B. CRÉER LES CONDITIONS DE L'INCORRUPTIBILITÉ DANS LA SPHÈRE PUBLIQUE COMME DANS LA SPHÈRE PRIVÉE

Dans son « État de la menace 2023 », l'Office antistupéfiants (Ofast) insiste sur le rôle de la corruption pour faciliter le trafic : « la compromission de professionnels susceptibles de protéger ou de favoriser le trafic est un véritable outil au service du trafic de stupéfiants ».

Sont notamment visées les professions qui répondent à des besoins spécifiques :

· la sécurisation des flux (douaniers, dockers, chauffeurs routiers, etc.) ;

· la facilitation des activités (agents susceptibles de fournir des informations sensibles, d'alerter sur des enquêtes en cours ou de fournir des véhicules ou des locaux) ;

· la garantie de l'impunité (professions permettant aux trafiquants d'opérer leurs activités sans être inquiétés)854(*).

Outre la gestion du risque corruptif tout au long de la carrière des agents publics, il est donc impératif de renforcer l'étanchéité des sphères publique et privée à la corruption. La lutte contre la corruption apparaît en effet comme l'un des piliers d'une approche globale de la lutte contre le narcotrafic.

1. Mieux détecter les usages anormaux des fichiers et les comportements suspects

L'augmentation de la consultation des fichiers fait partie des tendances observées par le groupe de travail de l'AFA et de l'OCLCIFF sur la corruption en relation avec la criminalité organisée855(*) ; les informations détenues dans ces fichiers faisant l'objet d'un intérêt marqué de la part des narcotrafiquants (voir supra). Un sous-groupe dédié à la thématique de la consultation des fichiers sensibles a d'ailleurs été créé pour proposer des réponses et partager des bonnes pratiques.

Les administrations concernées, et en particulier la police et la gendarmerie, semblent désormais s'être saisies de cette problématique, à la fois par des actions de prévention (rappel des règles, fiches mémo) et par la sanction a posteriori des personnels ayant outrepassé leurs prérogatives.

Toutefois, pour reprendre le triptyque « prévention, détection, sanction », cette approche présente un angle mort : la détection a priori des usages suspects, qui peuvent être le signe d'une compromission. En effet, dans la quasi-totalité des cas, la détection se fait de manière incidente ou fortuite, par l'intermédiaire d'investigations distinctes ou de découvertes par hasard. De là découle l'impératif de disposer d'outils qui ne visent plus seulement à détecter ex post mais à prévenir ex ante les accès illicites.

C'est pour répondre à cette faille que l'inspection générale de la police nationale porte l'idée d'un algorithme pour détecter les consultations et les utilisations suspectes des fichiers de police, en soutien du contrôle hiérarchique, incontournable pour révéler d'éventuelles pratiques corruptives856(*). Cette proposition recueille le plein soutien de la commission d'enquête, qui souhaite la mise en place d'un outil interministériel ayant bénéficié, pour sa mise en oeuvre, de l'expertise de l'AFA. L'objectif est de passer d'un système de détection a posteriori à un système de traçage des connexions, sur lequel serait appliqué l'algorithme.

À titre d'exemple, l'inspection générale de la gendarmerie nationale dispose d'un bureau - le bureau de l'audit, de la protection et de la gouvernance des données (BAPGD) - dont le rôle est de s'assurer de l'utilisation conforme des traitements automatisés de données à caractère personnel. Ce bureau contrôle les connexions des personnels, soit à son initiative, soit sur demande (échelons territoriaux de commandement), soit sur réquisition judiciaire, sur sollicitation soit de Tracfin, soit des douanes. Cette approche a été présentée au groupe de travail précité de l'AFA et de l'OCLCIFF, l'objectif étant qu'elle puisse servir de base au « développement d'un outil permettant de mieux surveiller et contrôler les fichiers, de façon préventive et non plus seulement sur demande »857(*).

La mise en place d'un tel système aurait par ailleurs un effet dissuasif : s'ils savent que leurs accès sont tracés et que les anomalies sont plus facilement détectables, les agents auront d'autant moins intérêt à prendre le risque d'accéder aux fichiers. Le rapport risque/avantage se renverse.

La commission d'enquête ne peut d'ailleurs s'empêcher de souligner qu'il lui semble délicat de promouvoir la constitution d'un grand fichier « crim org » (voir supra) sans que la question de la traçabilité des accès et de leur contrôle n'ait été résolue en amont.

Pour autant, la gestion des habilitations aux applicatifs et le renforcement du suivi des consultations de fichiers demeurent primordiaux et des marges d'amélioration demeurent en la matière. La revue des habilitations devrait être systématiquement intégrée au plan annuel de contrôle interne et des « packs d'habilitation » envisagés. Un tel système a été mis en place pour le fichier central des traitants de sources : chaque profil (autorité hiérarchique, superviseur, personne « ressource », contrôleur et traitant858(*)) dispose de droits d'accès différents, pour des informations précises. De même, la création, la radiation et la réactivation d'une fiche source ainsi qu'une demande de rémunération génèrent des alertes mail. L'Ofast a également renforcé le contrôle d'accès à ses données stockées sur le réseau informatique en créant des « groupes de sécurité », c'est-à-dire des groupes d'utilisateurs autorisés à accéder à une donnée en particulier et paramétrés par le service informatique de la direction nationale de la police judiciaire. La modification de l'architecture du réseau, de la liste des groupes de sécurité et de leur composition est soumise à la validation expresse de la direction de l'Ofast.

Le contrôle interne hiérarchique a un rôle clé à jouer, en tant qu'intervenant de « premier niveau » : la consultation des fichiers doit faire l'objet d'un contrôle annuel et les constats et les recommandations tirés de ces contrôles être soumis au directeur de l'administration centrale concernée. Il revient également à l'autorité hiérarchique de pouvoir demander à retirer une habilitation, au titre de son contrôle interne, et éventuellement d'ouvrir une enquête judiciaire et/ou administrative.

2. « Pénaliser » davantage la corruption

Outre une faible identification dans les dossiers ouverts pour infractions à la législation sur les stupéfiants - il a été rappelé que les faits de corruption n'étaient pas systématiquement poursuivis sous cette qualification pénale - la corruption fait également l'objet d'un suivi limité. La commission d'enquête défend au contraire une approche globale et un continuum entre le judiciaire et l'administratif.

À l'instar du blanchiment, les atteintes à la probité devraient être systématiquement recherchées dans les enquêtes portant sur du trafic de stupéfiants. L'antenne de l'Ofast au Havre a par exemple tout juste commencé à poser les bases d'une coopération plus étroite avec l'OCLCIFF859(*) - ce type de coopération devrait devenir la norme dans chacune des antennes de l'Office. Elle doit permettre d'apporter une expertise supplémentaire aux enquêteurs spécialisés dans le trafic de stupéfiants, ce qui doit en retour permettre d'incriminer davantage de « facilitateurs » du trafic, qui n'auraient pas pu être qualifiés de complices. Il est rappelé qu'un certain nombre de techniques spéciales d'enquête peuvent être utilisées pour caractériser des infractions liées à la corruption, lorsqu'elle est liée à la criminalité organisée.

Le rapporteur soutient à cet égard une extension de la liste des incriminations860(*) de la criminalité organisée à la corruption, en tant qu'outil de la criminalité organisée ou du trafic de stupéfiants. Cette extension permettrait notamment de pouvoir recourir à une garde à vue de 96 heures, ce qui est déjà le cas par exemple pour des suspicions de blanchiment du produit, des revenus et des choses provenant des infractions commises en bande organisée.

Ensuite, si les enquêtes ouvertes pour corruption n'aboutissent pas à des poursuites ou à des condamnations, les éléments recueillis à cette occasion constituent des indices, des informations à exploiter, par exemple en renseignement. Comme la commission d'enquête a eu l'occasion de le rappeler, en matière de lutte contre le narcotrafic, aucune information ne doit être « perdue ». Même si la corruption n'est pas toujours caractérisée pénalement et ne fait pas l'objet de poursuites, elle existe et elle est même « en réalité plus répandue qu'on ne le pense »861(*).

Outre l'exploitation des informations, une coordination plus étroite entre les inspecteurs chargés de l'enquête administrative et les magistrats parquetiers ou instructeurs chargés de l'enquête judiciaire est de nature à permettre de traiter l'ensemble du spectre des atteintes à la probité. Il s'agirait notamment de permettre aux inspections de pouvoir accéder à certaines informations contenues dans le dossier d'enquête judiciaire avant même l'engagement des poursuites862(*), et sur autorisation du procureur ou du magistrat instructeur. Ce qui ne sera peut-être pas poursuivi au pénal pourrait faire l'objet d'une sanction disciplinaire et conduire à proposer de nouvelles mesures de prévention ou de remédiation, au profit d'une plus grande étanchéisation de la sphère publique au narcotrafic.

Les juridictions pourraient en retour bénéficier de partenariats beaucoup plus développés avec les administrations signalantes telles que Tracfin, mais aussi les préfectures, l'administration fiscale, les douanes, l'AFA, la HATVP863(*) ou les chambres régionales et territoriales des comptes, ainsi qu'avec l'ensemble des professions réglementées, et en particulier les notaires, les commissaires aux comptes, les administrateurs et les mandataires judiciaires864(*). Ces partenariats doivent conduire à susciter davantage de signalements au titre de l'article 40 du code de procédure pénale - la commission d'enquête défendra la même approche de sensibilisation des acteurs privés s'agissant de la lutte contre le blanchiment des capitaux.

Enfin, un lien plus systématique doit être établi entre les juridictions et l'Agence française anticorruption. Cette dernière dénombre environ 900 décisions de justice par an dans des dossiers d'atteinte à la probité. Toutes ne lui sont pas transférées alors même qu'elles pourraient utilement nourrir le travail de cartographie nationale mentionné plus haut.

3. Protéger les lanceurs d'alerte

Dans le cadre du dispositif français visant à assurer la protection des lanceurs d'alerte, l'AFA a été désignée autorité d'alerte externe, c'est elle qui recueille et traite les signalements pour certains faits d'atteintes à la probité ; la protection étant octroyée aux lanceurs d'alerte par le Défenseur des droits. D'un point de vue strictement juridique, l'AFA est l'autorité externe désignée pour les signalements d'atteinte à la probité en matière de marchés publics et de violations portant atteinte aux intérêts de l'Union européenne, mais elle peut recevoir des alertes externes portant sur des risques corruptifs en relation avec la criminalité organisée. Sa compétence en la matière pourrait faire l'objet d'une clarification.

Elle peut donc recevoir des signalements portant sur des soupçons de corruption, dans la sphère publique comme dans la sphère privée, et les transmettre soit à l'autorité judiciaire soit aux administrations concernées. 430 signalements externes ont été reçus par l'Agence française anticorruption en 2023, mais peu semblent en lien avec la criminalité organisée865(*).

Pour autant, comme la directrice de l'AFA l'a expliqué en audition, ce mécanisme externe n'est pas suffisant, l'existence de mécanismes d'alerte interne est tout aussi essentielle dans la détection de la corruption en relation avec la criminalité organisée, et en particulier avec le narcotrafic.

Si l'AFA opère bien une distinction entre les dispositifs d'alerte interne anticorruption et la protection des lanceurs d'alerte, elle indique néanmoins avoir adopté une approche pragmatique en la matière. Ainsi indique-t-elle, dans ses recommandations : « 513. Différents dispositifs d'alerte professionnelle coexistent, il est conseillé, dans un souci de lisibilité, lorsque c'est juridiquement possible, la mise en place d'un dispositif technique unique de recueil des signalements, qui feront l'objet de traitement approprié.

« 514. La mise en place d'un dispositif technique unique de recueil suppose d'ouvrir la possibilité de signalement non seulement aux personnels, mais aussi aux collaborateurs extérieurs et occasionnels ou aux ordres professionnels. Il peut également être rendu public »866(*).

Dès lors, en plus des dispositifs développés pour les agents publics, dont la reconfiguration et la consolidation ont été proposées par la commission d'enquête, les dispositifs mis en place par les administrations doivent pouvoir recevoir les alertes des personnels de la sphère privée (prestataires externes en détention, logisticiens, personnels portuaires et aéroportuaires). En matière portuaire, la commission d'enquête a défendu la mise en place d'un dispositif national de signalements, avec la possibilité de les anonymiser.

Les mécanismes d'alerte doivent également permettre aux agents publics ou privés qui, n'ayant pas cédé aux tentatives de corruption par de l'argent ou des cadeaux ou ayant cédé une première fois mais refusant de continuer, se trouvent soumis à des menaces, à des intimidations voire à des violences. Pour reprendre les propos d'un membre de l'antenne de l'Ofast du Havre, une fois qu'une personne a accepté de l'argent, même une fois, elle se retrouve prise dans un engrenage, jusqu'à la violence867(*).

« L'adhésion forcée » ne peut être négligée dans les tactiques employées par les organisations criminelles pour obtenir d'un agent public ou d'un salarié qu'il leur rende service ou qu'il convainque ses collègues d'en faire autant. Les menaces à l'encontre des dockers, qui se sont traduites par des actes de torture, d'enlèvements-séquestrations et même de meurtre dans un cas, ont fortement affecté la perception du risque corruptif au sein de cette profession, particulièrement exposée. Les personnels des bailleurs sociaux sont eux aussi exposés à ces menaces, alors qu'ils sont régulièrement en première ligne face aux points de deal (installation devant un immeuble, utilisation d'espaces communs ou d'appartements comme lieux de stockage).

Des mesures de protection ad hoc doivent pouvoir être mises en place, pour la personne approchée comme pour sa famille, au-delà de la protection fonctionnelle qui est importante mais qui ne concerne que les agents publics. Les organisations criminelles n'hésitent en effet pas à cibler les enfants des personnels visés, en les menaçant ou en leur demandant, contre plusieurs dizaines de milliers d'euros, de dérober un badge ou de donner des informations sur leurs parents. Ces mesures pourraient aller jusqu'à l'éloignement, avec une rémunération compensatoire.

4. Intégrer au dispositif de lutte contre la corruption des acteurs « périphériques »

Créer des conditions de nature à limiter fortement le risque de corruption en lien avec le narcotrafic suppose nécessairement une implication des acteurs privés périphériques, tels que les logisticiens, les personnels portuaires et aéroportuaires ou encore les prestataires dans les prisons. Les organisations criminelles cherchent à identifier les personnels les plus vulnérables, leur statut importe peu, tant qu'ils sont en mesure de leur permettre d'exploiter une faille dans le circuit logistique ou dans le dispositif de contrôle et de répression mis en place par les autorités pour entraver le trafic de stupéfiants. Outre les agents publics des forces de sécurité intérieure, qui peuvent « fermer les yeux » sur le trafic, et les agents municipaux, qui peuvent faciliter le stockage des stupéfiants, il peut notamment s'agir :

· des dockers ou du personnel de compagnies maritimes, qui renseignent les organisations criminelles sur une arrivée de stupéfiants par conteneurs ou qui gèrent des opérations de manutention nécessaires à leur récupération et à leur circulation sur les zones portuaires. Ainsi, si les Jirs ont été saisies de trois dossiers en lien avec les dockers sur la période 2004-2014, ce nombre est passé à 19 sur la période 2015-2021868(*) ;

· des employés de sociétés aériennes et aéroportuaires, tels que les agents de piste ou les bagagistes, ou encore les personnels navigants, qui facilitent la circulation des produits ;

· des salariés et/ou gérants de sociétés de location de véhicules ainsi que des chauffeurs routiers, qui facilitent le transport de la marchandise869(*).

À l'instar des agents publics, l'intégration de ces personnels périphériques au dispositif anticorruption passe par trois actions : la sensibilisation, l'accès aux dispositifs d'alerte (voir supra) et la sécurisation des accès.

En audition, Emmanuel Razous, directeur adjoint de l'administration pénitentiaire, a par exemple indiqué que les actions de sensibilisation au risque corruptif dédiées au personnel pénitentiaire s'adressaient également aux prestataires , qui sont en contact avec les détenus et peuvent faire entrer des objets en détention870(*). Des « formations actions » leur sont donc proposées.

La douane a quant à elle mis en place une démarche de sensibilisation des entreprises de la logistique portuaire et aval par le biais des pôles d'action économique, qui sont en contact direct avec elles. Différents outils de sensibilisation aux facteurs internes et externes de risque ont été déployés (affiches, flyers, présentations type, téléphone de contact)871(*), l'approche par les réseaux sociaux devant faire l'objet d'une mise en garde spécifique.

Plus généralement, les actions mises en place à destination des douaniers et des forces de sécurité intérieure trouveraient utilement à s'adapter aux spécificités des acteurs « périphériques », tels que les employés des bailleurs sociaux, les transporteurs routiers ou encore les intermédiaires logistiques portuaires et aéroportuaires, à travers, par exemple, des modules de formation. Ces actions doivent concerner tant les personnels permanents que les personnels temporaires, et le plus en amont possible. À titre d'exemple, pour anticiper et tenter de prévenir leur « recrutement » par des organisations criminelles, le parquet d'Anvers a entrepris de sensibiliser les étudiants dès l'université, en amont de stages ou d'une prise de poste sur le port.

Outre la nécessité de créer les conditions d'une incorruptibilité, il s'agit aussi, à court terme, d'entraver les stratégies de report des narcotrafiquants. L'audit de l'IGF et de l'inspection des services de la douane sur la prévention de la corruption des douaniers sur les grandes plateformes a été lancé après que la directrice générale des douanes et des droits indirects a été alertée de la pression croissante exercée par les organisations criminelles sur les grands ports du nord de l'Europe, Anvers et Rotterdam872(*). Les actions rigoureuses mises en place par les autorités belges et néerlandaises font craindre, à l'instar du renforcement des contrôles des conteneurs, un report des organisations criminelles vers des plateformes plus friables. La « mise à niveau » du dispositif anticorruption constitue dès lors un impératif.

Dans ce contexte, les audits conduits par la direction générale des infrastructures, des transports et des mobilités (DGITM) doivent désormais, eux aussi, intégrer pleinement le risque corruptif. C'est une composante incontournable des mesures de sécurisation portuaires portées par la commission d'enquête (badge, vidéosurveillance, zones d'accès restreint, audit), et dont fait partie le criblage systématique et régulier des personnels privés intervenant sur les plateformes portuaires. À Anvers, les 1 600 employés du port ont été criblés avant que leur badge ne leur soit octroyé873(*).

Il est dommage que le ministre de l'économie et des finances ait attendu le mois de février 2024 pour demander à l'AFA de conduire un contrôle sur l'ensemble des grands ports maritimes afin, et enfin, « de dresser un état des lieux précis des processus de prévention et de détection des risques de corruption dans les ports »874(*). La porosité des infrastructures portuaires n'est pourtant pas une nouveauté et il conviendra, à la suite du contrôle de l'AFA, de pleinement mobiliser les gestionnaires portuaires et la DGITM sur ce sujet875(*). L'AFA permet toutefois une approche initiale intéressante en ce qu'elle permet, pour citer les mots de sa directrice, de « contrôler tout un écosystème, dans ses différentes composantes [acteurs publics et privés], sur ses liens éventuels avec la criminalité organisée »876(*). Certains ports sont par ailleurs soumis aux obligations de l'article 17 de la loi Sapin II, l'AFA pouvant s'assurer de leur respect (cartographie des risques, mécanismes de détection et d'alerte, dispositifs de prévention, de remédiation et de sanctions).

Le criblage effectif et continu doit également concerner les personnels privés aéroportuaires, en incluant l'aspect « corruption » comme un composant à part entière. Aujourd'hui en effet, les audits menés par la direction générale de l'aviation civile (DGAC) se concentrent quasi exclusivement sur la lutte contre le terrorisme et ne sont pas axés sur la lutte contre le trafic de stupéfiants877(*). En particulier, la DGAC a développé un traitement informatisé des titres de circulation et des habilitations avec un criblage semestriel, centré sur la prévention des risques liés à la radicalisation des personnels. Dans un contexte où le narcotrafic constitue désormais une menace pour les intérêts fondamentaux de la Nation, les audits de sûreté de la DGAC doivent davantage tenir compte de cette dimension ainsi que du risque corruptif.

Comme pour la sécurisation des infrastructures portuaires (voir supra), une grande partie des mesures proposées par la commission d'enquête pour intégrer les acteurs de la sphère privée à la lutte contre la corruption en lien avec la criminalité organisée supposera de renforcer le partenariat entre les acteurs publics et privés. C'est l'un des axes d'actions de l'Alliance des ports européens, qui vise à lutter non seulement contre le trafic de stupéfiants mais également contre l'infiltration des ports par les réseaux criminels. La feuille de route de l'Union européenne sur la lutte contre la criminalité organisée et le trafic de stupéfiants878(*) comprend également un volet dédié au renforcement de la coordination des opérations répressives dans les ports, qui recouvre notamment le fait d'encourager les enquêtes sur la corruption.

Enfin, la commission d'enquête n'ignore pas le risque de corruption politique. Comme on l'a déjà évoqué, la DACG a émis des alertes sur l'influence corruptrice que peut exercer le narcotrafic à l'encontre des agents municipaux et des élus locaux, la politique étant le dernier maillon de la chaîne mafieuse après l'économie et le territoire879(*). Dans quelques dossiers, des personnes mises en cause pour infractions à la législation sur les stupéfiants ont été recrutées dans des échelons assez élevés des administrations municipales, parfois même sur des emplois fictifs.

Les éléments obtenus par la commission d'enquête laissent apparaître que le phénomène est encore limité, bien que le risque corruptif soit là aussi élevé et qu'il doive être considéré comme un sujet de préoccupation majeur. Pour prévenir les tentatives de corruption comme les menaces, les élus doivent pouvoir bénéficier des mêmes dispositifs que les agents publics et privés : des actions de sensibilisation et des mécanismes d'alerte. Les sanctions doivent également être à la hauteur des compromissions, en particulier s'agissant d'élus.

Recommandation n° 30 de la commission d'enquête : ne pas céder au piège de la corruption de « basse intensité »

· Assurer la traçabilité des accès aux fichiers de la police et de la gendarmerie et développer un traitement automatisé pour détecter les utilisations suspectes ;

· Donner toute sa place au contrôle interne dans la lutte contre l'utilisation abusive des fichiers (contrôle hiérarchique, revue annuelle des habilitations, mise en place de packs d'habilitations, avec une gestion différenciée des accès) ;

· Assurer une coopération plus étroite entre les antennes de l'Office antistupéfiants et l'Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales ;

· Étendre la liste des incriminations de la criminalité organisée à la corruption ;

· Assurer une coordination plus étroite entre les inspecteurs chargés des enquêtes administratives et les magistrats parquetiers ou instructeurs chargés des enquêtes judiciaires sur des faits de corruption commis par des agents publics (assouplissement du droit d'accès aux informations contenues dans le dossier d'enquête, remontée d'informations) ;

· Développer les partenariats avec les administrations « signalantes » (Tracfin, douanes, Agence française anticorruption, direction générale des finances publiques, Haute Autorité pour la transparence de la vie publique) ainsi qu'avec les professions réglementées (notaires, commissaires aux comptes, administrateurs et mandataires judiciaires) ;

· Garantir que les dispositifs d'alerte interne puissent également traiter les signalements des lanceurs d'alerte ainsi que les signalements de personnels privés approchés par les organisations criminelles ;

· Développer des mesures de protection ad hoc pour les personnes approchées et menacées par les organisations criminelles ;

· Impliquer davantage les acteurs privés « périphériques » dans les dispositifs anticorruption en développant des actions de sensibilisation à leur égard ;

· Cribler systématiquement et régulièrement les personnels des plateformes portuaires et aéroportuaires ;

· Intégrer pleinement le risque corruptif dans les audits des plateformes portuaires et aéroportuaires respectivement menés par la direction générale des infrastructures, des transports et des mobilités et par la direction générale de l'aviation civile.


* 854 Office antistupéfiants, État de la menace 2023.

* 855 Agence française anticorruption, Groupe de travail sur le risque corruptif en relation avec la criminalité organisée - Compte rendu des échanges et relevés de conclusion, 27 septembre 2023.

* 856 Réponse de l'inspection générale de la police nationale au questionnaire du rapporteur.

* 857 Audition de Jean-Michel Gentil, chef de l'inspection générale de la gendarmerie nationale, 13 février 2024.

* 858 Voir supra pour une description plus détaillée de la gestion des informateurs.

* 859 Selon les informations transmises lors du déplacement de la commission d'enquête au Havre, 18 janvier 2024.

* 860 Visées à l'article 706-73 du code de procédure pénale.

* 861 Audition d'Isabelle Jégouzo, directrice de l'Agence française anticorruption, 12 février 2024.

* 862 L'article 11-2 du code de procédure pénale subordonne actuellement l'exercice du droit de communication à des poursuites judiciaires engagées contre l'agent.

* 863 L'Agence française anticorruption et la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique disposent d'un cadre légal spécifique pour leurs échanges avec l'autorité judiciaire.

* 864 Ainsi d'ailleurs qu'avait pu le recommander le garde des Sceaux dans la circulaire du 13 mars 2023 relative à la politique pénale territoriale pour la Corse. De tels partenariats doivent pouvoir être déployés dans l'ensemble des ressorts judiciaires.

* 865 D'après les éléments transmis par l'Agence française anticorruption en réponse au questionnaire du rapporteur.

* 866 Agence française anticorruption, «  Recommandations destinées à aider les personnes morales de droit public et de droit privé à prévenir et à détecter les faits de corruption, de trafic d'influence, de concussion, de prise illégale d'intérêts, de détournement de fonds publics et de favoritisme », décembre 2020 (dernière mise à jour).

* 867 Déplacement de la commission d'enquête au Havre, 18 janvier 2024.

* 868 D'après les documents transmis par la direction des affaires criminelles et des grâces.

* 869 D'après les documents transmis par l'Agence française anticorruption et l'Office antistupéfiants.

* 870 Audition à huis clos du 30 janvier 2024.

* 871 D'après les informations transmises par la direction générale des douanes et des droits indirects (DGDDI) et par l'inspection des services de la DGDDI en réponse au questionnaire du rapporteur.

* 872 Audition de Christine Dubois, adjointe à la cheffe de l'inspection des services à la direction générale des douanes et des droits indirects, 13 février 2024.

* 873 D'après les informations transmises lors du déplacement à Anvers, 20 mars 2024.

* 874 Propos tenus par Bruno Le Maire, ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique en audition, le 26 mars 2024.

* 875 Selon la lettre de mission adressée à l'Agence française anticorruption par le ministre de l'économie et des finances et par le ministre de l'intérieur et des outre-mer, un rapport provisoire devrait être rendu à l'été et un rapport définitif à la fin de l'année 2024.

* 876 Propos tenus en audition, 12 février 2024.

* 877 Selon les documents transmis par l'Agence française anticorruption.

* 878  Communication de la Commission au Parlement européen et au Conseil sur la feuille de route de l'UE en matière de lutte contre le trafic de drogue et la criminalité organisée, 18 octobre 2023.

* 879 Direction des affaires criminelles et des grâces, « Trafics de stupéfiants : état des lieux et évolutions actuelles », novembre 2023.

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