D. MINEURS ET « PETITES MAINS » : TROUVER LA RÉPONSE ADAPTÉE

Si la commission d'enquête a, sans ambiguïté, identifié le « haut du spectre » comme une priorité, elle ne néglige pas pour autant la nécessité de réprimer de manière efficace les supplétifs du trafic, c'est-à-dire les « petites mains » et les mineurs - deux catégories qui peuvent se confondre. C'est dans cette optique qu'elle a étudié des propositions pour améliorer la prise en charge de ces deux types de délinquance qui constituent le socle indispensable du narcotrafic et qui doivent par conséquent être pleinement prises en compte dans la politique pénale rénovée que la commission appelle de ses voeux.

1. L'amende forfaitaire délictuelle (AFD) au service de la lutte contre les trafics de stupéfiants du quotidien

Le narcotrafic, lorsqu'il prend la forme d'un point de deal, occupe de manière très visible et nuisible l'espace public.

Si l'infraction de trafic de stupéfiants ne peut pas être caractérisée à l'égard des « petites mains » du trafic de stupéfiants (guetteurs ou vendeurs) présentes sur un point de deal, faute de preuves, d'autres infractions peuvent néanmoins leur être reprochées à l'instar des contraventions pour tapage nocturne ou diurne828(*) ou du délit l'occupation en réunion des parties communes d'une habitation collective829(*).

Cette dernière infraction peut, depuis 2019830(*), faire l'objet d'une procédure d'amende forfaitaire délictuelle831(*) à l'instar du délit d'usage de stupéfiants832(*).

L'amende forfaitaire délictuelle (AFD)

Cette procédure a été introduite par l'article 36 de la loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle dans l'objectif de simplifier et renforcer l'efficacité de la lutte contre la délinquance routière (conduite sans permis ou sans assurance)833(*).

En vertu de l'article 495-17 du code de procédure pénale, le paiement de l'amende forfaitaire éteint l'action publique. La procédure n'est pas applicable si le délit a été commis par un mineur ou si plusieurs infractions, dont l'une au moins ne peut donner lieu à une amende forfaitaire, ont été constatées simultanément. Elle n'est pas non plus applicable en état de récidive légale sauf disposition légale contraire.

L'article 58 de la loi du 22 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice a étendu la possibilité de recourir à la procédure de l'AFD pour d'autres délits dont l'usage de stupéfiants et l'occupation illicite d'un hall d'immeuble. Néanmoins, le Conseil constitutionnel, par une réserve d'interprétation, a précisé dans sa décision n° 2019-778 DC du 21 mars 2019 que la procédure de l'AFD ne peut s'appliquer, au risque de méconnaître le principe d'égalité devant la justice, à des délits punis d'une peine d'emprisonnement supérieure à trois ans.

Pour les délits d'usage de stupéfiants et l'occupation illicite d'un hall d'immeuble, le montant de l'amende est de 200 euros mais ce montant est minoré à 150 euros en cas de paiement immédiat ou dans les 15 jours, et majorée à 450 euros en l'absence de paiement total dans les 45 jours.

L'article 495-18 du code de procédure pénale permettait le paiement de l'amende entre les mains de l'agent verbalisateur mais ce n'est que depuis le 6 novembre 2023 qu'il est possible de le faire à la suite de l'adoption d'un décret d'application de cette disposition prévue dès 2016834(*).

Le rapporteur relève qu'actuellement, le délit de participation à un attroupement dans l'espace public, prévu par les articles 431-3 et 431-4 du code pénal et réprimé par une peine d'un an d'emprisonnement et 15 000 euros d'amende, ne peut pas faire l'objet d'une amende forfaitaire délictuelle. Or cette infraction peut également s'appliquer à des individus participant aux trafics de stupéfiants dans la mesure où ils se trouvent sur la voie publique et qu'ils troublent l'ordre public de par leurs agissements (contrôle passants et voitures, blocage de la rue avec du mobilier, etc.).

Le général Tony Mouchet, adjoint au major général de la gendarmerie nationale, entendu par la commission, dresse un bilan positif du recours à l'AFD en matière d'usage de stupéfiants : « À mes yeux, et depuis le terrain, l'AFD a raffermi l'autorité de l'État. Avant cette amende, si un consommateur se faisait prendre au volant avec cinq grammes de résine de cannabis, on les jetait à la poubelle et il perdait 50 euros ; si vous vous faites prendre avec un téléphone portable au volant, vous avez une amende de 135 euros. [...] Avant l'AFD, les petites saisies n'aboutissaient à rien. La mise en place de cette amende apporte une réponse pénale et montre une forme d'autorité de l'État, même si elle a ses limites. Nous ne faisons qu'appliquer les textes : l'usage de stupéfiants est réprimé par le code pénal, il peut entraîner un an d'emprisonnement et des amendes. Et le fait que l'on puisse bientôt, sous certaines conditions, procéder au paiement immédiat de l'AFD sur la voie publique, permettra de combiner à la fois la détection et la sanction immédiate. Cette mesure, loin d'affaiblir le système, le renforce »835(*).

Dès lors, le rapporteur estime qu'il serait intéressant de prévoir le recours à la procédure d'AFD pour le délit de participation à un attroupement dans l'espace public afin d'apporter un outil supplémentaire dans la lutte contre le trafic de stupéfiants du quotidien.

2. Les mineurs, entre complices et victimes : trouver le bon équilibre

Comme on l'a évoqué à de multiples reprises au cours du présent rapport, les mineurs, s'ils participent parfois délibérément au trafic, sont fréquemment les victimes de la prédation et de la barbarie des réseaux. Il convient d'adapter la réponse pénale à cette réalité tout en rappelant que les mineurs sont, légitimement, soumis à un statut spécifique dans lequel l'éducation prend le pas sur la sanction : ainsi, même dans les cas où la commission recommande une prise en charge pénale, elle ne le fait qu'en ayant à coeur la protection et la réinsertion des mineurs concernés - dont ce sont souvent les parents, dépassés, qui réclament la mise en sécurité dans des centres fermés, loin de l'influence délétère des dealers.

a) Pour les cas les plus lourds, s'inspirer des propositions du Sénat en matière de terrorisme

Dans un contexte où la menace liée au narcotrafic grandit et où les juges des enfants sont, comme la commission d'enquête a pu le constater au cours de ses déplacements, démunis face à la gravité des faits par de jeunes mineurs dès la première infraction, la première des recommandations de la commission concerne la mise en place d'un régime pénal spécifique pour les mineurs mis en cause en lien avec des faits de narcotrafic.

À cet égard, il convient de s'inspirer des orientations qui figurent dans la proposition de loi instituant des mesures judiciaires de sûreté applicables aux condamnés terroristes et renforçant la lutte antiterroriste836(*) déposée en décembre 2023 par le président de la commission des lois du Sénat, François-Noël Buffet, examinée par le Sénat en première lecture en janvier 2024 mais non encore débattue par l'Assemblée nationale, et qui prévoit :

· le placement sous contrôle judiciaire des mineurs de treize à seize ans s'ils encourent une peine d'emprisonnement supérieure ou égale à cinq ans pour une infraction liée au narcotrafic, étant donné qu'un tel seuil de cinq ans est déjà prévu pour les délits de violences, d'agression sexuelle et de délit commis avec la circonstance aggravante de violences (article L. 331-1 du code pénal de la justice des mineurs) ;

· le placement en centre éducatif fermé d'un mineur, dans le cadre d'un contrôle judiciaire, pour une durée pouvant aller jusqu'à deux ans, au lieu de six mois actuellement (article L. 331-2 du CJPM) ;

· la possibilité d'assigner à résidence, dans un lieu éloigné du quartier où se déroule le trafic, sous surveillance électronique les mineurs âgés de treize à seize ans qui encourent une peine minimale de cinq ans d'emprisonnement pour une infraction liée au narcotrafic ou pour une infraction connexe, cette possibilité étant limitée par le droit en vigueur aux mineurs âgés d'au moins 16 ans encourent une peine d'au moins trois ans d'emprisonnement (article L. 333-1-1 du CJPM) ;

· le placement en détention provisoire pour une durée de trois mois à un an pour les mineurs de moins de seize ans pour l'instruction des délits et crimes liés au narcotrafic.

Comme en matière de terrorisme, ces mesures rigoureuses auraient pour corollaire une prise en charge des mineurs concernés par la protection judiciaire de la jeunesse au-delà de leur accession à la majorité, y compris sans leur accord, pour éviter toute rupture de la prise en charge éducative à des âges pourtant charnières. Elle s'accompagnerait également d'une extension des cas de recours à la double prise en charge par la PJJ et par l'aide sociale à l'enfance (ASE), les mineurs concernés ayant tout autant besoin d'être sanctionnés que protégés ; or, comme le relève le rapport établi par Marc-Philippe Daubresse sur la proposition de loi précitée, une telle prise en charge existe mais est à ce jour réservée aux mineurs de retour de zone syro-irakienne, ce qui est regrettable au vu du bénéfice que les jeunes impliqués dans le narcotrafic pourraient tirer de ce dispositif.

La commission estime, enfin, que la sanction pénale d'un mineur lié au narcotrafic doit interroger sur le devenir de l'ensemble de la fratrie et imposer, en tant que de besoin, une mise sous protection des frères et soeurs du mis en cause. Elle recommande ainsi l'élargissement de l'expérimentation lancée à Marseille et qui consiste, comme le résumait le président du tribunal judiciaire Olivier Leurent lors de son audition837(*), à « mettre en oeuvre des mesures d'assistance éducative pour chaque mineur déféré en matière de stupéfiants : [la PJJ] considère à juste titre qu'il faut alors s'interroger sur les risques encourus par les frères et les soeurs appartenant à la même fratrie et sur la situation de la famille. »

Recommandation n° 27 de la commission d'enquête : garantir la pleine prise en compte des spécificités du rôle des mineurs dans le narcotrafic

· Adapter la réponse pénale pour les mineurs liés au narcotrafic dès la première infraction commise ;

· Prévoir une double prise en charge de ces mineurs par l'ASE et la PJJ ;

· Tenir compte de la situation des fratries pour éviter le basculement des frères et soeurs dans les trafics.

b) Reconnaître le statut de victime des mineurs en exploitant pleinement les possibilités offertes par le droit pénal

Auteurs, les mineurs sont également des victimes et la commission d'enquête souhaite que ceux qui les exploitent soient sanctionnés pour cette seule circonstance, au-delà même des faits de narcotrafic stricto sensu.

La loi pénale française prévoit des condamnations lourdes, fixées par l'article 227-18-7-1 du code pénal, pour ceux qui « [provoquent] directement un mineur à transporter, détenir, offrir ou céder des stupéfiants » : cette infraction est punie de sept ans d'emprisonnement et de 150 000 euros d'amende, voire de dix ans de prison et 300 000 euros d'amende lorsque certaines circonstances aggravantes sont constatées (mineur de moins de quinze ans, faits commis dans les établissements scolaires...).

Ce délit, parce qu'il est autonome et ne suppose pas que soit par ailleurs démontrée la matérialité ou a fortiori l'ampleur du trafic, constitue un puissant levier de pénalisation de tous ceux qui tentent de recruter des « jobbeurs » sur les réseaux sociaux ou de faire pression sur les jeunes d'un quartier pour obtenir qu'ils concourent au trafic.

Or, malgré ses avantages, cette infraction est trop peu utilisée par parquets et les juges d'instruction. Interrogé sur ce sujet, le ministère de la Justice indique que quelques dizaines de condamnations à peine sont prononcées chaque année (de 2018 à 2023, le nombre de condamnations par an s'étend de 28 à 53, sans qu'une tendance globale à la hausse ou à la baisse puisse être établie), en dépit d'un taux de répression avoisinant les 100 % : ce n'est donc pas l'effectivité de la sanction qui est en cause, mais la fréquence des poursuites, encore trop rares face à de tels faits - pourtant gravissimes.

Face à ce constat, la commission d'enquête appelle à ce que :

· des consignes claires soient passées aux parquets pour rechercher des cas de mise en oeuvre de l'article 227-18-1, en mettant en avant ses avantages pour une pénalisation lourde et rapide ;

· la loi soit modifiée pour indiquer que toute personne qui met en ligne sur des réseaux sociaux accessibles aux mineurs - ce qui est de facto le cas de toutes les grandes plateformes utilisées par les réseaux pour recruter leurs « petites mains » - une offre d'emploi au service d'un réseau de narcotrafic se rend coupable du délit prévu par l'article précité et encourt, de ce seul fait, sept ans de prison, que l'annonce ainsi diffusée ait ou non mené au recrutement d'un « jobbeur » : de telles initiatives peuvent en effet aisément tomber sous le coup de la tentative et être, en tant que telles, pénalisées comme l'infraction initiale, même si celle-ci n'a pas été commise.

Recommandation n° 28 de la commission d'enquête : réprimer le recrutement en ligne des « jobbeurs »

· Tirer pleinement profit de l'infraction pénale de provocation d'un mineur au trafic de stupéfiants, notamment en clarifiant les conditions de sa mise en oeuvre en cas de recrutement de « jobbeurs » sur les réseaux sociaux.

Au titre de la protection des mineurs et de leurs familles - notamment dans les cas où des jeunes ont été victimes de narchomicides -, la commission d'enquête a également pris connaissance, avec un grand intérêt, des propositions faites par les associations de victimes qu'elle a rencontrées pendant son déplacement à Marseille. Celles-ci ont en effet formulé plusieurs recommandations qui, pour certaines, recoupent les réflexions de la commission, par exemple sur le développement des internats d'excellence (voir infra) ou sur l'approfondissement de la coordination avec les acteurs locaux (voir supra), et qui toutes visent à prévenir la délinquance comme à améliorer la prise en charge des proches des victimes.

L'accompagnement social des familles : les propositions des associations rencontrées à Marseille

Lors de son déplacement à Marseille les 7 et 8 mars 2024, la commission d'enquête a pu rencontrer, au cours d'une table ronde, des associations de proches de victimes de règlements de comptes. Étaient représentés le collectif « Trop jeune pour mourir », le collectif des familles de victimes d'assassinats, le collectif « Le coeur d'une mère », l'association Addiction Méditerranée et l'association Conscience, qui ont longuement évoqué les manoeuvres, voire les violences utilisées par les narcotrafiquants pour contraindre des jeunes à devenir, par la menace ou par la séduction, « chouf » ou « charbonneur ». Elles ont également décrit le sentiment d'abandon, voire de stigmatisation des familles de victimes de narchomicides et leur attente à la fois d'une réponse pénale et d'un accompagnement psychologique et social, comme leur volonté de voir le narcotrafic et ses violences connexes appréhendés dans toutes leurs dimensions. Relevant que le traitement des familles de victimes de règlements de comptes était parfois inadapté, en particulier au vu des menaces et pressions exercées par les réseaux de narcotrafic à l'encontre des proches endeuillés, ces associations ont formulé diverses propositions visant à améliorer l'accompagnement social des proches. Elles ont notamment proposé :

· à titre préventif, de mettre en place de cellules d'urgence (elles-mêmes dotées de standards téléphoniques) pour les mineurs engagés dans le trafic chargées d'identifier et de secourir les jeunes et constituées de psychologues, d'éducateurs et de personnels du ministère de justice ;

· toujours en matière de prévention, de soutenir et de développer les interventions des associations de proches de victimes en milieu scolaire pour contribuer à dissuader les jeunes d'entrer dans les trafics ;

· de faire un effort de sensibilisation auprès des forces de sécurité intérieure pour éviter tout manque d'empathie lors de l'annonce du décès d'un proche et pour ne pas faire peser sur les familles, par défaut de tact, un sentiment de culpabilité ;

· de mettre en place, par exemple sous l'égide d'associations assermentées par la préfecture, un soutien aux familles de victimes pour faciliter l'accès aux structures existantes (en particulier aux associations d'aide aux victimes et à l'aide juridique gratuite) : en effet, nombre de familles en deuil affirment avoir besoin d'un appui pour accomplir les démarches administratives, parfois lourdes, qui leur permettent d'être accompagnées juridiquement, socialement et psychologiquement ;

· de créer une cellule d'aide psychologique dans les quartiers après chaque assassinat, afin d'offrir un soutien à la population touchée ;

· un relogement rapide, dans un autre quartier, des familles qui vivent à proximité du lieu où leur proche a été assassiné, afin qu'elles cessent d'être quotidiennement ramenées au drame qui les a frappées.


* 828 Article R. 623-2 du code pénal : « Les bruits ou tapages injurieux ou nocturnes troublant la tranquillité d'autrui sont punis de l'amende prévue pour les contraventions de la 3e classe ». Le montant de cette contravention est de 68 euros.

* 829 Article L. 272.-4 du code de la sécurité intérieure (CSI) qui prévoit une peine de deux mois d'emprisonnement et 3 750 euros d'amende.

* 830 Initialement prévue par l'article 58 de la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 au sein de l'article L. 126-3 du code de la construction et de l'habitation, le recours à l'AFD pour cette infraction est, depuis le 1er juillet 2021, prévue par l'article L. 272-4 du CSI.

* 831 Articles 495-17 à 495-25 du code de procédure pénale fixent la procédure d'amende forfaitaire délictuelle.

* 832 Article L. 3421-1 du code de la santé publique qui prévoit une peine d'un an d'emprisonnement et de 3 750 euros d'amende.

* 833  Rapport n° 839 (2015-2016) fait par Yves Détraigne au nom de la commission des lois du Sénat sur le projet de loi, adopté par l'Assemblée nationale en nouvelle lecture, de modernisation de la justice du XXIème siècle, enregistré le 21 septembre 2016.

* 834 Décret n° 2023-1026 du 6 novembre 2023 portant application de l'article 495-18 du code de procédure pénale relatif au paiement immédiat du montant de l'amende forfaitaire délictuelle.

* 835 Audition du 27 novembre 2023.

* 836 Le dossier législatif est accessible en ligne.

* 837 Audition du 5 mars 2024.

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