C. L'UBÉRISATION DU TRAFIC

L'ubérisation du trafic déjà constatée à l'échelle mondiale se retrouve également en France, y compris dans les zones rurales et les villes moyennes. Elle prend la forme d'une extrême adaptabilité, d'un recours systématique à des pratiques marketing inspirées du secteur privé et d'alliances entre groupes criminels dictées par la quête du profit maximal.

1. Une stratégie qui s'adapte à la réponse pénale

Tous les interlocuteurs de la commission d'enquête se sont accordés sur un point majeur : l'action des réseaux évolue à grande vitesse pour tenir compte de celle des services répressifs - police, gendarmerie et magistrats. En témoignent, par exemple, le recours aux messageries cryptées inaccessibles aux officiers de police judiciaire (voir supra), la préférence étant donnée aux plateformes non coopératives comme la messagerie Telegram, voire à des outils dédiés aux criminels comme EncroChat et Sky ECC, ou encore l'utilisation de mineurs par opportunisme pénal (voir infra).

Au-delà de ces phénomènes, de multiples exemples ont été cités, en audition comme au cours des déplacements, sur l'adaptation permanente des méthodes des trafiquants en réaction aux critères de la détection et de la répression du trafic.

L'illustration la plus frappante en a été donnée à Verdun, où la commission d'enquête s'est rendue le 1er février 2024. Policiers et magistrats décrivaient ainsi une situation où, face à l'expansion des points de deal (qui généraient des files d'attente en pleine rue), une politique de harcèlement a été lancée ; or les trafiquants s'y sont immédiatement adaptés en organisant l'impunité des tenanciers des « bendos ». Ils ont, pour ce faire, utilisé plusieurs méthodes :

· classiquement, le recours à des mineurs (cette évolution étant également due à un manque de lieutenants expérimentés sur place), souvent extérieurs à la ville et parfois venus de Paris ou de Marseille, qui ont remplacé les délinquants chevronnés ;

· le ravitaillement régulier (au moins quotidien) des points de deal pour éviter la constitution de stocks de stupéfiants qui révélerait l'ampleur du trafic et alourdirait la sanction pénale prononcée ;

· la collecte régulière de l'argent liquide, pour les mêmes motifs mais aussi pour limiter le risque du « carottage », d'autant plus fort en l'absence d'armes ;

· enfin, et comme on vient de l'évoquer, la disparition progressive des armes qui équipaient auparavant les dealers (et qui, elles aussi, sont la marque d'un professionnalisme qui n'est guère apprécié par les juges).

Le constat était le même à Lyon : les trafiquants ont d'abord fait appel, là encore par opportunisme, à des mineurs venus de la région parisienne en 2023 (leur origine extérieure au département compliquant la tâche de la justice, puisque le parquet compétent pour les mineurs est celui de leur lieu de domiciliation...) ; dès le printemps, ils faisaient appel à des mineurs non accompagnés pour rendre encore plus difficile leur prise en charge, en évitant dans le même temps de confier à ces jeunes trop de produits stupéfiants pour écarter encore davantage le risque de la répression pénale.

2. Le recours à des pratiques marketing agressives

L'ubérisation du trafic de stupéfiants est également synonyme de concurrence accrue et parfois de baisse des prix des marchandises ou services concernés (phénomène qui peut se retrouver dans certains territoires saturés par les trafics de stupéfiants : la ville de Marseille, le département de la Seine-Saint-Denis notamment).

Les trafiquants ont donc recours à des méthodes de vente particulièrement agressives pour garder ou gagner des parts de marché. Guillaume Airagnes, directeur de l'OFDT, souligne justement que « les enquêtes qualitatives révèlent une généralisation des offres du type soldes, prix bradés, campagnes de publicité axées sur les jeunes consommateurs, etc. Les distributeurs ont recours aux stratégies habituellement observées dans les domaines du marketing et de la publicité »180(*).

Au cours des dernières années, les médias ont de même pu se faire l'écho de recours à des cartes de fidélité, ou encore à des offres promotionnelles placardées en bas des tours d'immeuble abritant des points de deal, ou encore à des logos parodiant des marques connues181(*).

Le recours à des pratiques marketing agressives se retrouve également dans le cadre des trafics de stupéfiants opérés sur le modèle de la livraison. En effet, Marc Perrot, directeur territorial de la police judiciaire de Nantes, constate « l'augmentation de la vente de stupéfiants par les messageries cryptées, qui sont devenues de véritables vitrines numériques du trafic de stupéfiants. Au même titre que sur les points de deal, les vendeurs ont recours à des méthodes marketing traditionnelles pour doper les ventes : publicité, remise, promotion »182(*).

3. Des alliances opportunistes entre trafiquants

L'ubérisation du narcotrafic rejaillit également sur les relations entre trafiquants. Le juriste Yann Bisiou a ainsi expliqué à la commission : « Le narcotrafic est touché par la digitalisation à la fois au niveau logistique et au niveau du blanchiment d'argent. La vente au détail se passe désormais sur Twitter, par le biais de comptes éphémères renvoyant vers des messageries Telegram. Cette nouvelle forme de trafic n'est plus basée sur l'appartenance géographique ou familiale - quasi tribale -, mais repose sur des alliances soudaines de compétences pour gagner de l'argent »183(*).

La substitute du procureur de la République près le tribunal judiciaire de Nîmes, Estelle Meyer, a relevé dans le cadre des dossiers qu'elle traite l'existence d'un fort opportunisme concernant les alliances entre narcotrafiquants : « Des alliances se forment entre certains quartiers qui s'associent pour combattre le même ennemi ; on observe également des alliances inattendues qui divergent ou évoluent par rapport aux associations déjà connues entre tel et tel quartier. Il y a donc des phénomènes que l'on essaye de comprendre et qui ne sont pas toujours aussi clairs qu'on pourrait le penser »184(*). Le chef de l'Office central de lutte contre la criminalité organisée, Yann Sourisseau, indiquait de même au rapporteur avoir constaté une circulation entre la petite et moyenne délinquance, d'une part, et le haut du spectre, de l'autre, le « bas » mettant à la disposition de ses associés sa connaissance des quartiers, des points de revente, tandis que le haut apporte de la protection, fournit le produit, règle les litiges. Il décrivait ainsi un monde mouvant, loin de l'image de groupes structurés, hiérarchisés et organisés : selon lui, si cette représentation pouvait être fondée à l'étranger, elle l'était moins en France où prévalaient des associations ponctuelles185(*).

Le directeur général de la police nationale, Frédéric Veaux, précise que ces alliances s'organisent également entre narcotrafiquants (français et étrangers) du haut du spectre : « Dans ce paysage criminel, nous avons aussi ceux que l'on appelle des cibles de haute priorité, à savoir les organisateurs de ces grands trafics qui, le plus souvent, ne sont pas implantés sur notre territoire et opèrent depuis l'étranger - notamment Dubaï et certains pays d'Afrique du Nord -, dans le cadre d'alliances opportunistes avec d'autres réseaux étrangers très actifs, le plus tristement connu en Europe étant celui de la Mocro Maffia qui agit aux Pays-Bas et en Belgique »186(*).

Les services de police ont par exemple constaté des alliances entre des narcotrafiquants français et certains individus originaires des pays de l'Est qui offrent des services pour effectuer des opérations ponctuelles d'intimidation, d'enlèvement et extorsion, voire d'homicide. À plusieurs reprises, a ainsi été évoquée auprès de la commission d'enquête l'implication, dans des fusillades sur la voie publique, d'individus de nationalité kosovare ou bulgare, recrutés comme « hommes de main » par ces groupes criminels.

Quelques exemples, cités dans la presse, viennent illustrer cette analyse :

· le 29 août 2014 à Saint-Étienne, une fusillade perpétrée sur la voie publique conduisait à l'interpellation de quatre Kosovars porteurs de fusils d'assaut et de revolvers, recrutés par une bande d'un quartier sensible pour régler une guerre de territoire sur fond de trafic de stupéfiants ;

· le 9 février 2015, une fusillade entre bandes rivales au sein du quartier de la Castellane à Marseille, et une tentative d'homicide sur les premiers policiers intervenants, faisait apparaître la présence de jeunes Kosovars recrutés comme hommes de main par les trafiquants de stupéfiants locaux ;

· le 18 janvier 2020, après avoir fait usage d'armes à feu sur la voie publique dans le quartier Saint-Jacques de Perpignan, plusieurs individus encagoulés et armés pénétraient dans un débit de boissons où ils menaçaient les différents clients, frappant l'un d'eux qui avait refusé de se coucher au sol. Ces faits apparaissaient comme la conséquence de la perte de plusieurs points de deal au profit d'une équipe locale adverse soutenue par des Marseillais. Les investigations permettaient d'identifier huit Bulgares en qualité de mis en cause.


* 180 Audition du 11 décembre 2024.

* 181 Actu.fr, « Réseau de drogue démantelé à Meaux : les dealers donnaient des cartes de fidélité », Louis Gohin, 24 janvier 2022.

* 182 Audition du 17 janvier 2024.

* 183 Audition du 18 décembre 2023.

* 184 Audition du 17 janvier 2024.

* 185 Audition du rapporteur du 10 janvier 2024

* 186 Audition du 27 novembre 2023.

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