C. LES PRODUITS CIRCULENT, LES TRAFIQUANTS AUSSI

Comme les produits dont ils font commerce, les trafiquants du « haut du spectre » se jouent des frontières : les groupes criminels sont en effet beaucoup plus mobiles qu'avant, formant des alliances mouvantes, des connexions temporaires, qui nécessitent une circulation intense. Mais certains pays servent aussi de refuge aux trafiquants ; refuge contre les autorités de leur pays d'origine, mais aussi refuge contre les trafiquants rivaux.

1. Les connexions horizontales des groupes transnationaux

Les groupes criminels assument de plus en plus un caractère transnational. Ils peuvent se constituer sur la base d'affinités nationales (groupes albanais, nigérians, italiens...) qui impliquent une circulation entre le pays d'origine et le pays d'installation. Ainsi les magistrats rencontrés par la commission au tribunal judiciaire de Lyon ont-ils décrit le va-et-vient des ressortissants albanais employés comme « mules » par les réseaux pour importer la cocaïne et l'héroïne venues des Balkans.

Les réseaux sud-américains ont, eux aussi, de fortes capacités de pénétration de pays tiers, en Afrique mais aussi en Europe : en effet, « les trafiquants brésiliens, en particulier le PCC [Primeiro Comando da Capital], voient croître leur influence à l'international à travers une stratégie d'expansion aux pays lusophones (Angola, Guinée-Bissau...) » ; de même, « les Colombiens ont formé des alliances durables avec des réseaux criminels basés en Europe. Ils gèrent la supervision de la réception, du stockage et de la distribution en gros de la cocaïne. Dans ce contexte, leur présence est détectée dans plusieurs pays, en particulier en Espagne et en Belgique »66(*).

Les groupes nigérians ont, pour leur part, développé un réseau international dédié au transport en offrant les services de leurs compatriotes résidant au Brésil pour acheminer de la cocaïne de ce pays vers l'Afrique. Le recrutement de ces « mules » est également géré par un réseau criminel nigérian implanté au Brésil, le Neo Black Movement (NBM)67(*).

Comme l'a résumé le ministre de l'intérieur lors de son audition par la commission d'enquête68(*), « le lumpenprolétariat du trafic de drogue est désormais très mobile, comme peut l'être le capital humain dans un capitalisme effréné ».

La mobilité des « mules » est bien sûr une mobilité sinon forcée, du moins non spontanée. Tel n'est pas le cas des trafiquants du « haut du spectre », susceptibles de venir prendre en charge l'achat de la drogue sur place et son convoyage. Une note de l'Ofast69(*) décrit ainsi l'implantation tentaculaire de groupes albanais installés en Amérique du Sud, opérant en totale autonomie pour assurer l'acheminement de la cocaïne vers les ports brésiliens et son exportation en Europe. Un groupe de ce type a été démantelé en septembre 2020 par Interpol. « Le chef albanais [d'un groupe criminel], note l'Ofast, coordonnait toute l'activité de l'organisation depuis sa cellule de prison en Équateur. Le cartel communiquait par messageries cryptées et disposait d'un réseau d'agents corrompus dans les ports maritimes d'Amérique du Sud. S'agissant du blanchiment des bénéfices des trafics, le recours au système bancaire occulte Fei Chien, implanté en Asie du Sud-Est, a été mis au jour ».

Organisations criminelles et mobilité

La propension des trafiquants de drogue à la mobilité n'est pas en soi un fait nouveau. Alors que la mafia est une organisation hiérarchisée, verticale, dont le pouvoir repose sur le contrôle d'un territoire, le trafic de drogue est une activité par nature horizontale, fondée sur la coopération entre plusieurs métiers (producteur, importateur, distributeur), qui suppose des connexions internationales.

L'articulation de ces deux dimensions a été décrite par l'historien Salvatore Lupo70(*). Ainsi, explique Lupo, le célèbre repenti de Cosa Nostra Tommaso Buscetta était à la fois un soldat de rang moyen de l'organisation mafieuse et un trafiquant de drogue international, bien plus riche que ses supérieurs. Installé au Brésil, c'est là qu'il a été arrêté en 1983.

Mais la mondialisation et surtout les nouvelles technologies ont accéléré ce nomadisme en permettant la gestion à distance des réseaux.

La mobilité internationale des trafiquants trouve sa manifestation la plus frappante dans la ville andalouse de Marbella, au croisement des routes du cannabis marocain, de la cocaïne américaine et à proximité du paradis fiscal de Gibraltar, qu'un article publié dans le journal El País71(*) puis le Guardian, a décrite comme « l'ONU du crime » : tous les grands groupes criminels internationaux y sont représentés et y font affaire. Des équipes de Marseillais viennent notamment y « faire la saison » dans l'une ou l'autre des activités liées au trafic - tout cela sous les yeux de la police, qui n'a pas les moyens de faire face.

2. Les pays refuge : des espaces de télétravail à l'échelle du monde

Puisque gérer le trafic à distance est devenu possible, les trafiquants les plus puissants ont pris l'habitude de s'installer dans des pays peu coopératifs pour échapper aux attentions de la justice de leur pays.

Là encore, la pratique n'est pas forcément nouvelle : les criminels d'autrefois avaient aussi pour pratique de se « mettre au vert » dans un pays aux autorités compréhensives.

Cependant, le développement des moyens de communication a fondamentalement changé la donne : on peut désormais gérer ses affaires à distance, et pas seulement se faire oublier. Les trafiquants français, notamment, en profitent à plein. C'est ce que soulignent les interlocuteurs auditionnés par la commission d'enquête : les trafiquants agissent désormais en chefs d'entreprise, à la tête d'organisations solides et résilientes qu'ils peuvent diriger en étant hors du territoire national, sans que leur domiciliation influe sur la gestion de leurs affaires et sans que la distance mette à mal le contrôle qu'ils exercent sur un territoire.

Le pays refuge est choisi à la fois sur la base des affinités, notamment culturelles ou familiales, du trafiquant et du caractère limité de la coopération judiciaire et policière avec l'État d'origine. C'est ainsi que les autorités françaises éprouvent les pires difficultés à obtenir l'extradition des malfaiteurs réfugiés au Maghreb et surtout à Dubaï72(*), qui devient la destination privilégiée des narcotrafiquants internationaux : ils y trouvent, pour reprendre l'expression utilisée par le ministre de l'intérieur et des outre-mer Gérald Darmanin lors de son audition par la commission d'enquête, une véritable « vie rêvée »73(*).

Comment investir, travailler et se reposer à Dubaï quand on est un narcotrafiquant

L'émirat de Dubaï est l'une des sept entités de la fédération des Émirats arabes unis. Dépourvu, au contraire de ses voisins, de richesses pétrolières ou gazières en propre, il a poursuivi une voie de développement originale : un hub aérien (l'aéroport est l'un des plus grands du monde, à mi-chemin entre l'Europe et l'Asie du Sud-Est), maritime (Dubaï est devenue un très important port de transbordement) mais aussi commercial et financier, avec la plus grande place boursière du Moyen-Orient.

L'émirat a donc, par vocation, cherché à attirer toutes sortes de capitaux - c'est du reste une place importante de contournement des sanctions pour les investisseurs iraniens. Il propose ainsi aux investisseurs potentiels des taux d'imposition pratiquement nuls, ainsi qu'un secret bancaire absolu et une curiosité limitée pour l'origine des fonds placés dans l'émirat. Le chercheur Bertrand Monnet, qui a suivi pour Le Monde un membre d'un cartel mexicain, a ainsi enregistré une réunion du cartel avec une société fiduciaire installée à Dubaï : celle-ci détaille au client prospect les facilités d'investissement dans l'émirat (immobilier, cryptomonnaies, etc.), sans rien ignorer du caractère criminel de ses activités74(*).

Voilà déjà des raisons suffisantes pour intéresser toutes sortes de criminels désireux de blanchir leurs revenus mal acquis ; mais Dubaï présente bien d'autres avantages.

D'abord, le marché immobilier est particulièrement attractif, parce qu'il permet de blanchir de l'argent très discrètement, les noms des propriétaires de biens de ce type n'étant pas inclus dans la coopération judiciaire internationale. L'émirat a déjà été pointé du doigt en mai 2022 à la suite de l'enquête collaborative « Dubai uncovered » reposant sur une fuite massive de données cadastrales, qui révélait que de nombreux criminels internationaux et responsables russes sous sanctions détenaient des biens dans l'émirat.

Parmi ces criminels, les narcotrafiquants français figurent en bonne place : le service de sécurité intérieure (SSI) de l'ambassade de France aux Émirats arabes unis75(*) a ainsi estimé les investissements immobiliers français relevant du blanchiment à plus d'un demi-milliard d'euros, pointant en particulier l'activité de certaines entreprises gérées par des Français et uniquement en lien avec leurs compatriotes. Signe de l'attractivité de l'endroit, le SSI a constaté une descente en gamme des investissements : les trafiquants de moyen niveau commencent à y acquérir des biens de valeur moindre.

Mais Dubaï n'est pas seulement une place financière et commerciale. Il semble également être devenu un nexus du crime organisé où se tiennent des réunions entre trafiquants de haut vol : le SSI a ainsi repéré une nébuleuse criminelle en train de s'organiser pour piloter le trafic à toutes les étapes, avec des rencontres entre bandits parisiens, marseillais, antillais.

On peut donc travailler à Dubaï, d'autant que l'émirat a entrepris de se « vendre » à l'international comme un lieu de villégiature luxueux, sûr - pas ou peu de vols - et toujours ensoleillé. Cette politique s'est affirmée lors de l'épisode covid, où l'émirat a lancé une campagne autour de l'accueil de ressortissants étrangers en télétravail, à des conditions facilitées. L'offensive de relations publiques de l'émirat est relayée par des influenceurs faisant l'éloge de la douceur de vivre dubaïote. Comme l'a souligné Guillaume Valette-Valla, « le choix des trafiquants en faveur de l'émirat de Dubaï, plutôt que d'autres pays de la péninsule arabique, est fait à dessein. Seul l'argent, le gagner illicitement et en profiter, motive les trafiquants de drogue. Ils iront donc dans des endroits qui leur sont agréables »76(*).

Enfin, et c'est son principal atout aux yeux des trafiquants, l'émirat n'est pas enclin à répondre aux demandes d'extradition portant sur les criminels réfugiés sur son territoire, comme l'atteste la libération récente de deux trafiquants du haut du spectre, arrêtés par les autorités émiriennes puis relâché après quarante jours77(*).

Tout cela fait de Dubaï un véritable paradis pour l'argent mal acquis, un lieu où les trafiquants peuvent placer cet argent et le faire fructifier, travailler dans d'excellentes conditions et enfin jouir paisiblement des fruits de leur labeur.


* 66 Ofast, L'état de la menace liée aux trafics de stupéfiants, 2023.

* 67 Corentin Cohen, op. cit.

* 68 Audition du 10 avril 2024.

* 69 « Les groupes albanais dans le trafic international de stupéfiants », Ofast, décembre 2022.

* 70 S. Lupo, Histoire de la mafia, des origines à nos jours, Champs Flammarion, 2009.

* 71 N. Carretero et A. Lezcano, « Marbella, sede global del crimen organizado », El País, 25 avril 2021.

* 72 Les difficultés de la coopération judiciaire et policière avec Dubaï et le Maghreb sont abordées dans la deuxième partie, consacrée à la coopération internationale.

* 73 Audition du 10 avril 2024.

* 74  « Dubai connexion, comment blanchir cinquante millions de dollars », documentaire vidéo réalisé par Bertrand Monnet pour Le Monde, 1er décembre 2023.

* 75 Audition « rapporteur » du 23 janvier 2024.

* 76 Audition à huis clos du 30 novembre 2023.

* 77 Le Parisien/AFP, « Deux gros narcotrafiquants français interpellés à Dubaï ont été relâchés, avant leur extradition », 11 janvier 2024. Voir la section suivante consacrée à la coopération internationale.

Les thèmes associés à ce dossier

Partager cette page