B. UNE COORDINATION EUROPÉENNE ENCORE LACUNAIRE

Alors que l'Europe dans son ensemble est menacée par le débordement du trafic de drogue, certaines avancées ont été enregistrées : « En vingt ans, souligne Sophie Aleksic, coordinatrice du pôle criminalité organisée au tribunal judiciaire de Paris286(*), l'évolution a été très importante. La décision d'enquête européenne, le mandat d'arrêt européen, le certificat de gel ont été des avancées majeures pour nos dossiers. Au sein de l'espace Schengen, le constat s'avère plutôt satisfaisant ».

Force est en effet de constater que l'Union européenne est le creuset de retentissantes réussites, comme les affaires EncroChat et Sky ECC déjà citées, et qu'elle a affiché l'ambition d'impulser une lutte coordonnée contre la criminalité organisée, et plus particulièrement contre le narcotrafic, ce dont la commission d'enquête ne peut que se réjouir. En témoigne notamment la « feuille de route de l'UE visant à amplifier la lutte contre le trafic de drogues et les réseaux criminels », présentée par la Commission européenne le 18 octobre 2023, qui s'articule autour de quatre objectifs : le renforcement de la résilience des plateformes logistiques ; le démantèlement des réseaux criminels à haut risque ; la prévention de la criminalité organisée ; la coopération internationale.

Néanmoins, si l'entraide judiciaire a fait des progrès, l'explosion du trafic appelle un « passage à l'échelle » de la réponse pénale, policière et normative au niveau européen. Or, en cette matière, la riposte coordonnée est lente à se mettre en marche.

1. Des outils européens nombreux et bien structurés

L'Union a su se doter d'outils à la fois nombreux et bien structurés, dont les principaux sont les agences Europol et Eurojust, ainsi que de réglementations ambitieuses qui devraient théoriquement la placer en pointe de la lutte contre le narcotrafic.

a) Europol et Eurojust : deux agences européennes pour donner corps à l'idée de coopération
(1) Europol : partager l'information

Europol (European Union Agency for Law Enforcement Cooperation) est une agence européenne qui « apporte son soutien aux enquêtes des forces de police, de gendarmerie et de douane des États membres à partir du moment où elles sont transfrontalières, c'est-à-dire où au moins deux États membres sont concernés »287(*), explique le général Jean-Philippe Lecouffe, directeur exécutif adjoint Opérations de l'agence288(*).

Europol offre notamment aux États membres une aide à l'analyse de données, un appui qui s'est révélé décisif dans les dossiers EncroChat et SkyECC, et un soutien financier aux investigations des États membres, dans le cadre de leurs enquêtes ou du dispositif Empact (plateforme pluridisciplinaire européenne contre les menaces criminelles).

L'agence passe également des accords de coopération portant sur l'échange d'informations avec les pays hors Union européenne : elle accueille ainsi 250 officiers de liaison issus des 52 pays, notamment d'Amérique du Sud, avec lesquels Europol a des accords pour des échanges de données stratégiques ou opérationnelles. « Europol, commente le général Lecouffe, apparaît à ces pays comme une manière de rejoindre le niveau européen pour une aide en termes de renseignements, d'analyse criminelle, mais aussi en termes de financement de certaines réunions »289(*).

À travers ses publications, notamment le Serious and Organised Crime Threat Assessment (SOCTA), Europol contribue enfin à nourrir les politiques européennes. Selon le général Lecouffe, l'Alliance des ports européens (voir infra) est ainsi issue d'une préconisation figurant dans un rapport de l'agence290(*).

(2) Eurojust : coordonner l'action judiciaire

Eurojust (agence de l'Union européenne pour la coopération judiciaire en matière pénale), créée en 2002, est depuis 2019 une agence européenne de plein droit destinée à « faciliter la coopération pénale entre tous les États membres de l'Union européenne », indique Baudoin Thouvenot, membre national pour la France de l'agence291(*), précisant : « Nous faisons transiter les demandes d'entraide et les mandats d'arrêt européens, pour anticiper les difficultés et les différences de procédure et de droit entre pays européens ».

C'est donc, à l'image d'Europol pour la coopération policière, une instance de coordination destinée à faciliter les échanges entre autorités judiciaires, notamment dans le cadre des décisions d'enquête européenne (DEE).

Mais Eurojust assume également un rôle opérationnel à travers les centres de coordination, mis sur pied dans le cas de « la mise en oeuvre d'actions conjointes, telles que des arrestations ou des perquisitions simultanées dans tous les pays concernés, [qui] requiert une coordination minutieuse, en raison des différentes législations nationales relatives, par exemple, aux heures légales de perquisition », détaille Baudoin Thouvenot292(*). Plus de 150 actions coordonnées ont ainsi été menées, dont un grand nombre dans le cadre de SkyECC et d'EncroChat.

Ces opérations illustrent d'une certaine manière ce que pourrait être une action européenne véritablement coordonnée contre le narcotrafic, avec l'appui de deux instances de coordination qui ne se substituent pas aux services répressifs nationaux. Elles mettent également en lumière l'intérêt des coopérations ad hoc parties du terrain et nées d'une opportunité - en l'espèce celle d'infecter les serveurs d'un réseau de téléphonie cryptée criminel.

b) D'incontestables réussites au niveau opérationnel : SkyECC et EncroChat

Les dossiers EncroChat et SkyECC ont été un incontestable succès dans la coopération policière européenne.

(1) Deux affaires parties de France...

L'Institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale (IRCGN) a constaté à partir de 2015 l'utilisation de solutions spécifiques de téléphonie cryptée par les trafiquants. Les recherches ont permis d'identifier la marque EncroChat, dont les services (effacement automatique de la messagerie ou du téléphone à distance, impossibilité de relier à une adresse IP, etc.) étaient spécifiquement orientés vers la criminalité organisée (voir supra).

Les serveurs utilisés par EncroChat étant situés à Roubaix, l'enquête a été ouverte par le parquet de la Jirs de Lille, puis confiée en décembre 2018 au Centre de lutte contre la criminalité numérique (C3N).

En mars 2020, la gendarmerie créait une cellule nationale d'enquête dédiée, appelée EMMA 95. Étant établi qu'EncroChat ne respectait pas le droit national, que des données de nature criminelle transitaient par ce biais et que les créateurs de la solution de téléphonie cryptée ne pouvaient l'ignorer, trois implants furent installés en avril 2020 sur les serveurs, afin d'infecter les terminaux EncroChat et d'avoir accès à l'ensemble des données échangées sur ce réseau. La captation dura 73 jours, jusqu'au 13 juin 2020, date à laquelle EncroChat découvrait que ses serveurs avaient été infectés293(*).

L'exploitation des données recueillies, qui concernaient quasi exclusivement des trafiquants du « haut du spectre » de nombreuses nationalités - seuls 500 des 60 000 téléphones interceptés « bornaient » sur le territoire français294(*) -, a nécessité le soutien d'Europol et d'Eurojust (voir ci-après). La Jirs de Lille a reçu plus de 800 demandes d'entraide.

Le dossier SkyECC a, quant à lui, présenté dès son lancement un caractère coopératif puisque les autorités françaises répondaient à une demande de leurs homologues belges et néerlandais : ceux-ci avaient découvert une autre messagerie utilisée par des délinquants, avec des serveurs se trouvant une nouvelle fois à Roubaix. Au vu de l'ampleur du dossier, la procédure a été confiée à la Junalco. Si la captation a été beaucoup plus courte qu'avec EncroChat, une plus grande quantité de données a pu être aspirée.

Au total, ces dossiers ont donné lieu à 7 099 interpellations et à la saisie de 271 immeubles. En juin 2023, EncroChat avait permis l'ouverture de 84 dossiers judiciaires pour la France seule.

Au-delà de leur impact judiciaire et sécuritaire, ces deux affaires ont permis de comprendre plus en profondeur le fonctionnement des réseaux criminels. Pour reprendre l'expression de Laure Beccuau, procureure de la République de Paris, « quand on pénètre ce réseau de téléphonie cryptée, on entre dans le salon des délinquants ; on les écoute et ils ne savent pas qu'ils sont écoutés ». L'analyse des données interceptées, qui pourrait prendre des années, a donc changé notre compréhension de la criminalité organisée, à tel point que selon le général Jean-Philippe Lecouffe, directeur exécutif adjoint Opérations d'Europol, « les principaux constats de ces dernières années sont basés sur les observations issues des grandes enquêtes concernant l'interception de messageries cryptées de communication »295(*).

Les affaires Anom et Exclu

Deux autres affaires de ce type ont donné lieu à un grand nombre d'arrestations et de procédures judiciaires : Exclu, avec pour chef de file les autorités néerlandaises, et Anom, centré sur l'Australie. Avec ce dernier dossier, les forces de l'ordre sont allées un pas plus loin : Anom, une application de messagerie et de voix sur IP chiffrée, a en effet été conçu par la police australienne avec l'appui, notamment, du FBI, et proposé aux criminels sur ce marché noir. Il s'agissait donc d'un piège extrêmement sophistiqué, rendu possible par la plus grande flexibilité des systèmes juridiques australien et américain autour de la notion de provocation à l'infraction296(*).

(2) ... et qui ont donné lieu à une intense coopération internationale

La nature transnationale de la criminalité organisée appelait une réponse coordonnée des États. L'enjeu principal, dans les affaires EncroChat et SkyECC, était l'exploitation de la masse considérable de données générées. C'est à ce niveau que sont intervenus Europol et Eurojust : Europol en finançant la création d'une Operational Task Force (OTF) forte d'une cinquantaine d'analystes venus de 17 pays différents, Eurojust en appuyant la mise sur pied d'une équipe commune d'enquête (ECE) associant les autorités judiciaires et policières des pays concernés297(*).

La mission de l'OTF était, entre autres, de nourrir un dispositif d'alerte sur les activités criminelles susceptibles de se tenir dans les pays concernés : les enquêteurs découvraient parfois en direct des projets de livraison de drogue, et même d'assassinats qui ont ainsi pu être empêchés par l'intervention des forces de l'ordre.

Au total, l'appui d'Europol et Eurojust était non seulement utile, mais indispensable au déroulement d'une enquête portant sur un réseau téléphonique qui par définition ignorait les frontières.

c) Des initiatives normatives et organisationnelles ambitieuses

Les États membres ont, par ailleurs, pris des initiatives multipartites tendant à coordonner l'action policière et judiciaire.

Ainsi, à l'initiative des Pays-Bas, un groupe de travail intérieur/justice sur le renforcement de la coopération en matière de criminalité organisée a été constitué. Formalisé par un accord politique le 9 décembre 2021, il réunit la France, les Pays-Bas, la Belgique et l'Espagne ; l'Allemagne et l'Italie l'ont rejoint en octobre 2022.

Le groupe, dit « quadripartite » même s'il compte désormais six membres, s'est doté d'un plan d'action pluriannuel 2022-2025 ciblant cinq objectifs :

· les besoins opérationnels pour prévenir et lutter contre le crime organisé ;

· la résilience des plateformes logistiques et la sécurité maritime ;

· le ciblage des flux financiers et des avoirs criminels ;

· le renforcement de la lutte contre la criminalité organisée grâce à la technologie et aux innovations ;

· le renforcement de la coopération internationale.

Concrètement, il s'agit d'une instance de coordination dotée de deux groupes de travail (politique et opérationnel), destinée au partage d'informations et d'analyses et à la définition de positions communes dans les enceintes multilatérales. Ainsi, elle comporte un réseau d'experts douaniers portuaires des six pays membres, avec l'objectif d'échanger des bonnes pratiques et de « faire notamment un retour d'expérience sur les équipements dont chacun dispose, afin d'investir dans du matériel approuvé », selon la description d'Isabelle Braun-Lemaire, alors directrice générale des douanes et des droits indirects298(*).

2. Toujours un temps de retard ?

L'organisation de la lutte contre la criminalité organisée ne pouvant se concevoir dans le seul cadre national, l'Union européenne s'est emparée du sujet de la criminalité, et plus particulièrement du trafic de stupéfiants. Pour autant, les progrès restent lents, en décalage avec l'accélération du trafic.

a) Des imperfections dans la coordination

Une première série de difficultés concerne la qualité de la coopération policière et judiciaire sur le plan opérationnel.

S'agissant tout d'abord d'Europol, son impact apparaît encore trop limité : le cadre qu'offre l'agence reste en effet contraignant et impose un effort de coordination que les systèmes juridiques divergents des États membres ne permettent pas toujours. En d'autres termes, Europol n'occupe que la place que les États lui donnent. Ainsi Florian Colas, alors directeur de la DNRED, estime-t-il que « la plateforme qu'[Europol] [offre], et qui a le mérite d'exister, est limitée par la rigidité des cadres juridiques à la fois entre pays et à l'intérieur de chaque pays pour partager renseignements et données »299(*). Au niveau opérationnel, Virginie Girard, procureure de la République adjointe, chargée de la division financière et de la criminalité organisée au tribunal judiciaire de Lille, estime de son côté que « les services enquêteurs n'ont pas tous encore acquis le réflexe de solliciter l'appui d'Europol »300(*).

De la même manière, la coopération permise par Eurojust est entravée par les différences de cadre procédural entre les États : lors de leur déplacement à Anvers, le président et le rapporteur ont ainsi constaté que les autorités belges déploraient l'absence, dans le droit français, d'un dispositif d'enquête post-sentencielle analogue à l'enquête d'exécution pénale locale, c'est-à-dire d'un dispositif permettant d'enquêter après le procès pénal pour obtenir l'identification et la confiscation des avoirs criminels.

La feuille de route de l'Union européenne déjà citée, qui devrait être un puissant outil de lutte contre le trafic et les réseaux, connaît, elle aussi, des limites : elle paraît en effet principalement constituée de reprises d'initiatives déjà lancées au niveau européen, comme les travaux d'Europol et Eurojust en vue d'un renforcement de la coopération policière et judiciaire avec l'Amérique du Sud (voir supra la partie consacrée à ces deux instances).

De même, l'Alliance des ports européens se fixe des objectifs ambitieux en matière de coordination douanière et de partenariat public-privé. La commissaire nationale aux drogues de la Belgique, Ine Van Wymersch, estime ainsi que « cette coopération, qui n'en est qu'à ses débuts, permettra d'échanger des informations entre secteurs public et privé, dans les limites du cadre légal, et d'instaurer une culture de sécurité partagée ; les ports européens pourront partager leurs modus operandi, les bonnes pratiques et leurs expériences »301(*). Mais les autorités portuaires ont aussi pris des initiatives à leur niveau, comme la constitution d'un réseau des ports du Nord pour rehausser les standards de sécurité, dont la coordination avec les initiatives européennes n'apparaît pas avec clarté : la question de l'articulation entre les niveaux décentralisé, national et européen reste entière, le réseau des ports du Nord n'ayant aucune envie - comme cela a été confirmé à Anvers au président et au rapporteur - de voir sa composition s'étendre à l'Europe du sud.

b) Des blocages juridiques qui subsistent

L'efficacité de la réponse de l'Union est, par ailleurs, affectée par une législation qui soit a pour effet (même si tel n'est pas son objet) d'entraver les capacités d'enquête, soit arrive à un rythme qui n'est pas celui des besoins opérationnels de la police judiciaire et des juridictions.

(1) Données de connexion : la France en décalage avec la CJUE

Présentes dans 85 % des enquêtes pénales, les données de connexion (ou métadonnées) sont les traces techniques laissées par un terminal (appareil portable, objet connecté, ordinateur...) sur un réseau lors de sa connexion à celui-ci. Elles sont de trois types : les données d'identification, les données de trafic (liste des contacts téléphoniques, des SMS et courriels reçus et envoyés), et les données de localisation.

On conçoit aisément l'importance de l'accès à ces données et de leur conservation dans le cadre des enquêtes. Or la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne en a sévèrement restreint les conditions d'accès et de conservation. Ainsi l'accès, hors menace grave envers la sécurité nationale, aux données de trafic et de localisation n'est possible que pour la « criminalité grave » et sous la forme d'un quick freeze (ou « injonction de conservation rapide ») ou d'une conservation ciblée, interdisant en théorie tout accès rétrospectif aux données de connexion dans le cadre d'une enquête pénale.

De plus, cet accès doit être contrôlé par une autorité indépendante, ce que le parquet français n'est pas aux yeux de la CJUE et, souligne Baudoin Thouvenot, membre national d'Eurojust pour la France, « un procureur français, n'étant pas un juge indépendant de l'enquête, ne peut requérir auprès d'un autre État des données de géolocalisation dans le cadre d'une décision d'enquête européenne »302(*).

Le droit français se trouvant en contradiction avec cette jurisprudence, plusieurs décisions ont depuis tendu à l'en rapprocher, notamment les arrêts du 12 juillet 2022 par lesquels la chambre criminelle de la Cour de cassation a jugé que le procureur de la République, qui dirige l'enquête, ne pouvait valablement contrôler l'accès aux données de connexion. Cet arrêt a été abondamment commenté par les personnes entendues par la commission d'enquête au cours de ses auditions et déplacements, tous n'ayant d'ailleurs pas conscience qu'il ne constituait que la stricte traduction d'une jurisprudence européenne à laquelle la France n'a d'autre choix que de se conformer, dans l'attente d'évolutions normatives voulues par certains États et fédérées dans une initiative appelée Going dark, dont les conclusions devraient être rendues dans le courant de l'année 2024.

(2) Le paquet e-evidence : l'obsolescence programmée ?

Composé d'un règlement et d'une directive, le paquet e-evidence (« preuve électronique ») est entré en vigueur le 18 août 2023 et sera applicable à compter du 18 août 2026. Il a été conçu comme une réponse aux difficultés rencontrées par les services d'enquête européens dans la coopération avec les plateformes numériques telles que Meta ou Google.

La réglementation e-evidence facilite, pour les autorités judiciaires nationales, l'accès aux preuves électroniques (données d'identification, données de trafic et données de contenu) et crée un cadre normalisé dans lequel ces données peuvent être demandées aux fournisseurs de services électroniques. Tout fournisseur qui propose des services dans l'Union y sera soumis, y compris ceux dont le siège se trouve hors du territoire de l'Union - Meta et SnapChat notamment.

Le règlement permettra notamment à une autorité judiciaire de demander des preuves électroniques à un fournisseur de services d'un autre État membre. Le fournisseur sera tenu de répondre dans un délai de dix jours, voire de huit heures en cas d'urgence (définie par le règlement comme une « menace imminente pour la vie, l'intégrité physique ou la sécurité d'une personne ou pour une infrastructure critique »). Toujours dans le cadre de l'urgence, les services d'enquête pourront émettre une injonction sans validation préalable par l'autorité judiciaire ; une régularisation devra intervenir dans un délai maximal de quarante-huit heures303(*).

La mise en oeuvre du paquet e-evidence en 2026 devrait faciliter considérablement les enquêtes présentant une dimension transnationale - c'est-à-dire la plupart des enquêtes en matière de narcotrafic. Il est néanmoins probable qu'à cette échéance, les moyens de communication utilisés par les narcotrafiquants auront déjà considérablement évolué : des craintes se sont d'ores et déjà élevées pour pointer l'inadaptation de cette réglementation face à l'essor prévisible des communications satellitaires, qui ne sont pas comprises dans son périmètre, et face au quasi-monopole (déjà commenté) d'un cryptage « de bout en bout » qui met théoriquement les plateformes elles-mêmes dans l'incapacité d'accéder au contenu des échanges.

c) De nombreux textes encore en attente pour coordonner l'action policière et les outils de lutte contre le blanchiment

L'Union européenne souffre, enfin, d'un processus décisionnel lourd - et donc lent - qui ne colle pas aux nécessités de la lutte contre le narcotrafic, comme en atteste l'exemple de deux réglementations qui, lancées en 2021, restent en attente alors même qu'elles pourraient constituer un soutien décisif pour les magistrats et les services d'enquête. Au vu du laps de temps qui s'est écoulé entre l'engagement des discussions et l'adoption des textes, le risque est ainsi de voir les narcotrafiquants anticiper la mise en oeuvre des normes nouvelles et trouver, avant même leur entrée en vigueur, des voies de contournement.

(1) Le règlement Prüm II : faciliter et élargir l'échange de données entre les polices des États membres

Adopté par le Conseil européen des 4 et 5 novembre 2004, le programme dit « de La Haye » a consacré le principe de disponibilité selon lequel « tout agent des services répressifs d'un État membre qui a besoin de certaines informations dans l'exercice de ses fonctions peut les obtenir d'un autre État membre, l'administration répressive de l'autre État membre qui détient ces informations les mettant à sa disposition ». En d'autres termes, dans le respect de certaines conditions, un État membre doit donner accès aux informations dont il dispose dans ses propres bases de données, susceptibles d'intéresser les forces de l'ordre d'un autre État membre.

Ce principe a été mis en oeuvre par les dispositions dites « Prüm »304(*) qui, depuis 2008, permettent notamment l'échange automatisé de données, d'empreintes digitales et de données d'immatriculation des véhicules. Cet échange est possible dans un cadre assez vaste, « aux fins de la prévention et de la détection des infractions pénales ainsi que des enquêtes en la matière ».

Confrontées à la montée en puissance de la criminalité organisée, les autorités européennes ont engagé une réflexion pour étendre le cadre du partage de données à d'autres domaines, afin de faciliter l'action des services répressifs.

La Commission européenne a donc formulé en décembre 2021 la proposition de règlement relatif à l'échange automatisé de données dans le cadre de la coopération policière, dit « Prüm II », qui tend à favoriser la transmission d'un plus grand nombre de données aux services compétents des États membres (ajout des images faciales des suspects et des criminels condamnés ainsi que des registres de police), à mettre en place un « routeur » central auquel les bases de données nationales pourraient se connecter, à imposer, à la suite d'une requête, un délai de principe de vingt-quatre heures pour le partage d'informations en cas de correspondance des données entre États, et à autoriser les échanges d'informations entre États membres et Europol305(*).

La mise en place d'un routeur répond notamment aux obstacles techniques rencontrés dans le partage des données entre les États membres : une seule connexion sera désormais nécessaire pour accéder aux bases de données des autres États membres. L'accès est indirect, selon le principe hit/no hit : en cas de concordance entre les données utilisées pour la consultation ou la comparaison et les données de la base nationale de l'État membre requis, l'État requérant doit formuler une demande complémentaire pour avoir accès à l'information.

Le 8 février 2024, le Parlement européen a adopté à une large majorité le projet de règlement « Prüm II » ; le texte entre maintenant dans la phase de « trilogue » entre le Parlement, la Commission et le Conseil européen. S'il est incontestablement porteur d'avancées en matière de coopération européenne contre le crime organisé et le narcotrafic, il conviendra d'en exposer clairement les enjeux sur des questions touchant aux libertés individuelles, notamment la reconnaissance faciale306(*). En tout état de cause, on peut là encore déplorer que le texte, qui marque pourtant un tournant pour la coopération européenne, soit encore en trilogue près de trois ans après sa conception.

(2) D'autres textes importants en cours de négociation

Plusieurs autres textes ont été élaborés dans ce même but de faciliter la coopération européenne dans la lutte contre le narcotrafic. Ils forment un tout cohérent qui, si ces textes sont adoptés, devrait contribuer à renforcer l'arsenal des forces répressives des pays européens contre le narcotrafic.

Ainsi la proposition de directive du 25 mai 2022 sur le recouvrement et la confiscation d'avoirs, qui vient remplacer une directive de 2014 ayant le même objet, prévoit notamment :

· l'imposition aux États membres d'une stratégie de recouvrement des avoirs et la création d'un bureau à cet effet (l'équivalent de l'Agrasc en France) ;

· la possibilité du gel des possessions d'un tiers, ainsi que celle de confisquer des biens dont la valeur correspond à celle des instruments et produits tirés d'une infraction pénale et ceux gelés dont la juridiction compétente est convaincue qu'ils proviennent d'activités criminelles ;

· la possibilité, dans certaines situations, du transfert ou de la vente de biens gelés avant une décision de confiscation307(*). Les enquêteurs devront simplement montrer au juge que la personne gravite dans un milieu criminel et que les biens dont elle dispose sont sans relation possible avec les revenus déclarés. La commission d'enquête a pu constater que cette mesure est particulièrement attendue des parquets français308(*).

Cette proposition de directive s'articule avec le train de mesures législatives sur la lutte contre le blanchiment qui a fait l'objet le 18 janvier 2024 d'un accord entre le Conseil européen et le Parlement, faisant suite aux propositions législatives présentées par la Commission le 20 juillet 2021.

Ces mesures comprennent notamment :

· l'extension de l'obligation de vigilance liée au cadre de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (LBC/FT) au secteur des cryptoactifs ;

· un plafond de 10 000 euros pour les paiements en espèces ;

· la fixation des responsabilités des cellules de renseignement financier (CRF)309(*) chargées de prévenir, de signaler et de combattre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme : l'accord donne notamment une base légale homogène au pouvoir donné à ces cellules de suspendre une transaction ou d'en refuser l'exécution en cas de soupçon sur sa régularité.

Pour mettre en oeuvre ce nouveau cadre, une autorité de lutte contre le blanchiment de capitaux verra le jour en 2025 - ce qui est bien tardif au vu de l'urgence de la situation.

Cet ensemble important de mesures a pour vocation de lever les obstacles techniques et réglementaires à la pleine coopération entre les services répressifs des États membres. Incontestablement, il représente une avancée dans la lutte contre le narcotrafic ; il pâtit toutefois d'une temporalité de la législation européenne qui n'est pas celle des narcotrafiquants, présentant le risque que les nouvelles normes, conçues plusieurs années avant leur mise en oeuvre effective, aient perdu toute pertinence avant même d'entrer en vigueur.


* 286 Audition de la Juridiction nationale de lutte contre la criminalité organisée (Junalco), 7 décembre 2023.

* 287 À l'exception du terrorisme, domaine dans lequel Europol peut soutenir des enquêtes strictement nationales.

* 288 Audition du 22 janvier 2024.

* 289 Idem.

* 290 Idem.

* 291 Audition du 22 janvier 2024.

* 292 Ibid.

* 293 DACG, « Compte rendu séminaire de lutte contre la criminalité organisée - 27 & 28 avril 2023 »

* 294 DGGN, sous-direction de la police judiciaire, « Focus EncroChat/EMMA 95 », 7 juin 2023 (annexe VI).

* 295 Audition du 22 janvier 2024.

* 296 Voir infra.

* 297 Voir la note « Focus EncroChat/EMMA 95 ».

* 298 Audition à huis clos de la DGDDI et de la DNRED du 27 novembre 2024.

* 299 Ibid.

* 300 Audition de parquets situés en zone urbaine du 17 janvier 2024.

* 301 Audition du 19 mars 2024.

* 302 Audition du 22 janvier 2024.

* 303 Voir le texte intégral du programme de La Haye.

* 304 Ces dispositions sont issues du traité de Prüm signé en 2005 entre 7 pays membres puis intégré au corpus normatif de l'Union européenne.

* 305 Voir la présentation du texte dans le cadre du contrôle de subsidiarité effectué par le Sénat.

* 306 La commission des lois du Sénat a formulé 30 propositions sur le sujet dans un rapport intitulé « La reconnaissance biométrique dans l'espace public : 30 propositions pour écarter le risque d'une société de surveillance ».

* 307 Voir la présentation du texte dans le cadre du contrôle de subsidiarité effectué par la commission des affaires européennes du Sénat.

* 308 Réunion au Tribunal judiciaire de Marseille.

* 309 Voir la liste complète des mesures dans le communiqué de presse publié par le Conseil européen le 18 janvier 2024.

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