B. DES OUTRE-MER PARTICULIÈREMENT EXPOSÉS

1. La Guyane et les Antilles, zones de « rebond » pour l'acheminement de la drogue en France et en Europe

Les outre-mer français sont des points névralgiques du trafic de stupéfiants, comme on l'a déjà évoqué ci-avant. Leur position stratégique en fait des zones de « rebond », utilisées par les trafiquants comme autant de portes vers l'Europe. À proximité immédiate des zones de production, elles sont une proie de choix pour les narcodélinquants qui espèrent profiter d'un accès à la France - puis, outre le marché domestique de notre pays, aux autres pays européens - plus facile depuis les outre-mer que depuis l'étranger, comme en témoigne la carte ci-après issue du rapport mondial sur les drogues de l'Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC) pour 2023171(*).

Ce sujet, qui n'est malheureusement pas nouveau, est bien connu des pouvoirs publics et avait conduit le Sénat, dès 2020, à constituer une mission d'information sur le phénomène des « mules » en Guyane172(*).

Lors de son audition par la commission, le sociologue David Weinberger a dressé un constat alarmant de la situation des outre-mer en lien avec le narcotrafic : « On remarque que le marché de la cocaïne double tous les cinq à sept ans depuis quinze ans, avec des régions extrêmement exposées, comme la Guyane et les Antilles. [...] La situation en Guyane a énormément changé en quinze ans. La région vit en tension avec le trafic de cocaïne en raison de sa position géographique, située à 1 800 kilomètres des zones de production »173(*).

Les territoires ultramarins français (Antilles-Guyane notamment) sont ainsi des lieux stratégiques de transit, de négoce et de stockage pour les produits comme le cannabis et la cocaïne. Leur espace maritime permet de transporter de grandes quantités de cette drogue à bord de conteneurs ou de bateaux de plaisance vers l'Europe.

Le vecteur aérien est également utilisé pour le transport de cocaïne vers la France, essentiellement par l'intermédiaire de passeurs également appelés les « mules »174(*).

En Guadeloupe et en Martinique, les saisies de cocaïne se situent à des niveaux très élevés en 2021 avec des quantités saisies largement supérieures à celles observées depuis 2017. Pour l'année 2021, la hausse est significative : 1 041 kg de cocaïne saisis en Guadeloupe entre janvier et novembre 2021 contre 72 kg en 2020, et 2 109 kg en Martinique contre 1 000 kg en 2020, auxquels s'ajoute 1,4 tonne de cocaïne saisie en décembre 2021 dans le cadre du démantèlement d'un trafic de stupéfiants en Martinique.

Les Antilles et la Guyane sont également touchées par un trafic de cannabis inter-îles : en Guadeloupe, les saisies de cannabis augmentent considérablement en 2021, avec 724 kg de cannabis saisis contre 443 kg en 2020.

La Guyane est fortement exposée à l'afflux de cocaïne produite par les pays andins qui concentrent actuellement 98 % de la cocaïne produite dans le monde, et où les surfaces cultivées ont triplé durant les cinq dernières années.

Selon les documents transmis à la commission par la direction générale des outre-mer, sur les 27,7 tonnes de cocaïne saisies en 2022, en hausse de 5 % par rapport à l'année précédente, 55 % des quantités saisies (14 tonnes) sont en provenance de la zone géographique Antilles-Guyane (saisies de la police nationale et de la gendarmerie nationale d'initiative ou à la suite d'une remise douanière), qui est une zone de rebond et de stockage de la cocaïne produite en Amérique du Sud.

2. Des conséquences désastreuses sur la vie des habitants et sur le niveau global de sécurité dans les territoires concernés

Le procureur de la République près le tribunal judiciaire de Cayenne, Yves Le Clair, décrivait son ressort de la manière suivante : « La Guyane est tout simplement une porte ouverte vers l'Amérique du Sud, sur ses maux, ses nombreux maux. Outre le narcotrafic qui nous intéresse aujourd'hui, la Guyane connaît un niveau de criminalité, de violence et d'usage des armes, qui est totalement inconnu en Europe. C'est dans cet environnement que s'inscrit le trafic de stupéfiants parmi toutes ces problématiques auxquelles nous sommes confrontés au quotidien »175(*).

En effet, le narcotrafic vient s'ajouter aux difficultés multiples auxquelles sont confrontés les territoires ultramarins. Les trafiquants de drogue exploitent la misère d'une partie de la population de ces territoires176(*), en particulier les « mules ».

Concernant les liens entre la criminalité et la situation économique en Guadeloupe, Jocelyn Sapotille, maire de Lamentin et président de l'association des maires de Guadeloupe, relève que, eu égard au taux de chômage élevé, une économie parallèle a toujours existé. Illégale, cette économie se cantonnait jusqu'alors à « des secteurs que l'on peut qualifier de légaux » mais depuis quelques années elle se développe dans « le secteur criminel » puisque « le recrutement des jeunes y est devenu quasiment automatique, comme cela se fait à Marseille ou dans d'autres grandes villes de France où le crime est organisé. Nos jeunes sont recrutés, non plus à partir du lycée, mais dès le collège. Certains collégiens sont déjà des vendeurs d'armes et circulent armés »177(*).

La présence des narcotrafiquants sur ces territoires implique également une délinquance connexe marquée par la violence ou les trafics d'arme. Justin Pamphile, maire de Lamentin et président de l'association des maires de Guadeloupe, expliquait à la commission qu'« au narcotrafic vient s'ajouter le trafic des armes, qui, malheureusement, inonde lui aussi nos territoires. Comme à Marseille ou ailleurs, on assiste à des fusillades, à des exécutions, quasiment tous les week-ends »178(*).

La violence atteint désormais des niveaux inédits, comme en témoigne la note confidentielle de la direction des affaires criminelles et des grâces - déjà citée - datée de 2023 et qui fait état de phénomènes particulièrement préoccupants, en lien direct avec l'expansion de la criminalité organisée :

« Par son ancrage dans cette aire géographique étendue et internationale, le ressort des Antilles-Guyane est exposé aux menaces transverses de haute intensité avec le corollaire des règlements de compte par arme à feu.

« Les réseaux criminels sud-américains, très mobiles, s'implantent sur la zone en employant les méthodes violentes propres à la criminalité organisée sud-américaine. Ainsi, les trois départements de la Guadeloupe, Martinique et Guyane connaissent des chiffres d'homicides volontaires par arme à feu supérieurs à l'Hexagone179(*), avec un recours de plus en plus marqué aux armes de guerre, importées du Venezuela.

« Cette évolution se double de la survenance de mouvements insurrectionnels ponctuels qui fait craindre une implantation durable d'un système mafieux sur les Antilles. En effet, la Jirs de Fort-de-France s'est saisie d'une affaire impliquant un fonctionnaire de police dans les émeutes survenues en Guadeloupe aux mois de novembre et décembre 2021, sur dessaisissement par ordonnance du 18 février 2022 du juge d'instruction de Pointe-à-Pitre. Les investigations menées dans le cadre de cette enquête permettaient de révéler le double objectif de ces émeutes, ayant présidé à la saisine de la Jirs :

« • “Faire plier l'État”, installer le chaos, avec la complicité d'un fonctionnaire de police donnant des renseignements sur les cibles et sur les mouvements des forces de l'ordre ;

« • Utiliser les connexions avec des élus locaux pour tenter d'extorquer des sommes tant aux entreprises locales qu'aux collectivités territoriales, sous couvert de versements de sommes à des associations de “grands frères”, en échange d'un arrêt des émeutes.

« À cet égard, le procureur de Pointe-à-Pitre indiquait que les violences étaient “planifiées et organisées”, dépeignant un système s'approchant du système mafieux.

« La Jirs de Fort-de-France dénombre à tout le moins six dossiers de règlements de comptes commis sur fond de trafics de stupéfiants. »


* 171 Carte disponible sur le site Internet de l'ONUDC.

* 172 Rapport n° 707 (2019-2020), déposé le 15 septembre 2020, d'Antoine Karam, « Mettre fin au trafic de cocaïne en Guyane : l'urgence d'une réponse plus ambitieuse ».

* 173 Audition du 12 décembre 223.

* 174 Ce point est détaillé supra dans la première partie sur une section consacrée aux nouvelles routes de la drogue.

* 175 Audition du 12 décembre 2023.

* 176 Lors de son audition par la commission le 20 décembre 2023, le président de l'association des maires de Guyane, Michel-Ange Jérémie, a rappelé qu'en Guyane, 53 % de la population vit sous le seuil de pauvreté, le taux de chômage est donc très fort.

* 177 Audition du 18 décembre 2023.

* 178 Audition du 18 décembre 2023.

* 179 Trois homicides volontaires par arme à feu commis en vingt-quatre heures, entre le 8 juin 2022 et le 9 juin 2022 sur le département de la Martinique, portant à 14 le nombre d'homicides volontaires commis par arme à feu depuis janvier 2022, contre 18 en 2018, 25 en 2019, 16 en 2020 et 16 en 2021.

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