B. ... QUI NE PEUVENT CONDUIRE QU'À DES RÉSULTATS DÉCEVANTS, EN DÉPIT DE L'IMPLICATION DES SERVICES

1. Le succès mitigé des mesures mises en place pour lutter contre le trafic en provenance de Guyane
a) Des mesures administratives et de simplification efficaces, mais une réponse judiciaire limitée

La mise en oeuvre des procédures simplifiées (cf. supra), dont le champ a été étendu aux saisies de cocaïne inférieures à quatre kilogrammes (contre deux kilogrammes avant le mois de juillet 2022), a permis de réduire la pression sur les services répressifs et notamment sur l'Ofast.

Au premier semestre 2022, la simplification des procédures se serait en effet traduite par une diminution de 25 % du nombre de dossiers traités par l'antenne de l'Ofast en Guyane337(*), ce qui aurait permis aux enquêteurs de davantage se focaliser sur les réseaux criminels. La mission d'information du Sénat sur le trafic de stupéfiants en provenance de Guyane avait d'ailleurs recommandé, dès 2020, de recentrer l'action de l'Ofast sur le traitement des commanditaires et sur le démantèlement des réseaux. Pour autant, les éléments obtenus en audition tendent à nuancer ce constat, la saturation des services d'enquête étant devenue une réalité tout aussi quotidienne que préoccupante pour les forces de sécurité intérieure positionnées en Guyane.

Les résultats apparaissent bien plus contrastés pour la douane, en dépit de la simplification de la procédure, avec la possibilité de dresser un procès-verbal de saisie jusqu'à quatre kilogrammes. La procédure aménagée s'est tout d'abord traduite par un alourdissement de la charge de travail des douaniers, dont les effectifs sont moins nombreux que ceux des forces de sécurité intérieure - le temps de traitement d'une même personne s'étant paradoxalement allongé. Toutefois, pour ce qui concerne les remises douanières à un service de police judiciaire, la situation se serait améliorée avec l'accroissement des effectifs de l'antenne de l'Ofast à Orly et une prise en charge accrue par le service départemental de police judiciaire du Val-de-Marne. Ce point est positif : pendant longtemps, l'Ofast, en dépit de la compétence qui lui avait été attribuée pour la prise en charge des mules in corpore, refusait de traiter les arrivées à Orly après 18 heures338(*).

Si les services soutiennent que certaines des constatations ont donné lieu à des enquêtes approfondies de l'Ofast pour remonter les filières, il est à craindre que la priorité donnée à la lutte contre l'embolisation ne se fasse au détriment de procédures certes plus longues, mais aussi plus à même d'avoir un effet curatif à long terme. La commission d'enquête ne dispose par ailleurs d'aucune information concernant le taux de recouvrement des transactions douanières, proposées dans le cadre de la procédure aménagée. Ces transactions, qui ont pour effet d'éteindre l'action douanière en contrepartie du paiement d'une somme financière, sont en effet adressées à des populations généralement vulnérables, ce qui pose la question de l'effectivité des sanctions appliquées aux « mules » dans le cadre de la procédure aménagée.

Il ne s'agit ainsi que de mesures palliatives, qui répondent davantage à l'urgence de la situation qu'à un objectif de long terme de démantèlement des filières et de dissuasion des passeurs. Comme l'ont expliqué plusieurs personnes entendues en audition, le trafic en Guyane repose à la fois sur des organisations très structurées et puissantes financièrement, mais aussi sur des petits réseaux plus artisanaux, le faible prix de la cocaïne dans la région permettant à un petit groupe d'individus de se lancer dans le trafic à moindre coût, mais avec une perspective de forte rentabilité.

Ainsi, le groupe de travail sur les mules, qui a rendu ses conclusions au mois de juillet 2018339(*), avait bien recommandé de renforcer les investigations sur les filières et de ne plus systématiser le recours aux comparutions immédiates, qui ne permettent pas d'obtenir du renseignement suffisant. C'est pourtant le choix qui a été fait dans le cadre du plan national de lutte contre les stupéfiants, à rebours de l'objectif de démantèlement des réseaux et d'assainissement de la situation sécuritaire dans le territoire.

b) Une stratégie de « bouclier », mais au profit de qui ?

Les contrôles à 100 % ont indéniablement eu des effets positifs : ils ont envoyé un signal clair quant à la mobilisation de l'ensemble des services de l'État pour lutter contre les organisations qui recourent à des passeurs et ils ont eu un effet dissuasif. L'envoi d'un SMS en amont aux passagers, pour leur demander d'arriver plus tôt pour pouvoir passer les contrôles, conduit à un nombre plus élevé de no-shows.

Pour autant, cette logique du « bouclier » semble davantage tournée vers la protection de la métropole que vers celle des territoires ultramarins, justifiant le sentiment d'abandon des habitants, des élus et des services répressifs.

(1) Des résultats appréciés à l'aune des arrivées de cocaïne sur le territoire métropolitain

Les données transmises par la direction territoriale de la police nationale de Guyane340(*) indiquent que les saisies de cocaïne dans les aéroports d'Orly et de Roissy ont diminué de 58 % entre 2022 et 2023, passant de 526 kilogrammes à 221 kilogrammes, et que le nombre d'interpellations a chuté de 56 % sur la même période, passant de 311 à 138. De même, les services d'enquête soulignent la diminution du nombre de « mules » en partance pour les aéroports parisiens - ou même son « effondrement », pour reprendre le terme employé par Yves Le Clair, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Cayenne341(*).

La commission d'enquête en tire la conclusion que le succès des contrôles à 100 % et des mesures déployées dans le cadre du plan de lutte contre le phénomène des « mules » est apprécié à l'aune de ce qui arrive sur le territoire métropolitain - ou plutôt du ralentissement de ces flux - sans se soucier des effets de report sur la Guyane et les Antilles. Que deviennent ces passeurs ? Comment sont-ils pris en charge ? Dans combien de temps vont-ils recommencer ? Voilà autant de questions auxquelles les indicateurs d'efficacité retenus par le Gouvernement n'apportent aucune réponse, alors même qu'elles ont un impact lourd sur la vie locale.

Cette négligence est d'autant plus inacceptable que la présence du trafic en outre-mer, qu'il parvienne ou non à gagner l'Hexagone, a des conséquences dramatiques sur la sécurité des habitants. En Martinique, on a « régulièrement l'écho de l'existence de hitmen, de tueurs notamment d'origine saint-lucienne qui peuvent être recrutés afin d'exécuter des contrats » et les violences sont « facilitées par l'importante circulation des armes à feu : ces dernières peuvent être destinées à protéger le trafic de stupéfiants ou constituer en elles-mêmes une cargaison à part entière qui sera acheminée en Guadeloupe ou en Martinique, notamment à partir de Sainte-Lucie, qui les reçoit principalement des États-Unis ». Comme en métropole, « le risque de finir sa vie de manière prématurée lors d'un épisode de confrontation violente lié aux trafics de toute nature est totalement intégré par les trafiquants de la zone »342(*). De la même manière, en Guadeloupe, la commissaire Camille Blanc-Tichy, cheffe du service territorial de la police judiciaire, rapportait avoir constaté une très forte augmentation de la circulation des armes à feu (40 armes y ont été saisies en lien avec le narcotrafic en 2023) et rappelait que le taux d'homicide du territoire est sept fois supérieur à la moyenne nationale343(*).

(2) Un déport sur le vecteur maritime et sur les Antilles

Par ailleurs, les mesures mises en place autour de la plateforme aéroportuaire de Cayenne ont immédiatement mené à la mise en place de deux grandes stratégies de contournement par les narcotrafiquants : le report vers le vecteur maritime, notamment depuis le port de Dégrad des Cannes (Guyane), et le passage par les aéroports et les ports des Antilles.

Ainsi, sur les neuf premiers mois de l'année 2022, la gendarmerie nationale a interpellé 48 passeurs à l'aéroport de Pointe-à-Pitre, contre 33 en 2021 (+ 45 %), et saisi 148 kilogrammes de cocaïne, contre 64 en 2021 (+ 131 %)344(*). La direction territoriale de la police nationale de Guadeloupe a confirmé cette évolution en 2023 : alors qu'elle avait interpellé 35 passeurs en 2022, 48 l'ont été en 2023 (+ 38 %)345(*), la majorité ayant ingéré la cocaïne. Ces personnes viennent tant de Guyane que de filières locales d'approvisionnement346(*), très certainement installées en Guadeloupe pour contourner les contrôles mis en place à Cayenne. Deux « mules » in corpore sont décédées par overdose en 2023.

En audition, la direction interrégionale des douanes Antilles-Guyane a confirmé avoir constaté la même évolution, à laquelle s'ajoute l'arrivée de mules depuis la métropole et la structuration de nouveaux réseaux, nigérians notamment : lors de son audition, Alexandre Huguet, chef de l'antenne de l'Ofast Caraïbes, soulignait ainsi que « les réseaux nigérians envoient de plus en plus directement des ressortissants nigérians en possession de passeports espagnols, italiens ou allemands de Paris vers la Guadeloupe ou la Martinique »347(*). Deux contrôles à 100 % ont été expérimentés au départ de Fort-de-France : résultat, environ une dizaine de passeurs ont été interpellés, sur un total de 150 passagers348(*).

Par ailleurs, faute de disposer des moyens nécessaires, il est à craindre que les services d'enquête et la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED) ne puissent pleinement se montrer proactifs quant à l'identification des voies de contournement empruntées par les organisations criminelles. La mise en place de deux Cross nationales thématiques dédiées au portuaire et à l'aéroportuaire ne peut suffire à pallier l'absence de moyens dédiés au plus près du terrain.

2. Une implication sans faille des services, mais des moyens techniques qui tardent à être mis en oeuvre

Face à tant de contraintes, l'implication des forces de sécurité intérieure, des douaniers et de l'autorité judiciaire dans les territoires d'outre-mer ne peut être que soulignée et saluée par la commission d'enquête.

Dans l'affrontement asymétrique qui oppose les services régaliens aux narcotrafiquants, ces derniers ont parfaitement su tirer profit de la capacité d'action limitée des forces de sécurité intérieure, des douanes et de l'autorité judiciaire, qui manquent tant de renforts humains que de moyens techniques. En enregistrant plusieurs dizaines de convoyeurs par vol, ils s'engagent dans une stratégie de saturation des services, embolisés après la prise en charge de quelques personnes seulement.

Comme l'expliquait Camille Blanc-Tichy, cheffe du service territorial de la police judiciaire de Guadeloupe : « C'est également chronophage pour les services de la voie publique de la police nationale. En effet, il faut garder ces mules, qui doivent garder les personnes concernées à l'hôpital parfois six à dix jours en attendant l'expulsion des boulettes de cocaïne, limitant la présence de la police sur la voie publique puisque les effectifs sont à l'hôpital pour assurer la garde des mules. Deux overdoses de mules sont survenues cette année en Guadeloupe ; il n'y en avait pas eu en 2022. Cette situation oblige les services publics à se réunir autour de cette problématique, non seulement avec le tribunal judiciaire et les douanes, mais également avec l'hôpital, pour qui il s'agit d'une problématique nouvelle à gérer »349(*).

Sans aucune préoccupation pour ces passeurs, rangés dans la catégorie des « pertes acceptables », les organisations criminelles savent que pour une personne arrêtée, plusieurs vont pouvoir passer.

Les interdictions de vol, les procédures simplifiées et les contrôles à 100 % visent bien à diminuer ce taux de saturation, mais certainement pas à le faire revenir à la normale. Le ministère de la justice semblait partager ce constat : dans une circulaire du 29 septembre 2022, la DACG reconnaissait que « l'effort de judiciarisation de ces situations [impliquait] un nécessaire renforcement des moyens techniques et capacitaires de l'ensemble des échelons de la chaîne de traitement, de la détection à l'application d'un régime de contrainte le temps des investigations »350(*). Un nouveau - énième - groupe de travail devait être dédié à cette question au second semestre 2022. Il n'a formellement été lancé que le 7 décembre de cette même année, et ses résultats restent inconnus à ce jour.

Quelques mois plus tard, dans une note spécialement dédiée au traitement judiciaire de la problématique des « mules » et datée du 23 juillet 2023, la DACG soulignait que « les structures créées au sein de l'Ofast (antennes de Roissy, Orly et Cayenne) sont submergées par le traitement des procédures des passeurs et n'ont pas le temps de se consacrer au démantèlement des réseaux »351(*). Le Sénat avait alerté sur ce point dès 2020, dans le cadre de la mission d'information précitée relative au trafic de stupéfiants en provenance de Guyane. Rien n'a donc changé en quatre ans, en dépit du lancement du plan national de lutte contre les stupéfiants.

?

Au final, la commission d'enquête ne peut que s'interroger sur la stratégie déployée par l'État dans les territoires d'outre-mer, et en particulier en Guyane et dans les Antilles. Inefficace, elle apparaît également contestable dans son éthique et dans ce qui constitue la base de son déploiement : doit-on accepter que la priorité du Gouvernement soit d'éviter que les stupéfiants sortent des outre-mer pour gagner l'Europe, sans aucune considération pour les enjeux soulevés par l'entrée de ces produits dans les territoires ultramarins ? Peut-on accepter d'exposer ainsi nos concitoyens ultramarins ? La commission d'enquête le refuse et proposera en ce sens plusieurs évolutions pour, qu'enfin, la problématique du narcotrafic dans les territoires ultramarins soit traitée à son juste niveau.


* 337 Selon les éléments transmis au rapporteur par l'Office antistupéfiants ainsi que par la direction des affaires criminelles et des grâces.

* 338 Direction des affaires criminelles et des grâces, « Septième bilan de la mise en oeuvre du protocole interministériel d'action renforcée contre les mules », 2022.

* 339 Direction des actions criminelles et des grâces, « La problématique des « mules » en provenance d'Antilles-Guyane. Synthèse des travaux du groupe de travail Mildeca », 30 juillet 2018.

* 340 Réponse du service territorial de la police judiciaire de Guyane au questionnaire du rapporteur.

* 341 Table ronde de magistrats de Guyane, 20 décembre 2023.

* 342 Propos tenus par Alexandre Huguet, chef de l'antenne de l'Ofast Caraïbes, lors de son audition du 18 décembre 2023.

* 343 Audition du 18 décembre 2023.

* 344 Direction générale de la gendarmerie nationale, « Le trafic de stupéfiants par mules depuis la Guyane et la zone Antilles », 30 novembre 2022.

* 345 Chiffre arrêté au 1er décembre 2023.

* 346 Réponse du service territorial de la police judiciaire de Guadeloupe au questionnaire du rapporteur.

* 347 Une évolution également confirmée par l'antenne de l'Ofast Caraïbe-Martinique, en réponse au questionnaire du rapporteur.

* 348Table ronde de magistrats de Guyane, 20 décembre 2023.

* 349 Audition du 18 décembre 2023

* 350 Direction des affaires criminelles et des grâces, Circulaire du 29 septembre 2022 relative à la politique pénale territoriale pour la Guyane.

* 351 Direction des affaires criminelles et des grâces, « Le traitement judiciaire de la problématique des « mules » de Guyane », 23 juillet 2023.

Les thèmes associés à ce dossier

Partager cette page