelables, afin de financer une accélération franche de leur déploiement. Actuellement, cette stratégie financière condamne le respect des obligations climatiques du groupe TotalEnergies, tout comme sa stratégie industrielle.
2. Une stratégie de délocalisation opposée aux enjeux climatiques et aux besoins de souveraineté énergétique
Le groupe TotalEnergies utilise le prétexte de la réduction des émissions de gaz à effet de serre pour délocaliser, supprimer des emplois, sans pour autant mener une stratégie industrielle de décarbonation suffisante, pourtant nécessaire. Depuis près de 10 ans, le P-DG de TotalEnergies a mis en place un plan d'économies drastiques (« Cost Saving Plan ») pour réduire les coûts de l'entreprise dans le monde à hauteur de 7 milliards d'euros. Ainsi, l'outil industriel est en état de sous-investissement. Les investissements maintiennent le fonctionnement des sites, mais ne permettent pas de les développer pour les améliorer. L'outil industriel vieillit, tout comme les technologies utilisées, moins propres.
Dès lors, tous les 5 ans, TotalEnergies transforme les raffineries, ce qui aboutit en moyenne à la délocalisation de 38 % des emplois des sites concernés. En parallèle, d'autres emplois situés à proximité des sites concernés en subissent les conséquences directes, qu'il s'agisse de commerces ou de services publics. Pour un emploi de TotalEnergies supprimé, jusqu'à 5 à 7 emplois disparaîtraient à côté. Des raffineries plus propres pourraient garantir une transition réussie entre les véhicules thermiques et les véhicules électriques. Les enjeux de décarbonation de la mobilité nécessitent de soutenir une production d'électricité pour remplir les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Toutefois, les derniers véhicules thermiques vendus jusqu'en 2035 circuleront vraisemblablement jusqu'en 2050 et il est donc impératif d'investir suffisamment dans les sites de production de carburant pour assurer une autonomie énergétique.
Pourtant, pour réduire son empreinte carbone et réduire les gaz à effet de serre, la réponse du groupe TotalEnergies a été de délocaliser la production. En 15 ans, TotalEnergies a fermé trois raffineries françaises, tout en continuant d'affirmer que le groupe participe à la souveraineté énergétique de la France. Il en découle des importations plus coûteuses sur un plan environnemental, avec une production étrangère aux normes environnementales également inférieures.
Il faut toutefois relever que l'usage du pétrole comme combustible pour les moteurs thermiques pose question, y compris au sein du groupe, en ce qu'il constitue un gaspillage majeur de cette ressource limitée et polluante. Le pétrole ne peut servir durablement comme carburant des mobilités, en étant consumé, alors que des filières existent pour l'employer comme une ressource durable, dans la pétrochimie par exemple. Ces filières doivent être créées et soutenues, par des investissements à la hauteur des enjeux, avec les formations adéquates pour les travailleuses et travailleurs concernés et déjà sur place. Nous devons refuser de dépendre des importations de plastiques américains fabriqués à base d'hydrocarbures de schiste ou en provenance de Chine, où les conditions sociales et exigences environnementales sont bien faibles. Les groupes pétroliers, qui ont réalisé des superprofits lors des dernières années, disposent de larges moyens pour financer cette ambition.
Par ailleurs, la stratégie industrielle du groupe intègre d'autres aberrations écologiques, y compris sur le territoire national et lorsqu'il s'agit de produire des énergies dites « renouvelables ». En ce sens, l'unité de production d'hydrogène (SMR) de la raffinerie de Normandie rejette 700 millions de tonnes de CO2 par an. En la vendant à Air Liquide, TotalEnergies va produire de l'hydrogène bas-carbone, alors que 540 millions de tonnes de CO2 continueront d'être rejetées, en étant financé par de l'argent public via l'Ademe. De même, les projets de reconversion, justifiés par des impératifs liés au réchauffement climatique, s'apparentent à des opérations d'écoblanchiment. Sur le site industriel de la Mède, TotalEnergies produisait des agrocarburants, élaborés à base d'huile de palme, dont la production détruit les écosystèmes tout en menaçant les populations et la vie sauvage, avant de revoir sa copie sous la pression des syndicats et des associations de protection de l'environnement. De même, à Grandpuits, malgré l'ambition écologique affichée ici encore par TotalEnergies, le projet industriel est sans cesse modifié et ne sera pas prêt avant, au mieux, 2025. Certaines pratiques interrogent également. À la Mède, encore, le site actuel ne permet pas de calibrer totalement l'agro-gazole produit et vendu à Airbus. Il est alors envoyé en Belgique ou dans la raffinerie de Normandie par camion, pour terminer le travail. Cela augmente considérablement les émissions liées à la route, alors même que l'entreprise vante l'exemplarité de production de ses agrocarburants.
Cette stratégie industrielle combinée à la gestion financière du groupe TotalEnergies poussent à exiger un revirement global pour atteindre une souveraineté énergétique à la hauteur des enjeux climatiques.
3. Un revirement nécessaire soutenu par une ambition publique
Relocaliser la production, tout en la diversifiant, est une nécessité qui passe par des investissements majeurs. Ces investissements ne peuvent être conduits avec un simple objectif de rentabilité immédiate. Il serait opportun, à ce titre, de miser sur un acteur public, comme le réclame régulièrement le groupe CRCE-K.
En ce sens, Patrick Pouyanné, PDG du groupe TotalEnergies, n'a pas hésité à solliciter l'appui du Président de la République pour limiter l'importation de batteries étrangères, tout en garantissant un investissement de 1 milliard d'euros dans le secteur. Si ces investissements sont souhaitables, le protectionnisme doit pouvoir agir comme un soutien à un secteur public, et pas seulement assurer des profits au détriment des investissements et des salariés, qui plus est pour un groupe dont la majorité des actionnaires sont des financeurs étrangers.
Plus largement, la stratégie financière du groupe doit être réorientée vers une politique tournée vers l'intérêt général, avec une production énergétique durable, et un usage différent du pétrole. Si cette visée moins rentable ne rencontre pas l'approbation des actionnaires, et pourtant indispensable pour répondre aux obligations climatiques, c'est parce qu'elle ne peut être guidée par une logique de profits, et qu'il est impératif de construire un grand pôle public de l'énergie pour y parvenir.
Cette ambition induit le soutien à des filières, en matière de formations et d'emplois principalement, ainsi que des investissements et une production compatible avec les ressources disponibles et les besoins identifiés. Elle ne peut se faire en poursuivant les délocalisations initiées par TotalEnergies, au détriment des salariés de l'entreprise, des territoires qui les entourent, de l'environnement et de la souveraineté énergétique.
Contribution du groupe Écologiste - Solidarité et Territoires
Le dérèglement climatique est partout. En France et dans le monde entier, ce sont des millions de femmes et d'hommes qui en subissent déjà les conséquences dramatiques : sécheresses, inondations, canicules, mégafeux de forêts, vagues submersion... la santé, l'agriculture, les systèmes économiques et l'environnement sont impactés. L'Ademe estime déjà son coût pour notre pays à environ 2 points de PIB, et cela ira en s'accentuant.
Pour éviter le chaos climatique, il faut sortir des énergies fossiles, donc déployer en urgence les renouvelables et investir massivement sur la sobriété et l'efficacité énergétique. En juin 2023, le Secrétaire général des Nations Unies, António Guterres, exhortait les dirigeants du monde à « commencer en s'attaquant au coeur pollué de la crise climatique, l'industrie fossile (...). Plus aucune nouvelle centrale à charbon. Mettez fin aux licences et aux financements de nouvelles installations pétrolières ou gazières ». Un constat partagé par l'Agence internationale de l'énergie (AIE) qui appelle, dans son scénario de référence Net Zero Emissions (NZE), à l'arrêt de tout nouveau projet de charbon, de pétrole et de gaz.
TotalEnergies est aujourd'hui l'un des leaders mondiaux de l'énergie et l'une des plus grandes entreprises françaises, avec une capitalisation de près de 150 milliards d'euros, plus de 100 000 salariés dans le monde et 21,4 milliards de bénéfices nets en 2023. Premier énergéticien français, son histoire est intimement liée à la politique énergétique et diplomatique française.
Pourtant, au fil des dernières décennies, ce groupe a progressivement incarné pour le grand public les limites d'un système accro aux hydrocarbures. Ses investissements massifs dans les énergies fossiles, les désastres environnementaux auxquels l'entreprise est liée, les atteintes dramatiques aux droits humains dans nombre de pays dans lesquels elle intervient, sont autant d'enjeux qui exigent la fin du statu quo fossile et une accélération de sa transition vers les énergies propres. Elle en a les moyens et les compétences.
La présence maintenue de TotalEnergies en Russie, malgré l'invasion et les crimes de guerre perpétrés contre le peuple ukrainien, les projets développés en Azerbaïdjan malgré les persécutions des Arméniens, au Mozambique malgré les raids djihadistes, en Ouganda et en Tanzanie malgré les risques environnementaux majeurs et les déplacements massifs de populations sont autant d'exemples qui, parmi d'autres, exigent de redéfinir les activités et les stratégies d'investissement du groupe pétrolier. D'autant que les experts ont rappelé la « malédiction du pétrole » dans les pays du Sud : les ressources du sous-sol, loin d'asseoir un développement durable, génèrent, en plus des dégâts environnementaux, des régimes souvent autoritaires et corrompus et la répression des populations locales.
Malgré l'urgence climatique, malgré la science et les négociations multilatérales, l'industrie des hydrocarbures demeure l'une des plus rentables au monde. Les milliards de dollars de dividendes pleuvent et arrosent une multitude d'États, d'acteurs privés et publics qui freinent toute perspective ambitieuse de transition. Par des stratégies puissantes de lobby, des relations parfois incestueuses avec les gouvernements et les administrations, par le greenwashing de leurs campagnes publicitaires, cette industrie organise le laxisme et le peu de régulation à leur endroit. S'ajoutent à l'évidence les difficultés réelles à organiser les transformations sociales, économiques, industrielles et démocratiques pour atteindre un horizon zéro carbone.
C'est ce constat qui a motivé le Groupe Écologiste, Solidarité et Territoires à créer cette commission d'enquête sénatoriale. Une quarantaine d'auditions de chercheurs et scientifiques, de responsables politiques et de représentants d'institutions publiques, d'entreprises et d'ONG, ont permis à la commission d'enquête de dresser un diagnostic précis et de proposer un certain nombre de recommandations.
Le rapport obtenu est d'une richesse absolument inédite. Les propositions retenues sont évidemment le fruit d'un compromis au sein de la commission d'enquête. Mais elles engagent un chemin de reconquête de souveraineté énergétique et climatique. Le Gest a voté ce rapport utile pour celles et ceux qui, convaincus de l'impératif de sortie des énergies fossiles, veulent mieux comprendre la faiblesse des politiques climatiques. Les propos qui suivent précisent certains éléments d'analyse et reprennent quelques propositions que nous avons apportées au cours des travaux de la commission.
Une entreprise dont les activités et la stratégie de décarbonation ne sont pas alignées avec les engagements climatiques de la France
Il est apparu, et ce dès les premières auditions de la commission d'enquête, que la stratégie de décarbonation de TotalEnergies n'était ni crédible ni alignée sur l'Accord de Paris. Le rapport de la commission reprend de manière extensive les analyses des climatologues, de l'Ademe, du ministère de l'écologie et d'experts de la société civile. En poursuivant l'augmentation de sa production de pétrole et de gaz de 2 % à 3 % par an jusqu'en 2028, TotalEnergies s'éloigne dangereusement des projections de l'Agence internationale de l'énergie (AIE), dont le scénario visant à limiter le réchauffement à 1,5° C prévoit une réduction de plus de 21 % de la production de pétrole et de plus de 18 % de la production de gaz d'ici à 2030.
La priorité donnée aux énergies fossiles et la place donnée au gaz et notamment au GNL, dont le très polluant gaz de schiste décrédibilise son plan de transition. De même que ses projections irréalistes de captage et stockage de carbone. Comme l'a précisé Laurence Tubiana, membre du Haut Conseil pour le climat : « 99 % des activités de production [de TotalEnergies] reposent sur le pétrole et le gaz en 2022. C'est la deuxième entreprise la plus expansionniste dans le secteur des énergies fossiles dans le monde. C'est la firme qui a approuvé le plus de nouveaux projets pétroliers et gaziers en 2022 [...]. Sur ses 33 projets super émetteurs, 19 sont situés à moins de 50 kilomètres d'une zone de biodiversité protégée, et 25 sont situés dans des pays dotés de régimes politiques soulevant des questions sur la représentation des intérêts des populations ». Alors qu'il reste un budget carbone mondial de 250 gigatonnes pour respecter la limite de 1,5° C, les 23 bombes carbone dans lesquelles TotalEnergies est impliqué pèsent près de 60 gigatonnes, soit 25 % du total.
Comme le rappelaient Oriane Wegner, cofondatrice de la plateforme carbonbombs.org et Lou Welgryn, coprésidente de l'association Data For Good, ces investissements verrouillent notre avenir énergétique : « si ces infrastructures ne sont pas poussées jusqu'à leur stade d'amortissement, les pertes économiques et financières seront très importantes. Si elles le sont, notre trajectoire climatique sera toutefois verrouillée bien au delà des budgets carbone à 1,5 ou 2° C. »
Lors de ses auditions, le groupe TotalEnergies et son PDG Patrick Pouyanné ont tenté de discréditer le scénario de référence de l'AIE, y compris en contestant leur responsabilité dans les émissions induites par les produits qu'il commercialise, le fameux « scope 3 ».
À l'évidence, il nous faut impérativement et fortement agir sur la consommation d'hydrocarbures, dans l'énergie, les transports, l'industrie, l'agriculture et les bâtiments. Mais l'AIE rappelle utilement que considérer que « les transitions ne peuvent être menées que par des changements dans la demande résulte d'une idée reçue erronée ». Et ajoute : « dans le scénario NZE, une augmentation significative du déploiement des énergies propres amène la demande en pétrole et en gaz à diminuer fortement. La réduction de la demande dans ce scénario est suffisamment forte pour rendre dispensable tout nouveau projet amont pétrole et gazier à long délai de livraison ».
Un cadre réglementaire qui n'encourage encore que trop peu la sortie des fossiles
TotalEnergies développe des projets fossiles avec l'aide d'un système financier encore trop complaisant. Mais celui-ci évolue. Jean-Laurent Bonnafé a par exemple annoncé que la BNP, historiquement très impliquée dans l'industrie fossile, ne financerait plus de projets d'hydrocarbures et ne participerait pas aux émissions obligataires de TotalEnergies.
Il s'agit donc de définir des règles du jeu plus claires, plus contraignantes pour désinvestir des fossiles et plus incitatives pour appuyer les énergies renouvelables.
Le cadre légal qui réglemente l'activité d'entreprises comme TotalEnergies, notamment à l'international, a également été discuté. Le devoir de vigilance par exemple est un texte à portée très large mais qui se heurte à des blocages procéduraux et de définition qui n'ont amené à aucune décision au fond, six ans après le vote de la loi. Les deux directives européennes sur le reporting extra financier (CSRD) et le devoir de vigilance (CS3D) qui doivent être transposées prochainement, pourraient permettre de changer la donne. Elles doivent permettre d'imposer plus de transparence, d'harmoniser certaines pratiques, comme celles des plans de transition et de faciliter l'accès à la justice.
La relation entre TotalEnergies et l'État français, entre stratégie d'influence et soutien mutuel
Comme toute grande entreprise aujourd'hui, TotalEnergies investit massivement dans sa communication et développe des stratégies d'influence, évoquées lors des auditions. Valérie Masson-Delmotte soulignait, lors de son audition « une incohe'rence entre l'image que renvoie TotalEnergies, celle d'un acteur qui investit massivement dans les e'nergies renouvelables, et la re'alite' de ses investissements dans le pe'trole et le gaz fossiles, le gaz naturel lique'fie' (GNL), entre autres, ce qui est trompeur pour les particuliers comme pour les investisseurs ». Un risque de greenwashing qui doit être combattu.
Plusieurs auditions ont souligné des lacunes en termes de transparence, pour les activités de lobbying comme pour les mobilités entre le public et le secteur privé. Nombre de cadres dirigeants du groupe pétrolier sont issus de la haute administration, et certains hauts fonctionnaires sont directement issus du groupe, créant une confusion malsaine entre intérêt général et intérêts privés. Didier Migaud, Président de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, nous a précisé lors de son audition que « le dispositif d'encadrement de la représentation d'intérêts continue de souffrir de plusieurs faiblesses et d'un bilan en demi-teinte. [...] L'information contenue peut apparaître comme biaisée, en raison d'un cadre législatif et réglementaire trop complexe, qui affaiblit le dispositif ». Seuls les rendez-vous à la demande de TotalEnergies ont à être déclarés, pas ceux réalisés à la demande des autorités publiques, ce qu'on appelle le critère d'initiative.
Les liens entre la diplomatie française et TotalEnergies relèvent parfois de la schizophrénie : promouvoir d'un côté l'Accord de Paris, de l'autre les intérêts des géants des hydrocarbures. Une confusion qui doit cesser afin qu'un ancien ministre de l'Europe et des affaires étrangères comme Jean-Yves Le Drian, ne puisse plus déclarer concernant l'industrie pétrolière : « la diplomatie économique consiste à mettre nos réseaux, nos leviers d'action et notre capacité d'influence au service des entreprises et de nos intérêts économiques ».
Les activités de TotalEnergies heurtent aussi parfois nos engagements en termes de droits humains. La présence de TotalEnergies dans des États autoritaires où la société civile et l'opposition sont réprimées, voire brutalisées, est régulièrement condamnée. C'est ce que nous a dit Maxwell Atuhura, directeur de l'ONG ougandaise Tasha, lors de son audition. Victime d'arrestations arbitraires et de ce qu'il définit comme du harcèlement de la part des autorités ougandaises pour son opposition aux projets EACOP et Tilenga, M. Atuhura dénonce les liens entretenus par TotalEnergies avec le régime de Musevini.
Le maintien de la présence de TotalEnergies en Russie est une aberration. TotalEnergies est la seule grande entreprise occidentale à produire encore des énergies fossiles russes, et grâce à sa participation à 20 % dans le projet Yamal LNG, elle perçoit des dividendes en même temps qu'elle finance l'effort de guerre de Poutine. En plus de souligner les nombreuses failles des sanctions européennes, Mai Rosner a clairement indiqué qu'il n'était « pas possible de travailler dans l'industrie des combustibles fossiles russes sans être complice de ce qu'il se passe en Ukraine. Les secteurs militaires et de l'industrie des combustibles fossiles y sont si intriqués qu'une enquête menée en août 2022 par Global Witness publiée dans Le Monde a révélé que la chaîne d'approvisionnement de Total était liée à l'avitaillement de chasseurs russes en Ukraine ».
Il est impératif de ne pas répéter les mêmes erreurs historiques de dépendance et de complaisance vis à vis de régimes à l'opposé de nos valeurs démocratiques. C'est pourquoi la souveraineté énergétique ne peut se construire que sur des politiques fortes et stables d'économie d'énergie et le déploiement de filières européennes dans les énergies renouvelables.
Si un certain nombre de recommandations ont déjà été formulées par la commission d'enquête, le groupe Écologiste, Solidarité et Territoires, a souhaité les compléter.
Accompagner le conseil d'administration de TotalEnergies dans une stratégie durable
En plus de l'action spécifique, l'État français monte au capital de TotalEnergies à hauteur de 5 % voire 10 %, afin de rééquilibrer l'actionnariat européen avec l'actionnariat nord-américain, et construire des coalitions actionnariales qui réorientent significativement la stratégie d'investissement pour qu'elle s'aligne sur l'Accord de Paris.
Faciliter la transparence et l'accessibilité des contentieux juridiques climatiques
- Inverser la charge de la preuve lors des contentieux se basant sur le devoir de vigilance ;
- S'assurer que l'autorité administrative chargée de supervision des plans de vigilance, comme prévu par la directive CSDDD, dispose d'une indépendance forte, soit suffisamment dotée en moyens humains et financiers et puisse faire l'objet de recours devant le juge administratif ;
- Garantir la crédibilité et la transparence des trajectoires de décarbonation.
Donner les moyens à la justice de gérer les contentieux climatiques
- Créer une chambre dédiée aux contentieux émergents au niveau du tribunal judiciaire de Paris, sur le modèle de la chambre 5-12 de la Cour d'appel de Paris « Contentieux émergent - Devoir de vigilance et responsabilité écologique » ;
- S'assurer que la justice soit pleinement et rapidement compétente sur les contentieux climatiques, en garantir une formation adéquate des juges en matière climatique et environnementale.
Accompagner la transition des acteurs financiers hors des projets fossiles
- Interdire aux acteurs financiers d'investir, même de façon indirecte, dans de nouveaux projets fossiles, conformément aux recommandations du Giec et de l'AIE. Les financements aux entreprises « en transition » doivent se baser sur un plan de transition solide, réaliste et basé sur la science ;
- Obliger les banques à prendre en compte les actifs potentiellement échoués dans les plans de transition obligatoires des banques et créer des coussins de capital systémiques pour absorber les pertes potentielles résultant de l'exposition aux activités fossiles ;
- Fixer un objectif de réduction de 50 % de la part d'actifs fossiles détenus dans le portefeuille d'investissements des acteurs financiers d'ici au 1er janvier 2030 et de 90 % d'ici au 1er janvier 2040. Le non-respect de ces obligations engendre des sanctions financières.
Taxer les superprofits des multinationales pour financer la transition écologique
- Taxer la partie « exceptionnelle » des bénéfices des multinationales, enregistrant des hausses importantes de bénéfices non pas grâce à des innovations ou des gains de productivité mais à cause de circonstances externes comme une guerre ou une pandémie ;
- Affecter les recettes de cette taxe à un fonds finançant des projets durables.
Stopper tout soutien public aux projets impliquant du GNL
- Porter dans le prochain paquet de sanctions européennes un embargo européen sur le GNL russe et la fin des importations de gaz russe dès 2025 ;
- Donner l'exemple par l'arrêt immédiat des importations de GNL russe en France ;
- Demander l'arrêt des nouveaux projets ou des nouvelles phases de projets en cours, impliquant des entreprises françaises dans le secteur des hydrocarbures en Azerbaïdjan.
Consolider le cadre international de la transition énergétique
- Abonder les fonds mis en oeuvre dans le cadre de la CCNUCC à destination des pays en développement, notamment au travers de l'affectation d'une fraction des recettes du mécanisme d'ajustement carbone aux frontières ;
- Instaurer à l'échelle internationale, au moins l'OCDE, une obligation de participation financière des entreprises pétrolières au fonds « pertes et préjudices » de la COP28 afin de contribuer à la réparation des dégâts majeurs liés aux catastrophes climatiques.
Renforcer la transparence de la vie publique
- Sur le modèle de ce qui a été fait avec l'industrie du tabac à l'OMS, encadrer drastiquement les allers-retours entre la haute administration, et notamment certains postes et secteurs sensibles, comme l'industrie fossile ;
- Rendre obligatoire l'inscription au registre de transparence des rendez-vous avec les représentants de l'État à l'étranger et ceux à la demande des pouvoirs publics ;
- Interdire la participation des lobbys pétroliers dans les négociations climatiques.
Faire toute la transparence sur la situation en Ouganda et en Tanzanie
- Promouvoir la suspension des projets Tilenga et EACOP, en Ouganda et en Tanzanie, afin d'en évaluer les risques environnementaux et les menaces sur les droits humains, en particulier celles liées aux déplacements de populations.