VII. ENDIGUER LE POUVOIR CONTAMINANT DU NARCOTRAFIC : LUTTER CONTRE LA CORRUPTION

La corruption se révèle être à la fois l'un des facteurs facilitants du narcotrafic et l'un de ses symptômes. Il est aujourd'hui impossible pour une organisation criminelle de parvenir à diffuser ses produits stupéfiants sur le territoire national sans corrompre des intermédiaires, agents publics comme privés, que ce soit pour faciliter l'importation de leurs produits, pour éviter certains contrôles ou pour agir en toute impunité. Dans le même temps, l'ampleur du narcotrafic renforce celle du phénomène corruptif qui porte atteinte, avec le blanchiment, au système économique.

La France bénéficie néanmoins d'un atout par rapport à certains pays : les faits de corruption, bien que sous-estimés, demeurent limités, alors même que le risque est très élevé. Elle se situe donc à un point de bascule : il faut agir maintenant pour circonscrire la contagion. La corruption contribue à alimenter une menace, le narcotrafic, dont la commission d'enquête considère désormais qu'elle porte atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation. La réponse doit donc être à la hauteur.

Si le nouveau plan de lutte contre les stupéfiants prévoit, en sa mesure 19, de prévenir, détecter et réprimer les atteintes à la probité facilitant le trafic de stupéfiants, une fois encore, aucun détail n'est donné quant aux actions à mener dans ce cadre. La commission d'enquête propose des mesures précises et multivectorielles, pour la sphère publique comme pour la sphère privée.

A. GÉRER LE RISQUE DE CORRUPTION TOUT AU LONG DE LA CARRIÈRE

La commission d'enquête souscrit pleinement aux propos de Christine Dubois, adjointe à la cheffe de l'inspection des services de la douane, « qu'y a-t-il de plus infamant pour une administration que d'être soumise à la corruption ? C'est la négation de nos valeurs les plus louables »838(*).

Or, le risque corruptif existe simplement parce que les agents publics en charge de la lutte contre le narcotrafic se trouvent confrontés à des organisations très puissantes financièrement et dont l'un des principaux enjeux est de trouver un point d'entrée sur un territoire. En réponse à ce risque, et du fait d'une prise de conscience récente, la réponse des administrations est encore trop faible, comme cela a été souligné plus haut. Il doit être mis fin à la confusion selon laquelle l'absence de cas « nets » de corruption en lien avec le narcotrafic signifie que le risque n'existe pas, confusion d'ailleurs alimentée par les ministres de la justice et de l'intérieur eux-mêmes, qui ont affirmé lors de leur audition que les cas étaient peu nombreux, voire résiduels - ce qui ne dit rien de l'état de la menace.

L'article 17 de la loi du 9 décembre 2016 dite « Sapin II »839(*) impose aux entreprises840(*) une série de mesures pour prévenir et détecter la corruption en leur sein : cartographie des risques, mesures de remédiation, code de conduite, formations, mécanismes d'alerte, de contrôle et d'audit, mécanismes d'évaluation des tiers, sanctions. Pour les entités publiques, les dispositions prévues à l'article 3 de ladite loi n'ont pas la même force obligatoire. Il est temps de changer d'approche.

Les administrations doivent à la fois protéger leurs agents de la compromission, être en mesure de déceler des agissements suspects et sanctionner ceux de leurs agents qui seraient corrompus. Prévenir, détecter, réprimer : ce sont les trois axes des propositions de la commission d'enquête pour gérer le risque de corruption tout au long de la carrière des agents publics.

1. Redonner une place centrale aux inspections

En dépit d'un risque désormais connu et qualifié de très élevé, la commission d'enquête s'étonne de constater que les inspections générales et des services ne sont pas toutes au même niveau s'agissant de la mise en place d'un véritable plan anticorruption dans leurs administrations.

a) Caractériser le risque

Sans revenir sur la prise de conscience récente des liens entre corruption et criminalité organisée, et les interrogations qu'elle peut susciter sur la capacité des inspections à anticiper les risques, on peut relever que toutes les administrations exposées au risque corruptif en lien avec le narcotrafic n'ont pas encore conduit un audit interne sur la corruption, audit qui doit ensuite servir de base à un plan d'action.

Seules les douanes et l'administration pénitentiaire l'ont fait à ce jour. Pour la douane, cela a pris la forme d'un audit de l'inspection générale des finances (IGF) et de l'inspection des services de la douane, cette dernière étant chargée de son suivi. L'administration pénitentiaire s'appuie quant à elle sur sa mission de contrôle interne. À l'inverse, l'inspection générale de la justice (IGJ) a par exemple simplement indiqué conduire une mission sur la déontologie en 2024. Or la corruption doit désormais être considérée comme un phénomène à part, et non pas être « noyée » dans un contrôle plus large.

L'absence de cas nombreux et avérés de corruption n'est absolument pas un argument contre la réalisation de ces audits. Au contraire, l'objectif d'un audit, c'est de pouvoir anticiper la réalisation du risque, en se posant les bonnes questions : quels sont les risques théoriques ? quels sont les dispositifs mis en place pour minimiser ces risques ? quels sont les risques résiduels ?

La commission d'enquête estime qu'il est impératif que l'ensemble des inspections - administration, justice, gendarmerie, police - conduisent un audit « en centrale » et sur le terrain pour caractériser le risque de corruption et ses facteurs facilitants.

Sur un sujet connexe, on peut également noter que le défaut d'évaluation des risques liés à la corruption au regard du blanchiment des capitaux fait partie des lacunes identifiées par le Gafi dans son rapport d'évaluation mutuelle de la France841(*). Les mesures proposées par la commission d'enquête pour limiter le risque corruptif vont de pair avec celles qu'elle propose pour remédier au blanchiment endémique auquel la France est confrontée dans sa lutte contre le narcotrafic.

b) Cartographier le risque corruptif

La cartographie du risque corruptif est indissociable de la capacité des administrations à anticiper et à prévenir la réalisation du risque et à adopter une approche plus proactive que réactive. Elle se conçoit à la fois dans une approche « macro » - identifier les points de faille d'une administration en elle-même, du fait de ses missions et de son positionnement -, et dans une approche « micro » - au niveau de chaque agent.

Corruption et criminalité organisée : des facteurs de risque désormais bien identifiés

Le groupe de travail842(*) sur le risque corruptif en relation avec la criminalité organisée, placé sous l'égide de l'Agence française anticorruption et de l'Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF), a identifié sept facteurs de risque :

· la proximité des agents de l'État avec des milieux plus exposés aux pratiques délinquantes (prisons, tribunaux, contrôle des jeux d'argent, des débits de boissons, territoires marqués par le trafic de stupéfiants) ;

· la fragilité des agents (difficultés financières, isolement familial, conduites addictives et à risque pour la santé, isolement géographique, absence de repères déontologiques) ;

· l'intervention des agents dans des environnements marqués par le trafic intense de marchandises (ports, aéroports) ;

· l'accès des agents à des informations sensibles intéressant notamment les réseaux criminels (fichiers de police ou judiciaires, fichiers bancaires, fiscaux ou douaniers) ;

· l'isolement dans l'exercice des missions interdisant le contrôle par les pairs et rendant de fait la détection plus difficile ;

· la faible rotation sur les postes et, dans certains cas, le maintien prolongé dans certains territoires et/ou sur des missions exposées au risque de corruption ;

· la proximité géographique des agents de l'État avec leurs lieux de travail, rendant possible leur identification par des milieux criminels.

Source : Agence française anticorruption, Groupe de travail sur le risque corruptif en relation avec la criminalité organisée - Compte rendu des échanges et relevés de conclusion, 27 septembre 2023

Cartographier le risque corruptif, c'est aussi lui accorder une juste place. Dans la quasi-totalité des administrations, la corruption n'est pas identifiée en tant que telle dans la cartographie des risques, mais elle est incluse dans la déontologie. Au regard de la situation actuelle, cette approche est désormais insuffisante ; un traitement spécifique doit être réservé à la corruption.

Les travaux menés au sein de chacune des administrations confrontées au phénomène de corruption en relation avec la criminalité organisée pourront ensuite nourrir la cartographie nationale en cours d'élaboration par l'AFA.

La cartographie nationale du risque corruptif

L'Agence française anticorruption ne dispose pas à ce jour d'une cartographie nationale du risque corruptif. Ce projet a toutefois été lancé en 2021, ce qui a permis de poser les bases d'un futur observatoire des atteintes à la probité, qui serait développé dans le cadre du prochain plan national pluriannuel de lutte contre la corruption 2024-2027. Cette cartographie s'appuie sur quatre sources de données :

· les décisions de justice rendues en première instance dans le champ des six infractions d'atteintes à la probité (AAP) ;

· les données statistiques issues des procédures de police judiciaire en matière d'AAP ;

· les données statistiques de sanctions disciplinaires dans la fonction publique de l'État en matière d'AAP ;

· les signalements reçus par l'AFA en tant qu'autorité externe de recueil des signalements.

Source : réponse de l'Agence française anticorruption au questionnaire du rapporteur

c) Apporter de la cohérence

Lors de son audition, la directrice de l'AFA, Isabelle Jégouzo, a qualifié de « parcellaire » le dispositif anticorruption mis en place dans les administrations publiques, en soulignant son manque de cohérence843(*) : « Or, dans un dispositif anticorruption, la cohérence est clef : en cas d'alerte interne signalant des phénomènes de corruption, la cartographie des risques doit être immédiatement alimentée, le dispositif de formation doit en tenir compte, un audit sur la question doit être mené dans les deux ans qui suivent. Cette cohérence globale fait encore défaut dans les administrations : les choses existent, mais elles restent parcellaires ».

À partir des faits existants, les inspections ou services dédiés doivent s'attacher à analyser les opportunités identifiées et utilisées par les organisations criminelles (accès à des informations sensibles, mise à disposition de moyens matériels, accès à des zones protégées, fragilités des agents visés) pour définir les mesures de prévention les plus adéquates.

Il est dès lors indispensable que l'ensemble des cas de corruption ou de manquements à la probité soient signalés aux inspections. C'est loin d'être le cas aujourd'hui : la plupart des dossiers échappent à leur connaissance et sont traités par des services d'investigation spécialisés ou de droit commun ainsi que par les cellules de déontologie. Les inspections n'ont ainsi pas connaissance des faits de corruption dite « de basse intensité » et qui n'affectent a priori pas le fonctionnement des services ou qui ne connaissent pas de retentissement médiatique particulier. La corruption de basse intensité constitue pourtant un levier pour la criminalité organisée : moins visible, jugée « moins grave », elle peut continuer à étendre son emprise.

De fait, conditionner la remontée des informations à l'écho rencontré par les faits de corruption ne permet absolument pas de construire un dispositif anticorruption robuste. Ce sont ces signaux faibles qui sont aujourd'hui les plus inquiétants dans le lien entre corruption et narcotrafic et ils doivent, tout comme les dossiers « médiatiques », faire l'objet d'un traitement à la hauteur de la menace qu'ils représentent. Les signalements et les dossiers doivent donc être centralisés auprès des inspections générales, quitte à ce que les enquêtes soient ensuite confiées à des services dédiés ou aux cellules déontologie.

Enfin, cette mise en cohérence pourrait être envisagée en étendant aux acteurs publics les obligations prévues à l'article 17 de la loi Sapin II pour les entreprises (cartographie des risques, mesures de remédiation, code de conduite, formations, mécanismes d'alerte, de contrôle et d'audit, mécanismes d'évaluation des tiers, sanctions). Une telle extension conduirait nécessairement les acteurs publics à s'emparer plus résolument du sujet de la corruption et à véritablement structurer la fonction conformité. Elle suppose toutefois une réflexion sur le seuil d'assujettissement et sur les coordinations à opérer avec les dispositions applicables en matière de probité (marchés publics, déontologie, déclarations auprès de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique).

2. Modifier l'organisation du travail pour limiter le risque corruptif

Les audits conduits par les inspections pour caractériser le risque de corruption, en lien avec l'AFA, pourraient conduire à revoir l'organisation du travail pour limiter le risque. C'est en cours pour les douanes, Christine Dubois ayant rappelé au cours de son audition844(*) l'importance des « mesures in design, directement incluses dans les processus de travail ».

L'organisation du travail, au coeur de la prévention de la corruption

Avant l'audit de l'IGF et de l'inspection des services de la douane sur le risque corruptif au sein de la douane, plusieurs mesures avaient déjà été mises en place pour limiter le contournement des contrôles et la compromission des agents :

· le ciblage est dissocié du contrôle. Les fonctions de ciblage et de contrôle sont séparées, l'analyse de risques et les critères de ciblage qui viennent prescrire les contrôles sont examinés en amont et indépendamment des services chargés d'opérer les contrôles. Le ciblage est également organisé sur plusieurs niveaux et à partir de plusieurs supports d'informations ;

· les contrôles sont systématiquement réalisés par plusieurs agents.

D'autres mesures liées à l'organisation du travail ont été recommandées à la suite de l'audit :

· le remisage des badges d'accès à la fin du service ;

· une plus grande rotation des agents, à deux niveaux : la tenue de postes différents sur une même vacation par les agents d'une même équipe et l'affectation sur un poste pour une durée déterminée. La rotation peut par exemple accroître l'imprévisibilité des contrôles, les agents ne sachant pas à quel moment ils seront à tel endroit ;

· un meilleur contrôle des accès, les agents des douanes ne devant avoir accès qu'aux espaces pour lesquels ils y sont autorisés.

Source : documents transmis à la commission d'enquête par l'Agence française anticorruption et par la direction générale des douanes et des droits indirects

Agir sur l'organisation du travail suppose également de pouvoir anticiper : l'accès aux dossiers individuels des agents peut s'avérer particulièrement utile pour déterminer l'affectation d'un agent ou en cas de suspicions sur son comportement. Le directeur de l'administration concernée devrait pouvoir le consulter facilement pour prendre connaissance d'éventuels antécédents judiciaires, procédures disciplinaires, enquêtes administratives et de ses évaluations professionnelles.

3. Sensibiliser et former tout au long de la carrière

La sensibilisation au risque corruptif, loin d'être un axe « mou » de la lutte contre la corruption en lien avec le narcotrafic, constitue une pierre angulaire de tout dispositif anticorruption. Comme le relevait Christophe Straudo, chef de l'inspection générale de la justice, « les phénomènes de corruption de basse intensité sont favorisés par une absence d'appropriation des principes essentiels à l'entrée dans la fonction publique. Je crois beaucoup à la nécessité d'entamer un travail de prévention, par la formation, et par un certain nombre d'interventions »845(*).

Pour être efficace, la formation doit s'articuler autour de trois axes : la sensibilisation au risque corruptif, y compris par les actes les plus anodins, la détection des tentatives d'approche ou des comportements suspects, et la prévention du recrutement criminel. Elle doit concerner l'ensemble des agents, sur l'ensemble de leur carrière.

Dans ce domaine, l'AFA a érigé en « bonne pratique » le travail conduit par l'administration pénitentiaire, à la fois sur la formation initiale et sur la formation continue.

L'administration pénitentiaire et la sensibilisation au risque de corruption

Lors de la première réunion du groupe de travail sur la corruption en relation avec la criminalité organisée, les bonnes pratiques de l'administration pénitentiaire ont été présentées à l'ensemble des administrations partenaires : cartographie des risques, mécanismes de détection et d'audit, formation et sensibilisation du personnel. Sur la formation en particulier, l'action de l'administration pénitentiaire se déploie à tout moment de la carrière, dans tous les établissements et pour tous les personnels intervenant en détention :

· la formation initiale au sein de l'École nationale d'administration pénitentiaire (Énap). Le module de formation ne présentant la corruption qu'en termes de faute et de sanction a été remplacé par une séance sur les risques corruptifs faisant prévaloir une approche en termes de risques, de prévention, de protection et de recherche de solutions collectives ;

· la formation continue, appuyée sur le module de l'Énap, avec un passage de l'information à la « formation-action ». La formation continue repose sur des formateurs-relais interrégionaux formés par l'Énap. Sur cinq jours, la formation-action permet de former aux risques corruptifs, de rédiger un code anticorruption propre à l'établissement, de former des formateurs-relais et de présenter les fiches du code de conduite local anticorruption ;

· une formation spécifique aux risques que représentent les réseaux sociaux. L'Énap, le service national du renseignement pénitentiaire et la mission de contrôle interne ont construit un parcours de formation en ligne afin de sensibiliser à la notion « d'empreinte numérique ». Ce module de formation continue est intégré à la formation initiale dispensée par l'Énap depuis le mois de septembre 2023 ;

· la mise à disposition d'outils dédiés pour les agents : un outil d'aide à une évaluation individuelle du risque corruptif et un « déontomètre », en lien avec les référents interrégionaux chargés de la déontologie.

Le « pass Anticor » (outil de repérage et d'évaluation des risques corruptifs individuels) mis en place par l'administration pénitentiaire :

Source : documents transmis à la commission d'enquête par l'administration pénitentiaire

Sensibilisation et formation tout au long de la carrière doivent permettre la diffusion d'une véritable culture anticorruption : chaque agent doit acquérir des réflexes de prévention de la corruption. La commission d'enquête soutient à cet égard la mise en place d'un baromètre de la sensibilisation, qui permettrait aux administrations d'être en mesure d'évaluer l'impact de la sensibilisation des agents. Le thème de la corruption doit être visible et s'installer dans les services, pour mieux prévenir la survenance de comportements compromis. En l'état, l'administration pénitentiaire est celle dont les travaux sont les plus aboutis.

Le ministère de la justice est d'ailleurs loin d'avoir harmonisé ses pratiques puisque la formation des magistrats ne comprend pas de module dédié au risque corruptif, intégré dans les formations à la déontologie.

Au sein de la gendarmerie nationale, la sensibilisation à la corruption n'est pas reprise dans un guide pratique spécifique et ne fait pas l'objet d'une formation spécifique. Elle est abordée au gré des formations à l'éthique et à la déontologie, tandis que les risques d'atteinte à la probité ne sont pas du tout abordés dans la formation initiale des sous-officiers. Seuls les élevés officiers suivent cette formation, qui repose sur un « mode de raisonnement éthique », l'élève officier étant invité à réfléchir de lui-même aux risques éventuels d'atteinte à la déontologie. Là encore toutefois, la corruption est un élément parmi d'autres. Il a fallu attendre les travaux préparatoires au plan national pluriannuel de lutte contre la corruption 2024-2027 pour que la gendarmerie nationale crée une formation sur les atteintes à la probité accessible à tous. Le retard à rattraper est immense.

La situation est un peu meilleure du côté de la police nationale mais toujours insuffisante, avec une formation à la déontologie dispensée à l'ensemble des policiers adjoints et des gardiens de la paix, cible prioritaire pour les organisations criminelles. Depuis peu, le risque d'atteinte à la probité est également considéré comme un risque à part entière pour tous les grades de la police, en lieu et place d'une simple composante du risque déontologique.

De même, du côté de la douane, des travaux ont tout juste été engagés pour inclure un module consacré au risque corruptif dans la formation initiale ainsi que dans la formation continue. Cette dernière inclurait des mécanismes d'autoévaluation, des cas pratiques et des mises en situation, sur le modèle de ce qui a été mis en place par l'administration pénitentiaire.

Gendarmerie, police et douanes étudieraient par ailleurs la possibilité d'élaborer une formation conjointe, dont le premier niveau consisterait en une sensibilisation à la probité, le deuxième en une formation spécifique pour les officiers de douane judiciaire, les officiers fiscaux judiciaires et les officiers de police judiciaire, et le troisième en un approfondissement. La commission d'enquête souhaite que ce projet se concrétise rapidement : toute acculturation prend du temps, et le plus tôt est le mieux quand il s'agit de lutter contre la corruption.

La formation et la sensibilisation à la corruption doivent traiter ce phénomène en tant que tel, du début à la fin de carrière, avec une adaptation aux spécificités géographiques et fonctionnelles. En ce sens, un dispositif de formation robuste est indissociable d'un travail de cartographie en amont sur les postes et leur exposition au risque.

Enfin, l'animation du dispositif au plus haut niveau demeure essentielle : « le point de départ est toujours l'engagement de l'instance dirigeante »846(*). Si l'ensemble des directeurs d'administration - police, gendarmerie, douanes - se sont montrés très conscients du risque corruptif, leurs déclarations doivent trouver une traduction concrète.

4. Recourir davantage aux enquêtes, un enjeu de prévention et de détection
a) Accroître les enquêtes administratives

Avant d'occuper certaines fonctions sensibles ou d'entrer dans certaines administrations, les candidats sont soumis à une enquête administrative préalable, diligentée par le service national des enquêtes administratives et de sécurité (Sneas). Ces enquêtes visent à s'assurer que les comportements ou les agissements d'une personne ne sont pas incompatibles avec l'exercice des fonctions envisagées. Des enquêtes de moralité peuvent également être conduites.

Au regard du risque corruptif élevé auquel font face les services en charge de la lutte contre le narcotrafic, la commission d'enquête propose que ce criblage soit non seulement systématique mais se déroule à échéance régulière, et pas uniquement à l'entrée en carrière. Des vulnérabilités sont en effet susceptibles d'apparaître à tout instant de la carrière d'un agent.

La fréquence de ce criblage serait déterminée à l'issue d'une analyse des risques, qui tiendrait notamment compte de la sensibilité des fonctions occupées par les agents, par exemple sur les plateformes logistiques ou dans les offices centraux, et de leur progression de carrière. Il prendrait la forme à la fois d'une consultation des fichiers de données à caractère personnel et d'une enquête administrative de sécurité. Alors que la pratique du criblage est régulière pour les personnels privés des plateformes portuaires et aéroportuaires par exemple, elle doit également devenir systématique dans l'administration.

En Belgique, dans le cadre des mesures adoptées par les autorités pour lutter contre le trafic de stupéfiants et prévenir la corruption, une évolution est en cours pour que les agents des douanes ne soient plus soumis à un criblage « à l'embauche » mais à un criblage continu, tout au long de la carrière. C'est ce qu'il convient d'instaurer en France, et plus généralement pour l'ensemble des services chargés de la lutte contre le narcotrafic et la criminalité organisée.

b) Instaurer des enquêtes patrimoniales

En complément des enquêtes administratives, la commission d'enquête propose que les agents particulièrement exposés au risque corruptif en lien avec la criminalité organisée fassent l'objet d'enquêtes patrimoniales régulières, avec une surveillance des dépenses et des enrichissements inexpliqués.

Ce dispositif s'appuierait sur la mise en place d'obligations déclaratives pour les fonctionnaires les plus haut placés. Ainsi aujourd'hui, si le directeur national de la police judiciaire est soumis à de telles obligations, tel n'est pas le cas de la cheffe de l'Office antistupéfiants. Le périmètre des fonctions soumises à une déclaration de situation patrimoniale contrôlée par la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) devrait donc être élargi.

Les obligations déclaratives des agents publics

Deux catégories d'agents publics sont soumises à des obligations déclaratives.

D'une part, les personnes occupant un emploi à la décision du Gouvernement pour lequel elles ont été désignées en conseil des ministres. Il s'agit principalement des secrétaires généraux de ministères, des directeurs d'administration centrale ou équivalents, des préfets, des recteurs et des ambassadeurs. Cette obligation concerne donc les grandes directions et services centraux impliqués dans la lutte contre le narcotrafic.

Ces agents sont soumis à une déclaration de situation patrimoniale au président de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). La déclaration est la photographie de ce que possède le déclarant à la date de la déclaration : biens immobiliers, placements financiers, comptes bancaires, emprunts et dettes. À la fin de ses fonctions ou lors du renouvellement, la déclaration est augmentée des revenus perçus par l'agent public ainsi que des événements majeurs ayant pu affecter son patrimoine depuis la dernière déclaration. Toutefois, en cas de modification substantielle de son patrimoine, l'agent public doit transmettre une déclaration modificative à la HATVP Elle fait l'objet d'un contrôle de la part de la HATVP mais elle n'est pas publique.

Les agents précités sont également soumis à une déclaration d'intérêts, contrôlée par la HATVP.

D'autre part, les agents publics (fonctionnaires ou contractuels de la fonction publique) nommés dans un emploi « dont le niveau hiérarchique ou la nature des fonctions justifient » ont l'obligation d'adresser une déclaration de situation patrimoniale » à la HATVP.

La déclaration n'est pas contrôlée par la HATVP et n'est pas publique. Les agents ne sont pas concernés par la déclaration d'intérêts. La liste des emplois concernés est définie par le décret n° 2016-1968 du 28 décembre 2016 relatif à l'obligation de transmission d'une déclaration de situation patrimoniale. Pour chaque ministère, des arrêtés précisent ce décret en listant les emplois visés. Sont ainsi concernés, dans les administrations centrales de l'État, les emplois de chef de service et de sous-directeur ainsi que de directeur de service à compétence nationale, dont les responsabilités en matière d'achat ou de placements financiers le justifient ou dont les services sont en charge de l'élaboration ou de la mise en oeuvre de normes en matière économique et financière ou du soutien ou du contrôle d'opérateurs agissant dans un secteur économique concurrentiel.

Le fait pour un agent public, ne pas adresser de déclaration de patrimoine ou de soumettre une déclaration mensongère (omission, sous-évaluation) est puni d'une peine de trois ans d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende.

Source : Haute Autorité pour la transparence de la vie publique

Pour les agents de terrain, l'injonction pour richesse inexpliquée, proposée par la commission d'enquête (voir infra) pourra utilement être mobilisée par les services d'enquête ou par les inspections pour obtenir des agents des explications sur des éléments de leur train de vie qui n'apparaissent pas en corrélation avec leurs revenus.

Enfin, et quel que soit l'emploi de l'agent public, l'expertise de Tracfin gagnerait à être davantage mobilisée. Tracfin peut en effet être sollicité par un service de renseignement pour tracer l'environnement financier et patrimonial d'un agent suspecté se trouver en délicatesse, enquête élargie au patrimoine de ses proches pour essayer d'objectiver l'arrivée de flux financiers ou un rehaussement inexpliqué du train de vie847(*). Le partage des bonnes pratiques de détection des signaux faibles de corruption entre les administrations doit conduire ces dernières à adresser davantage de signalements à Tracfin.

5. Consolider les dispositifs d'alerte

Capteur de signaux faibles, le dispositif d'alerte constitue à ce titre un composant majeur de la maîtrise du risque de corruption. Pourtant, les administrations s'estiment encore peu outillées et formées pour recueillir et appréhender les signalements. Les faits de corruption sont en grande majorité révélés de manière incidente, lors d'investigations portant sur d'autres faits, voire par hasard.

La police et la gendarmerie nationales disposent d'une plateforme de signalement des usagers, signalements qui peuvent être anonymes et transmis par des policiers. Il n'existe pas en revanche de système dédié à l'alerte interne.

La reconfiguration d'un tel dispositif d'alerte est en cours au sein de la douane. Il s'agit à la fois de détecter de possibles compromissions mais également de permettre aux agents pris dans l'engrenage de disposer d'une « porte de sortie ». Pour reprendre les propos de Julien Senèze, chef du pôle audit de l'IGF, « il faut que les agents n'aient pas peur de faire part de ce qu'ils ont vu ou de ce à quoi ils ont été soumis auprès de leur hiérarchie ou de la chaîne d'alerte »848(*).

Ce dispositif d'alerte doit permettre à l'ensemble des agents de pouvoir s'exprimer, et notamment aux collègues de l'agent approché ou compromis. Il faut pouvoir passer de « je savais » à « je sais » et « je dis ». La présence de référents « lanceurs d'alerte interne » doit se banaliser et permettre de recueillir des signalements à un stade précoce, pour réagir avant que le mécanisme corruptif ne s'étende849(*).

6. Sanctionner pour réprimer et pour dissuader

La sanction obéit à un double usage individuel et collectif : elle vise d'une part à réprimer un agent ayant commis un acte illicite et, d'autre part, à dissuader ses collègues de reproduire ce comportement.

Pourtant, le groupe de travail sur la corruption en relation avec la criminalité organisée, placé sous l'égide de l'AFA et de l'OCLCIFF, a souligné que l'administration éprouvait des difficultés à sanctionner lourdement les agents coupables d'atteintes à la probité850(*) - amoindrissant de fait la portée répressive et dissuasive de la sanction.

Sanctions disciplinaires dans la fonction publique

Premier groupe : avertissement, blâme, exclusion temporaire de fonctions pour une durée maximale de trois jours.

Deuxième groupe : radiation du tableau d'avancement, abaissement d'échelon à l'échelon immédiatement inférieur, exclusion temporaire de fonctions pour une durée de quatre à quinze jours, déplacement d'office.

Troisième groupe : rétrogradation au grade immédiatement inférieur, exclusion temporaire de fonctions pour une durée de seize jours à deux ans.

Quatrième groupe : mise à la retraite d'office, révocation.

Source : article L. 533-1 du code général de la fonction publique

En matière administrative, et contrairement au pénal, il n'existe pas d'échelle de sanction prédéfinie en fonction des faits matérialisés par l'enquête. La sanction est déterminée par l'administration à l'issue d'un processus disciplinaire qui peut lui-même avoir été engagé à la suite d'une enquête administrative, sous réserve que celle-ci ait conclu à l'existence de manquements. Il revient ensuite à l'autorité administrative de définir la sanction. Pour des atteintes à la probité, elles peuvent aller du premier au quatrième groupe de sanctions, selon la nature des faits commis.

La sanction disciplinaire n'est donc pas forcément automatique et il peut théoriquement arriver qu'un agent mis en cause dans une affaire de corruption continue d'exercer ses missions. Pour y remédier, il pourrait être envisagé de pouvoir lancer des enquêtes administratives ou des poursuites disciplinaires sans attendre l'aboutissement des enquêtes judiciaires, quand les situations le justifient851(*).

En parallèle de cet aspect répressif, la question de la gestion des personnes concernées, qui n'ont pas toutes vocation à être radiées, se pose. Comme le relevait le chef de l'inspection générale de la justice, Christophe Straudo, lors de son audition852(*), « ne faudrait-il pas développer un accompagnement interne, faisant notamment intervenir les services de ressources humaines, pour les personnes sanctionnées qui restent en place dans l'administration ? Pour certains faits de faible intensité, des sanctions telles que des déplacements d'office ou des rétrogradations de grade existent ; mais en plus de ces sanctions internes, comment accompagner la personne pour éviter que l'épisode ne se renouvelle ? ».

La commission d'enquête estime que les personnes sanctionnées pour des atteintes à la probité devraient faire l'objet d'un suivi et d'un accompagnement RH spécifique, ce qui, de manière surprenante n'est pas encore le cas dans l'ensemble des administrations. Or la prévention de la récidive suppose un accompagnement accru et personnalisé.

Quant à l'aspect dissuasif, la publicité des sanctions pour corruption, en lien ou non avec le narcotrafic ou la criminalité organisée, est essentielle. À titre de comparaison, en Belgique, l'administration générale des douanes et des accises procède à la publication systématique sur l'intranet douanier de communiqués de presse pour chaque cas de corruption, dans un objectif assumé de conscientisation et de prévention.

La commission d'enquête considère que, pour être efficace, la publication systématique d'un communiqué doit être envisagée non seulement pour les douanes, mais également pour les forces de sécurité intérieure, la magistrature ou l'administration pénitentiaire, dans le respect de l'anonymat des agents. Attendre le rapport annuel n'est pas suffisant : les sanctions disciplinaires peuvent et doivent devenir un levier de diffusion de la culture anticorruption.

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L'ensemble des mesures précitées doivent pouvoir être déployées dans le futur plan national pluriannuel de lutte contre la corruption (PNPLC) 2024-2027. La lutte contre la corruption en relation avec la criminalité organisée doit devenir, comme l'a défendu Isabelle Jégouzo, directrice de l'AFA, « l'une des priorités, si ce n'est la priorité » de ce plan853(*). En conséquence, l'AFA, qui n'a jusqu'ici conduit aucun contrôle spécifique en la matière, doit l'intégrer dans son plan de contrôle, dès la fin de l'année 2024. Il faut pouvoir agir vite face à un risque très élevé et accompagner les administrations dans la mise en place de ces mesures nouvelles.

Recommandation n° 29 de la commission d'enquête : gérer le risque de corruption tout au long de la carrière des agents publics

· Confier aux inspections la réalisation d'un audit « en centrale » et sur le terrain pour caractériser le risque de corruption et ses facteurs facilitants ;

· Cartographier le risque corruptif, à la fois à l'échelle d'une administration (sensibilité des postes, organisation du travail) et à l'échelle de chaque agent (fonctions, facteurs de risque) ;

· Transmettre obligatoirement aux inspections l'ensemble des cas de corruption ou de manquements à la probité constatés au sein d'une administration et assurer la cohérence du dispositif anticorruption (signalement, audit, adaptation des mesures de prévention) ;

· Sensibiliser et former les agents tout au long de leur carrière, en mettant également à leur disposition des outils d'aide à l'évaluation individuelle du risque corruptif et en instaurant un baromètre annuel de la sensibilisation ;

· Cribler systématiquement et à échéance régulière les agents publics des services répressifs, de la douane et de l'administration pénitentiaire ;

· Élargir le périmètre des fonctionnaires soumis à une obligation de déclaration de situation patrimoniale à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique ;

· Solliciter davantage Tracfin pour tracer l'environnement financier et patrimonial d'un agent suspecté d'atteinte à la probité ;

· Consolider les dispositifs d'alerte interne ;

· Prévoir un accompagnement et un suivi RH spécifique pour les agents publics sanctionnés pour atteinte à la probité ;

· Publier systématiquement un communiqué de presse sur l'intranet pour tous les cas de corruption ;

· Intégrer dans le plan de contrôle de l'Agence française anticorruption une évaluation du dispositif mis en place par la police nationale, la gendarmerie nationale, la douane, l'administration pénitentiaire et la magistrature pour lutter contre la corruption en lien avec la criminalité organisée.


* 838 Propos tenus en audition, 13 février 2024.

* 839  Loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique.

* 840 Aux acteurs économiques dont le chiffre d'affaires est supérieur à 100 millions d'euros et le nombre de salariés supérieur à 500.

* 841 Groupe d'action financière, «  Mesures de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme. France, Rapport d'évaluation mutuelle », mai 2022.

* 842 Il réunit l'AFA, l'OCLCIFF, la direction générale de la gendarmerie nationale, la direction générale de la police nationale, l'Office anti-stupéfiants, les inspections générales de la police et de la gendarmerie nationale, le secrétariat général du ministère de l'intérieur, Tracfin, la direction générale des douanes et des droits indirects, la direction générale des finances publiques, le secrétariat général du ministère de la justice, la direction des affaires criminelles et des grâces, la direction des services judiciaires et la direction de l'administration pénitentiaire.

* 843 Audition du 12 février 2024.

* 844 Audition du 13 février 2024.

* 845 Propos tenus lors de l'audition du 12 février 2024.

* 846 Audition d'Isabelle Jégouzo, directrice de l'Agence française anticorruption, 12 février 2024.

* 847 Audition à huis clos de Guillaume Valette-Valla, directeur de Tracfin, 30 novembre 2023.

* 848 Audition du 12 février 2024.

* 849 Réponse de l'inspection des services de la direction générale des douanes et des droits indirects au questionnaire du rapporteur.

* 850 Agence française anticorruption, Groupe de travail sur le risque corruptif en relation avec la criminalité organisée - Compte rendu des échanges et relevés de conclusion, 27 septembre 2023.

* 851 Une piste également évoquée par l'inspection générale de la justice.

* 852 Audition du 13 février 2024.

* 853 Propos tenus lors de l'audition du 12 février 2024.

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