II. DES TERRITOIRES D'OUTRE-MER ABANDONNÉS PAR L'ÉTAT

Les alertes sur la situation sécuritaire des territoires ultramarins, et en particulier de la Guyane et des Antilles, se sont multipliées ces dernières années, sans pour autant que la réponse du Gouvernement ne soit à la hauteur des enjeux. Le plan de lutte contre le phénomène des « mules » en provenance de Guyane, par la suite intégré au plan national de lutte contre les stupéfiants, est loin d'avoir produit les effets escomptés, en dépit de la mobilisation des forces de sécurité intérieure, des douanes et des magistrats.

Une situation qui empire ?

« De fait, la criminalité guyanaise présente des spécificités au regard de l'activité des réseaux criminels implantés au Brésil et au Suriname, des difficultés engendrées par l'étendue de son territoire terrestre et maritime et la densité de la forêt guyanaise, ou des contentieux spécifiques tels que l'orpaillage illégal. Le spectre particulièrement large de la délinquance organisée (orpaillage illégal, trafics de stupéfiants locaux et internationaux, filières d'immigration clandestine, homicides, délinquance économique et financière...) ne cesse d'augmenter et de s'intensifier. Ces activités illégales sont elles-mêmes génératrices d'une délinquance induite (gangs, violences, armes, trafics en tous genres, économie parallèle, insécurité du quotidien). »

Source : Direction des affaires criminelles et des grâces, circulaire du 29 septembre 2022 relative à la politique pénale territoriale pour la Guyane

« La zone Antilles-Guyane enregistre également un taux d'homicide très élevé (7 pour 100 000 habitants contre 1,1 en métropole) qui s'explique en partie par l'existence de règlements de compte liés au trafic de stupéfiants. Des spécificités liées aux territoires sont observées telles que la grande disponibilité des armes dans les Caraïbes ou l'existence de gangs criminels, impliqués dans le trafic de cocaïne et longtemps dans des règlements de comptes meurtriers. En Polynésie-Française où les menaces et violences entre trafiquants restent sporadiques, deux règlements de comptes ont pourtant été dénombrés en 2022 faisant craindre une augmentation de la violence. »

Source : Office antistupéfiants, État de la menace liée aux trafics de stupéfiants 2023

A. DES MESURES PARCELLAIRES ET DES SERVICES SOUS-DOTÉS...

1. Une inadéquation totale entre les moyens déployés et les enjeux de la lutte contre le narcotrafic
a) Un manque criant de moyens humains et techniques, en particulier en Guyane et dans les Antilles
(1) Des renforts insuffisants
(a) Pour les services d'enquête

Si les services d'enquête situés dans les territoires ultramarins ont vu leurs effectifs être augmentés ces dernières années, ainsi que l'ont confirmé les personnes entendues en audition, l'octroi de quelques personnes supplémentaires au sein de la gendarmerie, de la police et de la douane n'est pas de nature à permettre à ces services de pouvoir traiter le narcotrafic dans toute son ampleur. L'étendue des territoires à couvrir, leur topologie peu propice à des interventions rapides ainsi que la diffusion de la violence en lien avec les trafics de toute nature ne font que renforcer ce constat.

Ainsi, en Guadeloupe, le service territorial de la police judiciaire estime qu'il faudrait a minima doubler les effectifs des unités de lutte contre les trafics de stupéfiants et l'économie souterraine (USES) et renforcer au minimum de 10 personnes l'antenne de l'Ofast, qui se compose aujourd'hui de 19 effectifs en Guadeloupe et de 8 à Saint-Martin310(*).

En Guyane, la direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN) a souligné à plusieurs reprises sa capacité judiciaire limitée « pour faire face au niveau de criminalité et de délinquance particulièrement violente constatée »311(*). Elle constatait, outre un nombre insuffisant d'enquêteurs disponibles pour lutter contre la criminalité organisée, la faiblesse des enquêtes en matière économique et financière et l'insuffisance des moyens techniques, notamment pour intercepter les communications téléphoniques312(*). Sur ce point, l'antenne de l'Ofast en Caraïbe a d'ailleurs appelé à renforcer les effectifs du détachement du service interministériel d'assistance technique (Siat) en Martinique.

La gendarmerie porte le même constat pour la Guyane que pour la Martinique, où le sous-dimensionnement des moyens humains au regard de l'ampleur des trafics ne permet ni d'exploiter l'ensemble des renseignements disponibles ni d'absorber la charge d'investigation induite313(*). La Martinique fait pourtant face à une criminalité organisée transnationale, l'île s'avérant être un territoire stratégique de transit, de commerce et de stockage, principalement de cocaïne, en raison de sa localisation géographique entre les zones de production sud-américaines et les régions de destination (Amérique du Nord et Europe). Les différends entre les délinquants locaux, d'une part, et ceux originaires des îles voisines anglophones de Sainte-Lucie et de La Dominique, d'autre part, se sont par ailleurs considérablement multipliés depuis la fin de la crise sanitaire.

Effet corollaire, la coordination a pu être négligée. Le parquet général de Cayenne avait regretté, en 2021314(*), l'absence de réunions régulières de la cellule de renseignement opérationnel sur les stupéfiants (Cross), et donc l'absence de coordination des acteurs impliqués dans la lutte contre le trafic de stupéfiants. À cet égard, la direction générale des outre-mer regrettait que les Cross ultramarines ne soient pas suffisamment dotées en personnel pour être efficientes315(*).

(b) Pour l'autorité judiciaire

S'agissant de l'organisation judiciaire, et pour ce qui concerne les dossiers à forts enjeux, la répartition s'organise de la manière suivante316(*).

Les trafics par voie aérienne sont traités par les juridictions interrégionales spécialisées (Jirs) de Fort-de-France et de Bordeaux pour les plus complexes d'entre eux. Le parquet de Bordeaux dénombre ainsi trois dossiers d'homicides en lien avec des importations de cocaïne depuis la Guyane, tandis que la Jirs de Fort-de-France est saisie d'au moins six dossiers de règlements de comptes commis sur fond de trafic de stupéfiants317(*). Pour des raisons liées aux frais de justice occasionnés et à l'absence de plus-value de Paris, les dossiers de simple « transit », c'est-à-dire de passeurs, sont traduits localement, le plus fréquemment en comparution immédiate.

Les Jirs de Paris et de Fort-de-France se répartissent les autres dossiers de trafics de stupéfiants.

La Jirs de Paris dispose en effet d'une compétence ultramarine, l'amenant à traiter par exemple des dossiers de trafics internationaux de stupéfiants initiés sur le ressort de Papeete.

La Jirs de Fort-de-France couvre les ressorts des cours d'appel de Basse-Terre, Cayenne et Fort-de-France. Elle est principalement chargée de la lutte contre le trafic maritime international de stupéfiants et étroitement associée à l'action de l'État en mer dans la zone caraïbe. La délinquance économique et financière n'a longtemps occupé qu'une part limitée du contentieux faute de moyens suffisants, et alors même que la zone était particulièrement exposée à l'investissement de l'argent sale et que les manquements à la probité étaient nombreux.

Les renforts en moyens humains annoncés pour la Guyane dans la circulaire du 29 septembre 2022 relative à la politique pénale territoriale pour la Guyane n'ont pas été à la hauteur des enjeux sur place. La création de plusieurs postes avait en effet été annoncée au regard de « l'augmentation de l'activité pénale et particulièrement des dossiers liés à la grande criminalité, le nombre de dossiers ayant fait l'objet d'une ordonnance de renvoi en attente de jugement ainsi que les délais d'audiencement actuels de la juridiction »318(*).

Lors de leur audition, les magistrats du tribunal judiciaire de Cayenne ont confirmé que les moyens alloués étaient nettement insuffisants. Les quatre cabinets d'instruction du tribunal judiciaire de Cayenne traitent en moyenne 142 dossiers319(*), alors que le chiffre moyen permettant d'instruire correctement les dossiers et dans des délais raisonnables est évalué à 70 par l'Association française des magistrats instructeurs. Le tribunal judiciaire de Cayenne ne compte pas non plus de chambre pénale dédiée, faute de personnels disponibles, et la tenue « d'audiences spéciales », qui permettent de juger plusieurs dossiers ensemble, est peu fréquente en raison du manque de magistrats instructeurs et de greffiers. La juridiction se trouve en parallèle submergée par les contentieux liés à la lutte contre l'orpaillage illégal, une spécificité de la politique pénale guyanaise. La direction des affaires criminelles et des grâces (DACG) a rappelé au mois de juillet 2023 que le sous-dimensionnement structurel de la juridiction guyanaise avait atteint un « niveau alarmant » et que la chaîne pénale n'était pas « fiabilisée, faute de personnels de greffe en nombre suffisants »320(*).

Le constat est le même du côté du tribunal judiciaire de Martinique, pourtant siège d'une Jirs. La juridiction apparaît sous-dimensionnée, tant en nombre de magistrats instructeurs et en membres du ministère public qu'en nombre de greffiers et d'assistants spécialisés. Devant la commission d'enquête, Clarisse Taron, procureure de la République, expliquait que la situation des greffes restait singulièrement dégradée : « Il nous appartiendrait, à la présidente et à moi-même, d'affecter quelqu'un, mais, compte tenu de la situation catastrophique de l'exécution des peines, du greffe correctionnel, du bureau d'ordre ainsi que de certains cabinets d'instruction et d'application des peines, nous n'avons pas réussi à obtenir un poste de greffier, ni pour la permanence générale ni pour la Jirs »321(*).

Au cours des auditions menées par la commission d'enquête, le désarroi de la magistrature était palpable, et ce ne sont pas les « brigades » qui vont permettre d'y remédier. Ce dispositif expérimental, mis en place pour la Guyane et Mayotte, est un dispositif d'urgence par lequel plusieurs magistrats expérimentés sont affectés dans ces deux territoires ultramarins pour une durée de six mois, dans une logique de solidarité entre juridictions. Cayenne a ainsi disposé de quatre renforts sur la première brigade puis de trois renforts, pour une durée effective de travail plus proche des cinq mois que des six mois, en raison des congés notamment, sans pour autant que ces effectifs supplémentaires n'apportent un soulagement suffisant aux personnels de la juridiction322(*).

Les annonces d'un renfort des effectifs à hauteur de 34 personnes au tribunal de Cayenne - 15 magistrats, 12 greffiers et 7 attachés de justice - et de 20 personnes au tribunal de Fort-de-France - 8 magistrats, 6 greffiers et 6 attachés de justice323(*) - sont certes positives, mais elles ne seront pas finalisées avant 2027, un horizon extrêmement lointain pour des juridictions submergées.

(2) Des moyens techniques en nombre limité

Le manque de moyens humains est aggravé par un déficit de moyens techniques, en matière tant aéromaritime qu'aéroportuaire - ce qui constitue une lacune grave au vu de la géographie des collectivités concernées.

(a) En matière aéromaritime

Alors que la direction générale garde-côtes des douanes (DNGCD) est supposée réunir les principaux moyens d'intervention de la douane en matière maritime, le parc est vieillissant et le renouvellement des équipements ne devrait pas porter ses fruits avant 2025.

La direction nationale garde-côtes des douanes

Créée le 1er juillet 2019, la DNGCD est un service à compétence nationale qui regroupe, sous un commandement unifié, les différents services en charge du pilotage stratégique et opérationnel des moyens aéromaritimes de l'administration de la douane. Installé au Havre, l'état-major assure la gouvernance et la coordination des trois services garde-côtes installés à Nantes, à Marseille et à Fort-de-France. Environ 900 agents composent aujourd'hui la direction.

Sur les 382 contentieux réalisés par la DNGCD en 2023, 53 concernaient le trafic de stupéfiants. À titre d'illustration, les douaniers de la brigade garde-côtes de Lorient ont saisi plus de 180 kilogrammes de cocaïne dissimulés sous la coque d'un navire de commerce dans la nuit du 9 au 10 février 2023.

Source : direction générale des douanes et des droits indirects, « Contribution de la douane au dispositif interministériel de l'action de l'État en mer »

La douane disposait en 2023324(*) de :

· trois patrouilleurs garde-côtes et de 15 vedettes garde-côtes (VSG) ainsi que de 12 vedettes de surveillance rapprochée (VSR). Le potentiel d'heures en mer est de 1 980 heures pour les VSG et 780 heures pour les VSR dans les Antilles - ce potentiel étant plus élevé pour les vedettes intervenant en métropole ;

· sept avions beechcraft et de six hélicoptères, pour un potentiel estimé à 3 000 heures de vol pour les avions et de 660 à 1 900 heures de vol pour les hélicoptères, selon le modèle.

Dans les Antilles, la gendarmerie maritime ne dispose que d'un patrouilleur, localisé en Guadeloupe, et très peu utilisé en Martinique en raison de pannes récurrentes325(*).

En Guyane, la gendarmerie avait réclamé de nouveaux moyens maritimes, et notamment une embarcation rapide pour embarquer des équipes d'intervention, de jour comme de nuit, capables de se déployer sur la façade maritime guyanaise326(*). À ce jour, et après des années de demandes répétées, le Gouvernement a seulement annoncé l'installation de quatre nouvelles brigades en Guyane d'ici 2027, dont une brigade fluviale à compter du mois de mars 2024. Celle-ci est dotée de trois sous-officiers de gendarmerie et de quatre piroguiers et devrait à terme compter 10 personnes, ce qui est nettement insuffisant.

(b) Dans les aéroports

L'aéroport Félix Éboué (Cayenne) est doté d'un scanner à rayons X - pour les bagages - et, depuis le mois de juin 2020327(*), de deux scanners à ondes millimétriques - pour déceler les drogues transportées sous les vêtements. Le scanner à rayons X n'a été installé que récemment : longtemps, les douaniers n'ont pu s'appuyer que sur le travail des brigades cynophiles. Cette situation est particulièrement choquante dans un contexte où de tels scanners sont systématiquement présents dans les aéroports d'importance de l'Hexagone et constituent un instrument « de base » des contrôles, et où l'aéroport Félix Éboué était - et reste - un point notoire de départ des stupéfiants vers l'Europe.

Les scanners corporels, qui permettent de détecter les produits stupéfiants transportés par une personne sous ses vêtements, ont quant à eux connu deux longues interruptions, d'abord entre novembre 2020 et mars 2021, puis entre décembre 2021 et février 2022, en raison de difficultés juridiques liées à l'absence de base normative pour leur exploitation. Il est anormal que l'absence d'un arrêté ait pu conduire à suspendre aussi longtemps un outil qui a prouvé son utilité pour détecter les convoyeurs de stupéfiants : au premier semestre 2021, 16,5 % des passeurs interpellés l'ont été à la suite d'une détection au scanner328(*).

Il est intéressant de souligner que, en dépit de ces limitations, les deux scanners corporels constituent un axe essentiel du plan de lutte contre le phénomène des mules (cf. infra) et contribuent, d'après la DACG, à une hausse significative de l'activité du parquet de Cayenne329(*).

Pour compléter ce dispositif, la présence d'un échographe pour détecter la drogue ingérée et repérer les passeurs in corpore a longtemps été envisagée. Or, si un appareil a bien été acheté en 2017, il n'a jamais été utilisé. Parmi les raisons évoquées figurent l'absence de locaux adéquats, le manque de praticiens hospitaliers et le coût horaire de l'utilisation de cet appareil une fois prises en compte les prestations médicales associées330(*).

L'extension de la couverture vidéo de la plateforme aéroportuaire de Cayenne est également récente alors même que les images de vidéoprotection permettent, dans certains cas, de suivre les passeurs qui ont renoncé à embarquer et qui rejoignent ensuite le plus souvent leur logisticien, sur place ou à proximité de l'aéroport.

Si la situation de la Guyane est préoccupante, celle des Antilles n'est guère plus favorable. Les aéroports des Antilles ne disposent pas de l'ensemble des équipements installés à Cayenne, ce qui ne manque pas d'inquiéter dans la mesure où les trafiquants recherchent activement de nouveaux points d'entrée sur le territoire français. La préfecture de Saint-Martin, elle-même approchée par les autorités néerlandaises quant à la faiblesse des moyens aéromaritimes et de sécurité déployés par la France dans la zone, a ainsi récemment alerté le Gouvernement sur la porosité des aéroports de Saint-Martin et de Saint-Barthélemy, où l'État est largement absent, en l'absence de personnels de la gendarmerie des transports aériens et des douanes. Plus généralement, il est probable que la prévalence du trafic de stupéfiants dans ces deux îles soit largement sous-estimée, ce qui peut donner lieu à un certain sentiment d'impunité pour les criminels.

(c) Des moyens annoncés de longue date, sans concrétisation

Sans revenir sur le parc vieillissant des moyens aéromaritimes, dont le renouvellement doit s'échelonner sur plusieurs années et qui a déjà été évoqué ci-avant, la commission d'enquête relève que d'autres promesses d'équipements ne se sont toujours pas concrétisées ou connaissent d'importants retards, généralement du fait d'un manque d'anticipation. C'est le cas par exemple pour les équipements aéromaritimes de la douane ou de la gendarmerie, la question du traitement de leur obsolescence ayant pendant longtemps été mise de côté. La mutualisation des moyens aéromaritimes, évoquée depuis plusieurs années comme un « remède miracle » au vieillissement du parc des administrations impliquées dans l'action de l'État en mer, semble encore lointaine.

Les radars maritimes n'ont toujours pas été mis en place, même si la situation devrait être résolue courant 2024. Au final, cela ne fera « que » 13 ans que le projet a été lancé pour la première fois (2011), avec l'objectif de déployer une chaîne de radars pour couvrir le canal de Sainte-Lucie et détecter les embarcations qui s'approchent des côtes. S'il existe donc des solutions techniques pour protéger les territoires ultramarins et dissuader les organisations criminelles de débarquer sur leurs côtes, elles n'ont toujours pas été déployées.

Enfin, s'agissant des drones, qui pourraient permettre de surveiller de vastes étendues côtières et maritimes et d'intercepter les stupéfiants en transit, leur exploitation en outre-mer se heurte à des obstacles techniques. Douze équipements sont déployés dans la zone Guyane-Antilles mais il est, par exemple, plus difficile de procéder au décollage et à l'appontage depuis un navire que depuis la terre. Une expérimentation est en cours pour faciliter ces procédures depuis un bateau et donc depuis la mer car, faut-il le rappeler, la protection des territoires des Antilles est principalement un enjeu côtier.

b) Une faible prise en compte des flux vers la Polynésie française

À l'occasion de ses travaux, la commission d'enquête a découvert un phénomène peu abordé dans le débat public sur le narcotrafic, celui des flux de méthamphétamines (aussi appelée ice) vers la Polynésie française. Ainsi, alors que les drogues de synthèse touchent relativement peu la métropole en comparaison d'autres produits (cannabis, cocaïne, héroïne, etc.), elles frappent de manière disproportionnée le territoire polynésien.

Le trafic d'ice en Polynésie française

L'ice vendue en Polynésie française provient majoritairement de laboratoires clandestins situés au Mexique. Elle est importée depuis la côte ouest des États-Unis (liaison aérienne directe entre Los Angeles et Papeete) et revendue sur place autour de 2 500 euros le gramme, soit 50 à 60 fois plus cher qu'aux États-Unis.

Le trafic d'ice apparaît également de plus en plus structuré : les réseaux se sont professionnalisés et les têtes de réseaux prennent désormais en charge les conséquences financières de l'emprisonnement de leurs passeurs.

Source : direction générale de la police nationale, « Le phénomène de l'ice en Polynésie française », février 2022

Bien sûr, dans une logique de moyens contraints, il serait peu efficient de déployer les mêmes moyens - humains et techniques - partout, sans considération pour le volume des flux ou pour la criminalité induite. Pour autant, l'utilisation de la Polynésie comme plaque tournante pour le commerce de méthamphétamines et de cocaïne à usage local ou destination des marchés asiatique et australien ne doit pas être ignorée.

Au regard du développement rapide et mortifère des drogues de synthèse aux États-Unis et de la croissance du trafic en Polynésie française, il s'agit d'un enjeu majeur de sécurité pour la collectivité ultramarine. Il était donc plus que temps qu'une antenne de l'Ofast soit ouverte en Polynésie française en 2022, et notamment pour seconder la gendarmerie, seul service de l'État présent sur l'ensemble des archipels. L'attaché de sécurité intérieure français aux États-Unis a confirmé que des demandes lui étaient désormais plus fréquemment adressées par l'Ofast, qui s'inquiète de plus en plus de ce trafic.

Pour le tribunal judiciaire, cela représente chaque année une centaine de personnes jugées pour trafic d'ice et 30 % de la population pénale des deux établissements pénitentiaires de l'archipel, une proportion significative dans un territoire où la surpopulation carcérale atteint des niveaux record. La commission d'enquête rappelle ainsi que 24 kilogrammes d'ice ont été saisis en 2023, ce qui représente un volume considérable pour une population de 280 000 habitants et pour un produit qui se vend par dose de 0,02 à 0,03 gramme.

2. Le plan de lutte contre le phénomène des « mules » en provenance de Guyane de 2019 : un réveil tardif
a) Un plan interministériel intégré dans le plan national de lutte contre les stupéfiants

Ainsi que cela a été rappelé, le vecteur aérien constitue l'une des principales voies d'acheminement des produits stupéfiants sur le territoire français et métropolitain. La Guyane est en particulier frappée par le phénomène des convoyeurs ou des « mules », ces passeurs qui acceptent de transporter de la cocaïne dans leurs bagages, à corps ou in corpore pour une rémunération allant jusqu'à 3 000 euros, un montant très élevé lorsqu'il est rapporté au contexte socio-économique guyanais.

Face à ce phénomène, qui n'est pas nouveau, le Gouvernement s'est réveillé tardivement en présentant, le 27 mars 2019, un plan interministériel de lutte contre le phénomène des « mules » en provenance de Guyane. Ce plan a ensuite été intégré au plan interministériel de lutte contre les stupéfiants (mesure n° 20), présenté quelques mois plus tard, le 17 septembre 2019. La mesure n° 20 s'articule autour de trois volets : les moyens, la procédure et le ciblage des flux retours.

De nouveaux moyens devaient tout d'abord être octroyés à la Guyane, par exemple les deux scanners corporels à ondes millimétriques installés à l'aéroport Félix Éboué. Il est toutefois difficile de savoir si ces renforts correspondaient véritablement à de nouveaux moyens ou s'il ne s'agissait que de la re-labellisation de moyens déjà prévus pour la Guyane. Il en va de même pour les neuf places supplémentaires en chambres carcérales médicales.

Un deuxième volet était consacré à la simplification des procédures de traitement des passeurs, d'abord sous la forme d'une expérimentation, ainsi qu'à la mise en place de mesures administratives.

Procédures de traitement des « mules »

Les procédures simplifiées sont réservées aux personnes trouvées en présence d'une quantité de produit stupéfiant inférieure ou égale à quatre kilogrammes :

· pour les services répressifs, la procédure simplifiée consiste à saisir le produit et à entendre la personne en audition libre. À l'issue de l'audition, une convocation en justice à une date ultérieure lui est délivrée. Une expérimentation a également été menée à l'été 2022 : lorsque la quantité saisie était inférieure à 1,5 kilogramme, l'officier de police judiciaire pouvait notifier au mis en cause un classement avec interdiction de se présenter à l'aéroport de Cayenne pendant six mois. La mesure était inscrite au fichier des personnes recherchées (FPR). Cette partie de l'expérimentation a pris fin en septembre 2022.

· pour les douanes, la procédure aménagée s'applique : si la drogue n'a pas été transportée in corpore et qu'il n'y a pas de possibilité de développement judiciaire, la douane traite l'affaire sans remise à un service de police. Le produit stupéfiant est saisi et la personne peut être placée en retenue douanière et auditionnée. À l'issue de son audition, une convocation en justice lui est délivrée par un agent des douanes. La transaction douanière est désormais possible pour les saisies inférieures à 300 grammes de cocaïne, contre 5 grammes auparavant.

Source : documents transmis au rapporteur par l'Office anti-stupéfiants et par la direction des affaires criminelles et des grâces

Dans le traitement des convoyeurs, les enquêteurs de l'Ofast devaient traiter les procédures concernant les « mules » in corpore.

Parmi les autres mesures administratives, la principale concernait l'interdiction d'embarquement par arrêté préfectoral :

· les mineurs doivent se présenter avec l'un de leurs parents à l'enregistrement, puis auprès du service territorial de la police aux frontières (STPAF) ;

· le STPAF peut refuser l'embarquement d'une personne majeure en cas de doute sur la finalité réelle de son voyage en métropole. Sur la base d'indices concordants - finalité du trajet, destination finale, contenu et type de bagages, modalités d'achat du billet -, un arrêté préfectoral peut interdire de vol une personne pour une durée de trois jours.

Ces mesures, ainsi que le renforcement des moyens et la mise en place de « contrôles à 100 % » à partir du mois de novembre 2022 se sont traduits par une augmentation des no-shows, c'est-à-dire des voyages réservés non effectués.

Le plan de lutte contre les « mules » intégrait enfin la mise en place d'opérations de contrôle de l'argent liquide au retour d'Europe, avec des individus ciblés en coordination avec les douaniers et les policiers en poste dans les aéroports parisiens, par l'intermédiaire de la Cross aéroportuaire. Les constatations sont réalisées par la douane soit au départ d'Orly ou de Roissy, soit à l'arrivée à Cayenne. En l'absence de justification quant à la provenance des fonds en numéraire, ceux-ci sont saisis. À Cayenne, la douane a également déployé une unité cynophile spécialisée dans la recherche d'argent. De fait, cette organisation place le contrôle des flux retours des « mules » sous le seul angle d'une approche douanière, sans considération de la méthode utilisée pour transporter la drogue sur le trajet initial.

b) Le 100 % contrôle, 20 ans après les Pays-Bas

En 2020, la mission d'information du Sénat relative à la lutte contre le trafic de stupéfiants en provenance de Guyane avait recommandé la réalisation ponctuelle de contrôles approfondis dits « à 100 % » à l'arrivée des vols en provenance de Guyane. Elle s'inspirait ainsi des Pays-Bas, qui avaient déployé une stratégie similaire pour les vols à l'arrivée à Amsterdam et en provenance des îles caribéenne néerlandaises (Curaçao, Aruba) et, surtout, du Suriname.

C'est en grande partie la stratégie néerlandaise qui a conduit à un report du trafic de cocaïne vers la Guyane, une situation sur laquelle l'État a trop longtemps fermé les yeux. La commission d'enquête ne peut que déplorer un tel déni : alors que la lutte contre le narcotrafic suppose de s'adapter au tempo des organisations criminelles, chaque petit décalage peut mettre des années à être comblé. Pourtant, la situation est connue de longue date : les contrôles « à 100 % » ont été mis en place par les douanes néerlandaises en 2003, à la demande du ministère de la justice et de la sécurité331(*). Le déploiement de ces contrôles s'est accompagné du renforcement des moyens techniques à disposition des douanes locales, à l'instar d'un scanner corporel (body-scan), et d'une adaptation des procédures judiciaires.

Cet écart de près de 20 ans entre les Pays-Bas et la France apparaît d'autant plus comme une source d'interrogations que, d'après des documents obtenus par la commission d'enquête, l'organisation d'opérations de contrôle à 100 % avait été approuvée dès le mois de juillet 2018, à l'issue des travaux d'un groupe de travail332(*) consacré au phénomène des « mules »333(*). On ne peut que s'étonner - et s'inquiéter - de l'inertie dont le Gouvernement a fait montre sur ce sujet, puisqu'il a attendu plus de quatre ans avant de passer des intentions aux actes.

Trois contrôles dits « à 100 % » ont eu lieu aux mois de décembre 2020, mai 2022 et juin 2022, avec le strict objectif de mesurer de manière un peu plus objective l'ampleur du phénomène des « mules ». Ils ont permis de montrer que jusqu'à une cinquantaine de passagers d'un même vol, donc environ un tiers voire la moitié des personnes à bord, pouvaient être des passeurs. À raison de deux vols par jour et d'une moyenne d'un kilogramme transporté par personne, 100 kilogrammes de cocaïne traverseraient ainsi quotidiennement l'Atlantique pour rejoindre l'Hexagone.

Ce n'est qu'au mois de novembre 2022 que les contrôles à 100 % ont été systématisés, près de 20 ans après les Pays-Bas pour les vols en provenance du Suriname, et selon une logique inverse de contrôle au départ, et non à l'arrivée. Ces contrôles mobilisent désormais en moyenne 30 policiers, 15 gendarmes mobiles et 5 douaniers334(*) par jour.

Les contrôles à 100 %

Concrètement, les contrôles à 100 % au départ des vols de Cayenne se traduisent par un contrôle approfondi de l'ensemble des passagers d'un même vol : interrogation des passagers (motif du voyage, modalités d'arrivée sur place), passage systématique des bagages en soute et à main au scanner, scanner à ondes millimétriques pour les passagers et palpation des passagers.

Au 31 janvier 2024, les contrôles à 100 % auraient permis d'interpeller plus de 680 « mules », de saisir près d'une tonne de cocaïne et de notifier près de 11 000 arrêtés d'interdiction d'embarquer335(*). Parmi les passeurs interpellés, environ 20 % à 25 % transportaient de la drogue in corpore. Les données détaillées obtenues par le rapporteur336(*), sur une période plus courte allant du mois de novembre 2022 au début du mois d'octobre 2023, témoignent d'une relative stabilité sur les trois indicateurs précités.

Évolution mensuelle des résultats des contrôles à 100 % entre le 1er novembre 2022 et le 30 septembre 2023

Source : commission d'enquête, d'après les données transmises au rapporteur

Cette stabilité pose l'éternelle question en matière de lutte contre le narcotrafic : tend-elle à accréditer l'efficacité des méthodes déployées par l'État pour détecter les passeurs ou ne reflète-t-elle que l'adaptation des narcotrafiquants, qui ont désormais pleinement déployé leurs stratégies de contournement ?


* 310 Réponse du service territorial de la police judiciaire de Guadeloupe au questionnaire du rapporteur.

* 311 Direction générale de la gendarmerie nationale, « Projet de création d'une task-force PJ en Guyane », 8 septembre 2022.

* 312 Selon la direction générale de la gendarmerie nationale, il n'y a aucun IMSI catcher en dotation en Guyane et aux Antilles.

* 313 Direction générale de la gendarmerie nationale, « Analyse de la criminalité organisée en Martinique », 16 novembre 2022.

* 314 Direction des affaires criminelles et des grâces, « Septième bilan de la mise en oeuvre du protocole interministériel d'action renforcée contre les mules », 2022.

* 315 Direction générale des outre-mer, note sur l'évolution du plan de lutte contre le trafic de stupéfiants, mai 2022. La proposition de mesure n° 22 visait à « s'assurer que les Cross ultramarines sont suffisamment armées en personnel pour être efficientes (plus d'un effectif), après avoir réalisé un état des lieux ».

* 316 Groupe de travail présidé par François Molins, procureur général près la Cour de Cassation, Rapport remis à Madame la Garde des Sceaux, « Rapport sur le traitement de la criminalité organisée et financière », juin 2019.

* 317 Direction des affaires criminelles et des grâces, « Trafics de stupéfiants : état des lieux et évolutions actuelles », 23 novembre 2022.

* 318 Circulaire du 29 septembre 2022 relative à la politique pénale territoriale pour la Guyane.

* 319 Table ronde de magistrats de Guyane, 20 décembre 2023.

* 320 Direction des affaires criminelles et des grâces, « Le traitement judiciaire de la problématique des « mules » de Guyane », 23 juillet 2023.

* 321 Table ronde des magistrats des Antilles, 19 décembre 2023.

* 322 Table ronde de magistrats de Guyane, 20 décembre 2023.

* 323 Chiffres donnés par le ministre de la justice, garde des sceaux, lors de son audition du 9 avril 2024.

* 324 Direction générale des douanes et des droits indirects, « Les caractéristiques de la composante aéromaritime de la Douane ».

* 325 Réponse du commandant de la gendarmerie de Martinique au questionnaire du rapporteur.

* 326 Préfecture de Guyane, courrier du 14 septembre 2022 ayant pour objet le renforcement de l'action de l'État contre le trafic international de stupéfiants entre la Guyane et les aéroports parisiens et le phénomène des mules.

* 327 Pour une mise en oeuvre effective au mois de septembre 2020.

* 328 Direction des affaires criminelles et des grâces, « Septième bilan de la mise en oeuvre du protocole interministériel d'action renforcée contre les mules », 2022.

* 329 Ibid.

* 330  Rapport d'information n° 707 (2019-2020) fait par Antoine Karam au nom de la mission d'information relative au trafic de stupéfiants en provenance de Guyane, déposé le 15 septembre 2020.

* 331 Direction des actions criminelles et des grâces, « Visite de l'aéroport de Schiphol », novembre 2022.

* 332 Placé sous l'égide de la Mildeca, le groupe de travail réunissait le ministère de la justice et le ministère de l'intérieur.

* 333 Direction des actions criminelles et des grâces, « La problématique des « mules » en provenance d'Antilles-Guyane. Synthèse des travaux du groupe de travail Mildeca », 30 juillet 2018.

* 334 D'après les éléments transmis au rapporteur par le ministère de l'intérieur et des outre-mer.

* 335 D'après les données transmises par le ministère de l'intérieur et des outre-mer au rapporteur.

* 336 Direction générale des outre-mer, « Dispositif « 100 % contrôles des voyageurs » à l'aéroport Félix Éboué - Contexte, mise en oeuvre et bilan », 16 octobre 2023.

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