II. L'INQUIÉTANTE MONTÉE DU NARCOTRAFIC EN FRANCE

Le narcotrafic n'épargne pas, bien au contraire, la France. Les travaux de la commission d'enquête ont permis de démontrer que tout le territoire était désormais touché - et c'est là un enseignement majeur : loin de l'image d'Épinal qui voudrait résumer le narcotrafic aux métropoles et à leurs banlieues, aux jeunes et aux marginaux, à un monde souterrain qui n'a pas d'impact sur la vie des « honnêtes gens », le constat est celui d'une véritable submersion du pays. À rebours d'un cliché qui voudrait faire du trafic l'apanage de « no-go zones » allant des quartiers nord de Marseille à la colline du crack à Paris, en passant peut-être par quelques festivals, le narcotrafic a gagné les villes moyennes - voire petites - et les zones rurales.

Certes, des groupes criminels étrangers sont implantés sur notre territoire. « De nombreuses organisations issues des grandes mafias étrangères ou de groupes criminels ethniques se développent sur le territoire français, comme les réseaux criminels tchétchènes, albanais, serbes, italiens ou plus encore nigérians, marqués par leurs interconnexions. [...] S'appuyant sur une communauté installée en région Rhône-Alpes et sur la zone frontalière avec la Belgique, l'Allemagne et la Suisse, les réseaux mafieux albanais alimentent le trafic d'héroïne sur le territoire français, acheminée depuis la Turquie par la route des Balkans ou par voie maritime vers les Pays-Bas. [...] Parallèlement, les cartels sud-américains et leurs intermédiaires (mafias italiennes, groupes criminels albanais, etc.), en quête d'une ouverture pour les afflux massifs de cocaïne sur les ports français, recherchent la compromission des dockers, les narcotrafiquants n'hésitant pas à leur proposer de fortes sommes d'argent (entre 20 000 et 100 000 euros selon le service rendu), ce qui attire les jeunes professionnels. »128(*) Mais le trafic ne se résume pas - tant s'en faut - à ces mafias étrangères ; il est aujourd'hui le fait de groupes français structurés et dangereux qui utilisent tous les moyens à leur disposition pour assouvir leur soif d'argent prétendument facile et qui, lorsqu'ils ne trouvent pas de débouchés dans leurs villes d'origine saturées par les groupes rivaux, vont chercher dans d'autres zones un marché plus calme et plus prometteur.

Bernard Petit, chef de l'OCRTIS, affirmait en 2003 que « les groupes qui réussissent dans [le] trafic [de stupéfiants] sont des groupes émergents, de nouveaux malfaiteurs, violents, actifs et très organisés, qui gagnent beaucoup d'argent et qui sont certainement le noyau dur de la criminalité de demain »129(*). Cette prédiction s'est malheureusement révélée exacte : violents, hyperadaptables, puissants financièrement, les groupes de narcotrafic sont désormais au coeur de la délinquance française et en constituent l'une de ses facettes les plus redoutables et les plus dévastatrices.

A. UN PHÉNOMÈNE QUI TOUCHE DÉSORMAIS L'INTÉGRALITÉ DU TERRITOIRE NATIONAL

1. Des territoires et des infrastructures particulièrement exposés

Les trafics de stupéfiants sont depuis longtemps implantés dans certaines parties du territoire national mais ils ont connu d'importantes évolutions au cours des dernières décennies.

La ville de Marseille est historiquement au coeur du narcotrafic. Depuis la première partie du XXe siècle, jusqu'aux années 1970, Marseille a été une plaque tournante du trafic international d'héroïne et de morphine provenant de pays d'Orient et d'Asie à destination des États-Unis. Cette filière, couramment appelée la French Connection, finira par être neutralisée par les autorités franco-américaines. Lors de son audition par la commission d'enquête, l'économiste Nacer Lalam relève à cet égard : « Richard Nixon a alors fait la guerre à la drogue, en pointant notamment la responsabilité de la France »130(*).

La fin du XXe siècle et le début du XXIe siècle ont vu se déployer et s'installer durablement, au sein des quartiers défavorisés de Marseille, le trafic de stupéfiants orienté principalement autour du cannabis, principalement à destination des consommateurs locaux.

Dès 2001, l'observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT), dans le cadre du dispositif Trend (tendances récentes et nouvelles drogues)131(*), constate qu'à Marseille « le cannabis est un produit très disponible tant dans l'espace urbain que festif, il est pratiquement autant consommé que l'alcool ou le tabac. Les observations effectuées dans l'espace festif corroborent celles de l'espace urbain [...]. En 2001, le cannabis serait encore plus disponible qu'en 2000, il y en a partout. [...] Le trafic de cannabis deviendrait de plus en plus dispersé. Les réseaux importants qui regroupaient plusieurs quartiers de vendeurs de cannabis auraient laissé la place à des réseaux de taille plus restreinte éphémères rapidement remplacés par d'autres. [...] Dans le centre-ville, le deal et la consommation visibles de cannabis ne semblent pas poser de problèmes aux riverains. En revanche, dans les quartiers, les rassemblements de jeunes liés au trafic de cannabis créeraient des tensions »132(*).

Le déplacement effectué par la commission à Marseille et les auditions des autorités judiciaires et administratives ont rappelé la prégnance des trafics de stupéfiants au sein de ce la cité phocéenne. À titre d'exemple, et pour illustrer la prégnance du trafic de stupéfiants, lors de son audition par la commission, Frédérique Camilleri, ancienne préfète de police des Bouches-du-Rhône, évoquait la suppression de 74 points de deal dans la ville, soit une baisse de 46 % en trois ans du nombre de points recensés133(*).

Le département de la Seine-Saint-Denis connaît, à l'instar de Marseille, une exposition extrêmement élevée aux trafics de stupéfiants. Comptant 276 des 3 952 points de deal (également appelés des « fours ») recensés par le ministère de l'intérieur en décembre 2020, ce territoire est, de loin, le plus touché par cette délinquance134(*).

Néanmoins, les « fours » ne représentent, aujourd'hui, que la partie émergée des trafics de stupéfiants dans le département, comme cela a été rappelé aux membres de la commission lors de leur déplacement à Saint-Ouen, Bobigny et Saint-Denis le 21 décembre 2023. En effet, les points de deal ne sont plus, et ce depuis plusieurs années, les seules modalités de mise en relation des trafiquants avec les consommateurs de drogues. Les centres d'appels, les livraisons à domicile, « des plans par téléphone » sont des modalités du trafic de stupéfiants de plus en plus répandues depuis la fin des années 2010. L'OFDT notait justement dès 2018 que, « que ce soient des prises de rendez-vous (en rue, bars...) ou livraisons a` domicile, on note ce mode d'accès aux produits dans de plus en plus de communes de Seine-Saint-Denis »135(*).

Enfin, le port du Havre est également confronté de manière très aiguë aux trafics de stupéfiants du fait de son positionnement sur la route internationale de la cocaïne. Premier port français, celui du Havre voit passer annuellement près de 7 000 navires transportant un peu plus de trois millions de conteneurs par an (contre 14 millions par le port de Rotterdam en comparaison). Il s'agit de « la plateforme portuaire la plus vulnérable du fait de la forte croissance de l'activité logistique et économique, avec 39 lignes maritimes régulières, dont plusieurs en provenance d'Amérique latine »136(*). La douane constate que « c'est le porte-conteneurs qui est le principal mode de transport des cargaisons de cocaïne qui arrivent en Europe »137(*).

Lors de son audition par la commission, le directeur général de la police nationale, Frédéric Veaux, indiquait qu'« en 2022, 75,4 % des saisies de cocaïne concernaient la voie maritime, et le port du Havre, à lui seul, totalisait 78 % des quantités saisies dans les ports français »138(*). S'agissant de la quantité, la douane indique que « plus de 7,1 tonnes de cocaïne ont été saisies dans le port du Havre en 2022 (contre 2,6 tonnes saisies en 2018) »139(*).

Le regard de la Jirs de Lille sur la place du port du Havre dans le trafic international de stupéfiants

Devant la commission140(*), Virginie Girard, procureure de la République adjointe en charge de la division financière et de la criminalité organisée près le tribunal judiciaire de Lille a apporté un éclairage très précis sur les attraits du port du Havre pour les organisations criminelles en matière de trafic de stupéfiants : « J'en viens aux trafics portuaires car, comme cela a été indiqué, le port du Havre est la porte d'entrée principale des produits stupéfiants en France et cela concerne notre ressort au plus haut point. 60 % du contentieux de la Jirs est alimenté par les dossiers de trafic de stupéfiants et, parmi ces dossiers, environ 80 % émanent du port ainsi que du parquet du Havre. Le principal phénomène qui affecte l'interrégion lilloise est celui des importations de cocaïne qui sévissent sur la zone portuaire havraise, avec désormais un second point de préoccupation qui est le port de Dunkerque. La place occupée par le port du Havre s'explique par sa localisation privilégiée. Il faut ici rappeler le parcours contre-intuitif des navires qui, venant d'Amérique du Sud, font d'abord escale à Hambourg, Rotterdam et Anvers avant de rallier les ports français. De fait, les trafiquants peuvent utiliser le port du Havre de façon alternative aux grands ports qui viennent d'être mentionnés, dans lesquels la pression des services de sécurité et des autres organisations criminelles concurrentes ou parasites - qui s'approprient parfois des cargaisons - peut conjoncturellement s'avérer dissuasive. Pour les narcotrafiquants, le port du Havre présente ainsi un double intérêt : il permet de s'émanciper de la présence d'autres organisations et de maximiser les rémunérations en faisant moins jouer la concurrence. »

2. L'intensification du trafic dans les zones rurales et les villes moyennes jusqu'à présent épargnées par la violence

La consommation de stupéfiants n'est pas l'apanage des habitants des grandes agglomérations. Jérôme Bourrier, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Bayonne, note que « la consommation de drogues est démocratiquement répartie sur l'ensemble du territoire, y compris dans les zones rurales »141(*).

En outre, la présence des trafics de drogues n'est pas nouvelle dans les communes rurales ou les villes moyennes. Concernant cette implantation ancienne du trafic dans les campagnes, lors de son audition par la commission, le juriste Yann Bisiou indiquait justement que « si l'on fait une recherche historique, aussi bien les articles de presse que la jurisprudence le montrent : dès les années 1960, il existe un trafic en zone rurale. Qu'est-ce qui a changé ? À l'époque, la zone rurale est utilisée comme lieu de production : on y trouve des laboratoires clandestins et des cultures clandestines. Aujourd'hui, elle est devenue un marché. La distribution au détail s'est développée dans les campagnes, où l'on trouve 800 000 ou 900 000 consommateurs quotidiens de cannabis, un nombre suffisant pour intéresser les trafiquants. La question des drogues dans les villes moyennes et dans les campagnes a toujours existé - au moins, je le redis, depuis les années 1960. Néanmoins, la nature des pratiques de trafic est nouvelle sur ces territoires »142(*).

Sur ce dernier point, Frédéric Ploquin, auteur d'un documentaire diffusé par France Télévisions en 2023 et intitulé La Drogue est dans le pré, met notamment en lumière « un déplacement du marché des stupéfiants vers les petites villes et les zones rurales »143(*).

Cette analyse est confirmée par la gendarmerie nationale lors de son audition par la commission, au cours d'une table ronde consacrée aux zones rurales : « Nous constatons que le sujet de la consommation et des trafics de stupéfiants est aussi très prégnant dans les zones périurbaines et rurales »144(*).

Ismaël Baa, commandant de la compagnie de gendarmerie départementale d'Alençon-Argentan, se fait lui aussi l'écho de ce constat lorsqu'il indique à la commission que « le département de l'Orne, pourtant rural et éloigné des grandes villes, n'est donc pas exempt du trafic de stupéfiants. L'an passé, nous avons saisi 4 kg d'héroïne et 20 kg de cannabis, le double de l'année précédente »145(*).

Cette observation est partagée par de multiples acteurs, y compris hors du milieu judiciaire, à l'instar d'Auguste Charrier, président de la fédération Entraid'Addict : celui-ci note que, « dans la ruralité la plus reculée, les produits toxiques sont désormais là. Ils ont envahi tout le territoire. C'est indéniable »146(*).

En outre, concernant les produits présents dans les territoires ruraux ou les villes moyennes, la cocaïne et le crack sont de plus en plus fréquents. Frédéric Sanchez, chef d'escadron et commandant de la compagnie de gendarmerie départementale de Saint-Quentin, relève qu'« on trouve certes du cannabis, mais nos enquêtes et nos contrôles sur la voie publique montrent que la cocaïne prend le pas sur les autres produits »147(*).

Lors de son déplacement à Verdun et Commercy, la commission a pu directement mesurer, notamment auprès des acteurs judiciaires et des forces de l'ordre, le poids considérable du trafic d'héroïne dans ce territoire. En effet, depuis la fin des années 2010, des points de deal se sont installés en plein coeur du centre-ville de Verdun, au sein d'appartements (appelés « bendos ») dans lesquels l'acheteur de drogue peut également consommer sur place dans une pièce dédiée. Des files d'attente étaient également constatées devant les immeubles où étaient installés les « bendos ». L'action répressive menée localement a alors permis de réduire la présence de ces trafics de stupéfiants sans toutefois les éradiquer. En effet, il a été indiqué à la commission que les trafiquants interpellés sont régulièrement remplacés par d'autres équipes, généralement venues de Metz ou de Nancy : l'effet de saturation du trafic dans certains territoires pousse ainsi des groupes criminels à cibler des zones moins peuplées où ils espèrent à la fois bénéficier d'une moindre couverture par la police ou la gendarmerie et d'un nouveau marché à conquérir - étant rappelé que, en matière de stupéfiants, l'offre tend à créer sa propre demande.

Le commandant Ismaël Baa indiquait également lors de son audition qu'en prenant son poste dans un département rural comme l'Orne, il ne s'imaginait pas être confronté à une délinquance liée aux stupéfiants d'une telle ampleur (étant rappelé qu'Alençon, chef-lieu du département, dispose depuis janvier 2023 d'un plan de lutte contre le crack).

Présent partout sur le territoire, le narcotrafic y apporte aussi sa violence débridée. Pour reprendre les mots de l'Ofast, « les violences s'étendent désormais aux villes de taille moyenne. Une multiplication de faits y est observée dans le cadre d'un narco-banditisme de cité pour la préservation d'un monopole, mettant ainsi en exergue un marché dynamique et concurrentiel. Des équipes plus modestes opérant depuis des villes implantées dans des départements ruraux peuvent animer des filières d'envergure, comme à Niort ou Brive-la-Gaillarde. Sur l'ensemble du territoire national, plusieurs quartiers sensibles de villes moyennes, sont le théâtre d'affrontements avec usage des armes. C'est le cas notamment de Belfort, Montbéliard, Verdun, Troyes, Valence, Cavaillon, Le Creusot. De la même manière, des faits d'enlèvements et de séquestration ou de tentatives d'homicides sont constatés à Angoulême ou Poitiers »148(*).

En effet, les infractions connexes au narcotrafic, notamment les atteintes graves aux personnes, connaissent également un nouvel essor dans les campagnes et les villes moyennes : on observe que « la pratique des règlements de compte ou des “narchomicides” était autrefois l'apanage des grandes agglomérations ; cette contre-culture s'est peu à peu diffusée dans des agglomérations de moindre importance, par le biais des enlèvements, des violences, voire des homicides. Tout cela a essaimé : en zone rurale, on recense désormais des tirs d'arme à feu ou des intimidations »149(*).

Les règlements de compte sont désormais présents partout sur le territoire : les magistrats rencontrés à Verdun rappelaient ainsi que la ville avait été en 2023 le théâtre d'enlèvements en pleine journée s'étant soldés par des séquestrations violentes et de « rafalages » à l'arme lourde de certains immeubles hébergeant des points de deal. Le constat était le même à Valence avec des périodes particulièrement meurtrières en 2023 et en 2024.

Valence, vitrine des villes moyennes150(*) victimes d'un narcotrafic débridé ?

Lors d'un déplacement à Valence, les autorités judiciaires ont indiqué à la commission d'enquête que l'intensité du narcotrafic était surprenante, depuis les deux dernières années, et ce d'autant plus qu'elle s'accompagne d'un pic de violence. En 2023, Valence a connu cinq règlements de comptes sur fond de trafic de stupéfiants. Le 26 mars 2024, deux jours avant la venue des membres de la commission d'enquête, une fusillade a eu lieu à l'arrière d'un établissement scolaire dans le quartier du « Plan » et un homme âgé de 20 ans était blessé, probablement dans le cadre d'un règlement de comptes entre narcotrafiquants qui opposait des dealers locaux avec des dealers extérieurs au département151(*).

En 2023, les forces de l'ordre ont saisi 20 kilogrammes d'héroïne, soit trois fois plus qu'en 2022. Pourtant, la présence des trafics de stupéfiants, et d'héroïne en particulier, est ancienne dans le département de la Drôme, la qualité de cette drogue étant une spécificité locale : elle est réputée pour être la plus pure de la région et attire donc de nombreux acheteurs.

Le ressort du tribunal judiciaire de Valence est également marqué par un narcotrafic de passage donnant lieu à des interceptions régulières avec des quantités importantes de stupéfiants sur les axes routiers (compte tenu du passage de 80 000 véhicules par jour hors pics saisonniers) se trouvant au carrefour de grandes villes environnantes (Marseille, Grenoble, Lyon). Les acteurs judiciaires constatent aussi que Valence est devenue « un lieu de délestage » des points deals saturés d'autres grandes villes.

Les services préfectoraux soulignent l'importance d'agir rapidement dans la lutte contre le narcotrafic à Valence avec un risque d'effet cliquet si des mesures efficaces ne sont pas mises en oeuvre. Les familles de narcotrafiquants sont déjà bien implantées et identifiées, des phénomènes de communautarisme se développent et certains quartiers se dégradent. L'usage des armes à feu crée un effet de terreur sur la population, à l'instar de la fusillade survenue le 26 mars 2024 à proximité d'une école. L'État a donc décidé de faire intervenir dans trois quartiers de Valence le récent dispositif gouvernemental interministériel intitulé « force d'action républicaine (FAR) » permettant le déploiement de moyens supplémentaires de l'État dans différents domaines (éducation, sécurité, social, etc.) pour répondre aux difficultés importantes rencontrées par certains territoires152(*).

Ce propos est en parfaite cohérence avec celui du commandant Ismaël Baa qui indique, de manière nuancée, concernant son ressort : « Il y a quelques mois, par exemple, deux individus venus réclamer une dette auprès d'un consommateur ont pénétré chez lui, l'ont aspergé de liquide inflammable et l'ont menacé de le brûler ; [...] c'est un exemple de la violence du narcotrafic que l'on retrouve en zone rurale. Si la ruralité n'est pas épargnée par ce type de faits, ils restent bien moins nombreux qu'en ville : dans ma circonscription, un seul événement de ce registre s'est produit dans les six derniers mois, ce n'est pas mon quotidien »153(*).

3. L'émergence, encore embryonnaire mais non moins inquiétante, de la corruption des agents publics et privés

La corruption des agents de la sphère publique et de la sphère privée par les organisations criminelles en France ne connaît pas la même ampleur que dans certains pays gangrenés par les narcotrafiquants (dans certains pays d'Europe ou d'Amérique du Sud, notamment). Il est possible de se demander si, en France, le phénomène corruptif est objectivement très marginal ou bien s'il n'est pas suffisamment recherché ou identifié par les employeurs (publics ou privés) d'une part, et par les acteurs répressifs d'autre part.

En effet, les chiffres manquent pour qualifier le phénomène. Interrogé en novembre 2023 par la commission sur le nombre de cas de corruption d'agents publics traités par Tracfin, son directeur de l'époque, Guillaume Valette-Valla, répondait qu'il s'agissait de « quelques unités, tout au plus, pour l'instant, moins de cinq. Outre le cas d'un surveillant pénitentiaire, nous traitons celui d'une zone aéroportuaire dans l'est de la France »154(*). Côté police nationale, la cheffe de l'inspection générale de la police nationale évoquait dans la presse le 19 janvier 2024 les chiffres suivants : 56 saisines de son service pour des faits d'atteinte à la probité en 2022 (sans précisions sur leur lien éventuel avec le narcotrafic), contre 30 en 2021, pour environ 100 000 fonctionnaires de police nationale. Elle analysait la situation en estimant qu'il s'agissait d'« une augmentation objective des faits »155(*).

Ces quelques exemples récents et ces maigres chiffres ne semblent pas en adéquation avec la réalité de la corruption générée par le narcotrafic dans la mesure où la compromission d'agents privés ou publics apparaît nécessaire à la bonne marche des organisations criminelles.

Devant la commission, Émile Diaz, ancien membre de la « French Connection » le formulait en ces termes : « Je vous le dis tout net : sans la corruption, il n'y a pas de trafic. Le trafic est basé sur la corruption. Celle-ci est naturelle »156(*).

Le chef de l'inspection générale de la gendarmerie nationale et ancien juge d'instruction, Jean-Michel Gentil, abondait également en ce sens lors de son audition : « La corruption est un instrument indispensable pour les trafiquants »157(*). La cheffe de l'Ofast, Stéphanie Cherbonnier, faisait le même constat en considérant la corruption comme un « véritable outil de la criminalité organisée et des trafiquants de stupéfiants en particulier. Qu'elle soit publique ou privée, la corruption permet aux trafics de prospérer »158(*).

Ainsi, les médias français se font relativement régulièrement l'écho d'affaires judiciaires mettant en cause des fonctionnaires ou des salariés du secteur privé impliqués dans des affaires de trafic de stupéfiants comme acteurs corrompus. Depuis le début des travaux de la commission à la fin du mois novembre 2023, plusieurs faits de corruption en lien avec le narcotrafic ont été révélés par la presse :

· en décembre 2023, deux agents de l'établissement pénitentiaire de Meaux-Chauconin, dont une greffière, ont été mis en examen et incarcérés pour avoir commis des faits de corruption ayant permis de libérer des détenus impliqués dans un trafic de drogue159(*) ;

· en janvier 2024, neuf personnes, dont un fonctionnaire de la police aux frontières à l'aéroport d'Orly, ont été mises en examen dans le cadre du démantèlement d'un trafic de cocaïne et de cannabis dans les Hauts-de-Seine160(*) ;

· en mars 2024, six surveillants du centre pénitentiaire de Réau ont été mis en examen pour trafic de stupéfiants commis au sein de leur établissement pénitentiaire d'exercice161(*) ;

· en avril 2024, un ou plusieurs enquêteurs de l'antenne marseillaise de l'Ofast font l'objet d'une enquête, depuis janvier 2024, de l'inspection générale de la police nationale pour des faits de corruption qui auraient été signalés par leur hiérarchie162(*).

Ces quelques exemples récents concernent des agents publics, mais la corruption touche également les acteurs privés. Stéphanie Cherbonnier, cheffe de l'Ofast, indique très justement que la corruption « peut toucher des personnels des ports et des aéroports qui vont faciliter le passage ou la sortie de la marchandise, mais aussi des agents publics tels que les policiers, les gendarmes, les douaniers et les greffiers. Aucune profession n'est épargnée : dès lors que les trafiquants offrent des sommes extrêmement élevées, certains personnels peuvent céder, à un moment donné, à l'appel de ces sirènes criminelles. [...] La corruption peut prendre des formes variées : elle peut être subie, avec des menaces envers un agent public, notamment si des membres de sa famille ont été identifiés par l'organisation criminelle, avec les réseaux sociaux. Elle peut également reposer sur la promesse d'un gain. Les organisations criminelles ont de nombreux leviers »163(*).

Concrètement, la corruption peut se matérialiser de différentes manières selon les capacités d'action de la personne corrompue par les narcotrafiquants. L'économiste Clotilde Champeyrache citait l'exemple suivant : « Au port du Havre, une secrétaire avait perçu 10 000 euros pour insérer une clé USB dans son ordinateur, ce qui avait conduit à pirater un système informatique et permis aux malfaiteurs de contrôler l'arrivée des conteneurs »164(*).

Virginie Girard, procureure de la République adjointe, en charge de la division financière et de la criminalité organisée près le tribunal judiciaire de Lille, évoque « les phénomènes de compromission dans le milieu professionnel des agents portuaires, avec des rémunérations particulièrement élevées pour la commission d'acte illicite : 20 000 euros pour un chauffeur, 50 000 euros pour un opérateur de cavalier qui va déplacer un conteneur pour faciliter une sortie, jusqu'à 100 000 euros dans certains dossiers. Des agents privés comme des dirigeants d'entreprises de transport peuvent également être approchés pour faciliter la récupération des stupéfiants loin des zones portuaires »165(*).

Selon les chiffres communiqués à la commission d'enquête par l'Ofast166(*), les revenus tirés d'un pacte de corruption sont élevés : jusqu'à 60 000 euros pour un docker pour un placement « adéquat » de conteneur ou une « perte » de badge d'accès au port, 40 000 euros pour un douanier fermant les yeux au passage d'une valise contenant des stupéfiants et environ 150 000 euros pour un logisticien qui communique les codes d'accès au logiciel de gestion des flux portuaires.

À ces quelques exemples s'ajoutent ceux présentés par Laure Beccuau, procureure de la République près le tribunal judiciaire de Paris lors de son audition : « [La corruption] est un danger majeur de la grande criminalité organisée. On le voit dans les affaires, cela concerne les dockers, les policiers, les agents des douanes, les greffiers et les agents pénitentiaires. Menace et corruption sont les deux faces de la grande criminalité organisée. Lorsque j'étais procureure à Créteil, j'ai pu constater que les capacités de corruption existaient même dans des petites villes. J'ai eu le cas d'un agent municipal qui avait été corrompu pour laisser les locaux municipaux à disposition des trafiquants afin qu'ils y entreposent leurs produits, pensant qu'on n'irait jamais chercher là. Tous les secteurs sont concernés, la magistrature aussi.

« La situation économique fragilise les entreprises. Des entreprises de transport peuvent être rachetées pour masquer des trafics.

« Les professions assermentées sont aussi concernées : les notaires, pour qu'ils ne fassent pas de déclarations de soupçon à Tracfin ; et les avocats, qui peuvent faire fi de leur secret professionnel et révéler ce qu'il y a au dossier. On peut également penser aux banquiers. Les exemples sont très nombreux »167(*).

« On connaît l'alternative posée par les “narcos” en Europe du Nord ; c'est une balle dans la tête ou une enveloppe de billets. Notre pays, pour l'instant, est préservé, mais la corruption pourrait entrer par ce biais. »168(*)

Didier Lallement, secrétaire général de la mer

En bref, les chiffres déjà cités procèdent clairement d'une sous-estimation du phénomène, comme le soulignait déjà pour les Jirs le rapport confidentiel du groupe de travail sur la criminalité organisée dirigé par François Molins, alors procureur général près la Cour de cassation, en 2019 : « Force est de constater le faible nombre de dossiers de corruption traités par les Jirs alors que des organisations criminelles bénéficient souvent de renseignements leur permettant de faire échec aux enquêtes »169(*).

Outre ce sentiment partagé d'une hausse tendancielle, il semble que la corruption s'étende à de nouveaux secteurs. Après avoir ciblé depuis plusieurs décennies la sphère privée dans les plateformes de transport (ports et aéroports) puis gagné les fonctionnaires du secteur régalien, elle tend à s'étendre aux élus, poussant la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG) à considérer, dans une note remise à la commission et apparemment rédigée fin 2023, que « la corruption des élus par le milieu de la criminalité organisée doit constituer un sujet majeur de préoccupation ». La DACG souligne ainsi que des responsables politiques ou collaborateurs d'élus de certaines collectivités d'outre-mer ont été mis en cause en lien avec le phénomène des « mules », citant notamment l'exemple d'un maire interpellé à l'aéroport d'Orly en possession de 2,5 kilogrammes de cocaïne, d'un collaborateur mis en examen pour trafic de cocaïne ou encore d'un élu local interpellé en raison de soupçons quant à sa participation à un réseau de transport de cocaïne in corpore.

De manière plus préoccupante encore, si cela est possible, la note indique que le risque se généralise et qu'il touche aujourd'hui l'Hexagone, avec des cas d'administrations locales où les narcotrafiquants ou leurs hommes de main avaient réussi à se « placer ».

« L'Ofast signale également qu'il a été détecté en métropole que des personnes mises en cause pour infractions à la législation sur les stupéfiants avaient été recrutées dans des échelons assez importants des administrations municipales, parfois même à des emplois fictifs. Certaines fratries sont ainsi identifiées et recrutées puis installées dans des équipes municipales afin qu'elles apportent l'influence qu'elles peuvent avoir dans les quartiers de la commune, tout en continuant à s'adonner au trafic de stupéfiants et en bénéficiant de leur nouveau statut. »

Note de 2023 de la Direction des affaires criminelles et des grâces, « Trafic de stupéfiants : état des lieux et évolutions »

On ne peut ainsi qu'adhérer à l'angoissant constat dressé par Didier Lallement, secrétaire général de la mer, lors de son audition par la commission d'enquête le 11 décembre 2023 : « L'hypothèse que les narcotrafiquants arrivent, par [le] biais [de la corruption], à ébranler nos fondements républicains me paraît sérieuse ».

La menace d'une déstabilisation de la France par des groupes de narcotrafiquants intervenant dans la sphère institutionnelle et politique n'est d'ailleurs plus considérée comme relevant de la science-fiction : le ministre de l'intérieur et des outre-mer, Gérald Darmanin, affirmait ainsi lui-même au cours de son audition170(*) que l'« on peut très bien penser, comme le montre l'histoire de l'Amérique du Sud, que demain des organisations criminelles puissent acheter des partis, présenter et financer des candidats ».


* 128 Note confidentielle de la Direction des affaires criminelles et des grâces du ministère de la Justice transmise au rapporteur.

* 129 Cité par le rapport n° 321 (2002-2003), Drogue : l'autre cancer, de Bernard Plasait et Nelly Olin.

* 130 Audition du 12 décembre 2023.

* 131 Depuis 1999, ce dispositif assure une veille sur les évolutions et les phénomènes émergents dans le champ des drogues. Il se focalise sur des populations particulièrement consommatrices de drogues évoluant dans l'espace de la marginalité urbaine (rue, squat, etc.) et l'espace festif (scènes alternative et commerciale techno). Il s'appuie sur des données qualitatives recueillies auprès d'usagers, d'intervenants du secteur socio-sanitaire, et d'agents des forces de l'ordre.

* 132 OFDT, Phénomènes émergents liés aux drogues en 2001, rapport sur Marseille du dispositif TREND, p. 453-454.

* 133 Audition du 6 mars 2024.

* 134 Le Parisien, « Trafic de drogue : la France compte 3 952 points de deal », Jean-Michel Décugis et Vincent Gautronneau, publié le 20 décembre 2020.

* 135 OFDT, « Phénomènes émergents liés aux drogues - Tendances récentes sur les usages de drogues à Paris en 2018 », dispositif TREND, décembre 2019, p. 34.

* 136  Rapport d'information n° 45 (2022-2023) sur l'organisation et les moyens de la Douane face au trafic de stupéfiants, fait par Albéric de Montgolfier et Claude Nougein au nom de la commission des finances du Sénat, enregistré le 12 octobre 2022, p. 38.

* 137 Direction nationale des garde-côtes des douanes, note d'information sur l'évolution du trafic de cocaïne / vecteur maritime, 24 novembre 2023, p. 4.

* 138 Audition du 27 novembre 2023.

* 139 Op. cit. n° 3, p. 3.

* 140 Audition du 17 janvier 2024.

* 141 Audition du 15 janvier 2024.

* 142 Audition du 12 décembre 2023.

* 143 Audition du 18 décembre 2023.

* 144 Audition du général Tony Mouchet, adjoint au major général de la gendarmerie nationale

* 145 Audition du 15 janvier 2024.

* 146 Audition du 5 mars 2024.

* 147 Audition du 15 janvier 2024.

* 148 Ofast, État de la menace liée aux trafics de stupéfiants, 2023.

* 149 Jérôme Bourrier, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Bayonne, audition du 15 janvier 2024.

* 150 Valence comprend 64 483 habitants dans un département (la Drôme) qui en compte 517 414.

* 151 France 3 Régions Auvergne Rhône Alpes, « Tentative d'homicide à Valence près d'une école : "on a peur pour nos enfants" témoigne une mère de famille », Blandine Lavignon, Géraldine Chaine et Hugo Chapelon, 26 mars 2024.

* 152 France 3 Régions Auvergne Rhône Alpes, « 3 questions sur la force d'action républicaine (FAR) qui entre dans sa phase 2 à Valence », Sandra Méallier, 21 décembre 2023.

* 153 Audition du 15 janvier 2024.

* 154 Audition à huis clos du 30 novembre 2023.

* 155 Le Monde, « La montée de la corruption d'agents publics, un défi pour l'État », Antoine Albertini, édition du 9 février 2024.

* 156 Audition du 26 février 2024.

* 157 Audition du 13 février 2024.

* 158 Audition du 27 novembre 2023.

* 159 Le Figaro, « Meaux : un réseau de corruption en prison impliquant une greffière démantelé », 21 décembre 2023.

* 160 France Bleu, « Neuf personnes, dont un policier, sont mises en examen pour trafic de drogue », 13 janvier 2024.

* 161 Le Parisien, « Trafic de drogue à la prison de Réau : six surveillants mis en examen, dont deux écrous », 15 mars 2024.

* 162 France 3 Provence-Alpes-Côte d'Azur, « Drogue : cinq choses à savoir sur la perquisition de l'antenne de l'Ofast à Marseille par l'IGPN », Sionie Canetto, 11 avril 2024.

* 163 Audition du 27 novembre 2023.

* 164 Audition du 12 décembre 2023.

* 165 Audition du 17 janvier 2024.

* 166 Ofast, L'état de la menace liée au trafic de stupéfiants 2023.

* 167 Audition du 7 décembre 2023.

* 168 Audition du 11 décembre 2023.

* 169 Rapport sur le traitement de la criminalité organisée et financière, juin 2019, transmis à la commission d'enquête au titre du droit de communication de son rapporteur.

* 170 Audition du 10 avril 2024.

Les thèmes associés à ce dossier

Partager cette page