D. LE NARCOTRAFIQUANT : UN OPÉRATEUR ÉCONOMIQUE AGILE, INVENTIF ET IMPITOYABLE

Tous les observateurs et acteurs de la lutte contre le narcotrafic s'accordent désormais pour décrire le trafic de drogue comme un business à part entière, avec le vocabulaire qui s'y rattache, à telle enseigne que les narcotrafiquants apparaissent désormais non comme des criminels s'adonnant à une activité économique mais bien comme des entrepreneurs qui se trouvent évoluer dans la sphère criminelle.

1. Un capitalisme débridé et sans merci

Pour reprendre le terme utilisé par Bertrand Monnet lors de son audition, les trafiquants de drogue sont des « extrémistes économiques » : des opérateurs dont le but quasi exclusif est de gagner de l'argent, mais en employant des moyens illégaux, dont la violence et la corruption. Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale, décrit ainsi leur mentalité78(*) : « Les trafiquants agissent selon une logique économique capitaliste et ultralibérale, avec toujours la volonté de conquérir des marchés et de les développer ». Ainsi la décision des cartels colombiens de réorienter l'exportation de la cocaïne des États-Unis vers l'Europe est celle qu'aurait prise un chef d'entreprise de l'économie légale au moment d'identifier des opportunités de marché à l'international : un business no brainer (une décision d'affaires qui s'impose d'elle-même), selon le think tank Insight Crime79(*).De même pour celle des cartels mexicains de se mettre à produire du fentanyl, plus facile à fabriquer que la cocaïne et destiné au tout proche marché américain.

Ces acteurs rationnels - du moins en ce qui concerne les trafiquants du haut du spectre - sont en quelque sorte les enfants de la mondialisation et de l'explosion des échanges internationaux qui ont ouvert de nouvelles routes pour le trafic ; ils identifient les vulnérabilités sécuritaires et institutionnelles de certains États.

Ce capitalisme débridé va de pair avec un usage de la violence qui ne connaît aucune limite, comme l'a révélé l'exploitation des messages envoyés par le biais d'EncroChat ou de Sky ECC : pour reprendre les mots employés par Christophe Perruaux, directeur du service d'enquêtes judiciaires des finances (SEJF) du ministère de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, l'infiltration de ces messageries par les enquêteurs a « révolutionné »80(*) la vision que la police et la justice pouvaient avoir du narcotrafic en révélant la parfaite froideur des trafiquants et leur capacité à exercer les formes les plus cruelles de barbarie pour faire prospérer leur business.

La messagerie EncroChat

Entreprise de communications chiffrées (ou cryptées) néerlandaise, EncroChat est, avec Sky ECC, la plus connue des messageries du crime. Avant son infiltration par la gendarmerie française en 2020 et le lancement d'investigations nationales de grande ampleur (voir infra), ce système reposant sur des appareils dédiés, les EncroPhones, présentait les particularités de :

· rendre inopérantes les fonctionnalités des appareils prisées des enquêteurs (GPS, USB, webcam et micro des téléphones) pour éviter tout « pistage » ;

· répondre à un système d'authentification par mot de passe de quinze caractères (donc virtuellement « incraquable ») ;

· simuler le comportement d'un appareil classique pour davantage de discrétion ;

· comporter une fonction wipe out permettant de supprimer à distance les messages EncroChat via un code dédié pour « blanchir » le téléphone en urgence ;

· surtout, faire transiter les communications non plus par le réseau téléphonique classique, mais par des serveurs dédiés (qui, en l'espèce, étaient hébergés à Roubaix).

La formule a rapidement atteint une forme de viralité, notamment parce que le chiffrement n'était possible qu'entre deux appareils opérés par EncroChat, en dépit de prix élevés : chaque appareil était vendu environ 1 000 euros et l'abonnement mensuel présentait un coût - inhabituel - compris entre 300 et 800 euros par mois.

Le système, que l'entreprise prétendait avoir conçu pour des personnalités sensibles (journalistes, notamment) était largement utilisé par des organisations criminelles dont les membres, se croyant protégés de toute « fuite », s'exprimaient avec la plus grande des libertés, allant jusqu'à évoquer clairement des transactions liées au trafic de stupéfiants ou à envoyer des photographies de tortures liées à des règlements de comptes pour prouver l'exécution par des hommes de main d'un « contrat » visant un membre du réseau vu comme déloyal ou un concurrent. EncroChat a, entre autres, été utilisé par la Mocro Maffia (sa présence est détectée au cours de perquisitions aux Pays-Bas dès 2017) et aurait, selon certains journalistes, équipé les membres du redoutable cartel mexicain du Sinaloa.

Au moment de sa fermeture en urgence en juin 2020, suite à l'infiltration effectuée par la gendarmerie, EncroChat comptait 60 000 clients.

Loin d'être réservée à l'Amérique du Sud, comme en témoigne l'actualité récente et dramatique de l'Équateur, cette violence touche désormais l'Europe, comme le rappelle une note confidentielle de la Direction des affaires criminelles et des grâces (DACG) qui pointe la capacité de déstabilisation acquise par les narcotrafiquants jusque dans les pays voisins de la France : « [...] l'exemple des récents événements s'étant déroulés aux Pays-Bas démontre la réalité de la menace grandissante que représente le grand banditisme.

« Ainsi, avec le procès de Ridouan Taghi, l'un des principaux importateurs de cocaïne en Europe, les Pays-Bas ont déploré :

« - L'assassinat du frère d'un repenti, qui n'était pas impliqué dans les faits, à Amsterdam ;

« - L'assassinat de l'avocat de ce repenti, en pleine rue, le 18 septembre 2019 devant son domicile ;

« - L'assassinat le 6 juillet 2021 du célèbre journaliste néerlandais Peter R. de Vries, cible de tirs en pleine rue à Amsterdam ;

« - Ou encore la nécessité de mettre sous protection rapprochée après des menaces, jugées crédibles, l'ancien chef du gouvernement.

« En septembre 2022 en Belgique, Vincent Van Quickenborne, vice-premier ministre et ministre de la justice et de la mer du Nord, était la cible d'une tentative d'enlèvement. Le parquet fédéral belge annonçait ainsi le 24 septembre 2022 le placement du ministre sous sécurité renforcée. Quatre individus étaient interpellés aux Pays-Bas et incarcérés dans l'attente de leur remise aux autorités belges. Le ministre indiquait par voie de presse que ces faits étaient à mettre en lien avec la lutte menée contre la criminalité organisée et le narcotrafic. »

Ces menaces sont le fait de la puissante Mocro Maffia, devenue un acteur incontournable du trafic international. Déjà présente dans le sud de la France selon Roberto Saviano81(*), elle est, selon les informations recueillies par la commission d'enquête au cours de ses déplacements, également susceptible d'avoir des ramifications à l'est de notre pays.

La Mocro Maffia

Désignant l'alliance de groupes criminels composés de ressortissants belges ou, principalement, néerlandais d'origine marocaine, la Mocro Maffia est l'incarnation d'un trafic de très haut niveau au coeur de l'Europe. Après son émergence dans les années 1980 dans le trafic de cannabis, elle s'est reconvertie au début des années 2000 dans la cocaïne, marché plus lucratif et auquel elle a pu accéder sous l'effet - notamment - d'accès facilités aux infrastructures portuaires belges et néerlandaises dont elle disposait du fait de son implantation territoriale.

Particulièrement présente aux Pays-Bas et en Belgique, mais également capable de projeter ses membres en Amérique du Sud au plus près de la production, la Mocro Maffia est composée de plusieurs structures unies par leurs attaches culturelles, linguistiques et familiales avec le Maroc ; régie par une organisation horizontale, elle est constituée d'un ensemble de cellules coopérant ou rivalisant selon les circonstances. Sa surface financière, désormais considérable, lui permet non seulement de gérer plus efficacement le trafic mais aussi de placer certains de ses membres en qualité de brokers chargés de mettre en relation d'autres trafiquants internationaux ; elle s'est ainsi affirmée comme un partenaire financier incontournable pour nombre d'organisations criminelles tierces.

Issus de gangs de rue, les membres de la Mocro Maffia sont devenus de puissants trafiquants : présents à Dubaï, où ils côtoient les représentants des plus grandes organisations criminelles mondiales, ils entretiennent des liens avérés avec des trafiquants français dont ils sont généralement les fournisseurs mais dont certains sont devenus des associés ponctuels - la Mocro Maffia a d'ailleurs la faculté d'employer des équipes locales pour projeter leur violence dans l'Hexagone afin de recouvrer une dette, de régler un litige ou d'intimider un groupe concurrent.

Outre sa puissance, la Mocro Maffia se distingue par l'usage d'un haut degré de violence, se caractérisant notamment par des meurtres et des menaces envers les représentants des institutions (voir supra) et par la pratique d'une complète loi du silence : ce choix, qui contraste avec l'attitude traditionnelle des mafias qui préfèrent généralement rester discrètes pour favoriser une pénétration de l'économie légale, est particulièrement étonnant et révèle un rapport au pouvoir qui passe essentiellement, voire exclusivement, par la violence et l'intimidation.

La figure la plus connue de la Mocro Maffia est aujourd'hui Ridouan Taghi, dont le clan s'est imposé depuis le milieu des années 2010. En fuite à Dubaï et y vivant sous une fausse identité, il a été extradé vers les Pays-Bas en 2019 pour y être jugé pour plusieurs règlements de comptes et assassinats ; son procès, qui a débuté en mars 2021 (et au cours duquel trois proches du témoin « clé » ont été assassinés) et qui s'est tenu dans des conditions exceptionnelles de sécurité, s'est achevé en février 2024 par la condamnation de Taghi à la prison à perpétuité.

2. Spécialisation croissante et taylorisation du crime

On a assisté, au cours des dernières décennies, à une forme de spécialisation du crime lié au narcotrafic ; le constat est formulé ainsi par le général Lecouffe, directeur exécutif adjoint Opérations d'Europol : « C'est ce que l'on appelle le crime as a service ; c'est une sorte de service criminel qui est proposé à ces organisations, avec une forme de division du travail. Certaines organisations criminelles maîtrisent le flux logistique, d'autres les points d'entrée ou de sortie, d'autres la production, d'autres la distribution et d'autres le blanchiment et les flux financiers »82(*).

La notion de « crime as a service » ou « crime en tant que service » est développée dans le rapport récemment publié par Europol sur les réseaux criminels83(*) : « Quand ils ont besoin d'expertise technique ou d'exécutants de rang secondaire, ils délèguent une partie du process criminel à des prestataires de services externes. [...] Le “crime en tant que service” repose souvent sur une activité de niche réclamant une certaine spécialisation technique, ou une activité de niveau inférieur qui est externalisée. Quelques réseaux criminels ont pour principale activité de commettre des crimes à titre de prestation pour le compte d'autres réseaux - en particulier du blanchiment d'argent ou des violences, y compris des menaces de mort ».

Cette division du travail a, comme le taylorisme dans l'industrie, pour but principal d'accroître la rentabilité du trafic ; elle vise tout autant à rendre plus complexe l'action des forces de l'ordre. Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale, constatait ainsi, lors de sa seconde audition par la commission d'enquête, que : « Les meilleurs trafiquants de produits stupéfiants sont ceux qui n'en voient ni n'en touchent jamais un gramme. [...] Il existe des producteurs, des logisticiens, des distributeurs, des organisateurs, des blanchisseurs. Plusieurs équipes de trafiquants différentes s'associent parfois pour chacune de ces activités. Un logisticien propose ainsi à plusieurs équipes différentes d'assurer le transport de la marchandise entre l'Amérique du Sud et l'Europe ou entre le Maroc et la France. Cela rend effectivement les choses très difficiles »84(*).

Cette division des tâches est manifeste au niveau international, avec les organisations brésiliennes comme le Primeiro Comando da Capital (PCC) qui se sont spécialisées dans le transport de la drogue produite en Colombie, en Équateur ou au Pérou jusqu'aux ports brésiliens.

À un niveau inférieur, le nexus de Marbella met en évidence des coopérations ponctuelles également fondées sur une division des tâches : comme le dit un procureur espagnol85(*), « quiconque croit que les organisations criminelles sont comme avant, pyramidales et couvrant tous les aspects de l'activité, se trompe. [...] Tout le monde doit former des alliances et chacun se charge de quelque chose. Ce ne sont pas des cartels mais des groupes de prestation de services : nous sommes arrivés à l'ubérisation du crime organisé ». Il existe ainsi des groupes qui supervisent le transport de la résine du Maroc jusqu'en Espagne, et d'autres groupes qui assurent la sécurité de ce transport - contre la police mais aussi et surtout contre d'autres criminels. À un niveau encore inférieur, des sous-traitants se chargent de fournir des voitures, ou un conducteur, ou encore de la main-d'oeuvre pour un tabassage - selon le modèle décrit par Europol.

Plus largement, les éléments recueillis par la commission d'enquête montrent que le trafic repose sur une logistique complexe impliquant divers groupes de criminels. Les groupes les plus puissants ont une maîtrise de la chaîne d'acheminement grâce à leur mainmise sur le processus d'expédition des cargaisons illicites (via notamment des alliances avec les groupes producteurs au Maghreb ou en Amérique du Sud, où elles sont capables de projeter certains de leurs membres, y compris de manière pérenne) et de récupération de celles-ci à l'arrivée. Cette situation leur permet, au départ, de centraliser les quantités produites et de mutualiser le transport, parfois sous l'égide de groupes tiers. Elle permet également de rassembler la cargaison sous l'autorité de groupes spécialisés, cette fois, dans la réception et le stockage, puis d'effectuer un dispatch (parfois eux-mêmes effectués par des logisticiens recrutés à cet effet). Le dernier segment du transport est, le plus souvent, confié à des groupes locaux qui disposent d'une meilleure connaissance du terrain (et en particulier des itinéraires permettant d'éviter les contrôles routiers).

On observe par ailleurs une tendance à la mutualisation des moyens logistiques ou financiers ainsi que des compétences. Les alliances sont, en cette matière, opportunistes et ponctuelles. Dans son « État de la menace 2023 », l'Ofast relate ainsi que, « En novembre 2022, une opération de police coordonnée à l'échelle internationale a révélé la mise en commun de moyens, propres à des entités indépendantes, dans le but de mener à bien un projet d'envergure. Au sein de cette alliance opportuniste, étaient associés des membres les plus influents des principales organisations criminelles internationales, chacune mettant une compétence au profit des autres (capacité de se positionner en tant que broker, fourniture d'un contact ou d'une complicité dans une emprise portuaire, partage d'une route maîtrisée, etc.). Cette alliance, née à Dubaï, s'est avérée être à l'origine de l'importation de plusieurs tonnes de cocaïne vers l'Europe ».

Cette coopération se traduit aussi par le recours au « groupage », c'est-à-dire à la mutualisation de containers pour acheminer des stupéfiants appartenant à plusieurs organisations.

La division des tâches s'inscrit dans un effort plus global de rationalisation du trafic, une forme de « toyotisme » où les stocks sont réduits (pour entraver la réponse pénale) et où les opérateurs n'ont pas de vision globale du système (pour entraver l'enquête). Ainsi l'argent liquide est immédiatement déplacé hors du point de deal dès que l'on atteint une certaine somme, et le produit et l'argent sont toujours séparés, ce qui n'était pas le cas auparavant86(*).

3. Une agilité rendue possible par la rentabilité

Au vu de leur capacité de projection internationale, « la comparaison avec une multinationale légale est malheureusement très juste. Ces organisations sont agiles. Apple aujourd'hui n'est pas le Apple d'il y a dix ans et, malheureusement, les individus qui produisent les drogues ont exactement la même agilité », souligne Bertrand Monnet87(*).

Le rapport d'Europol sur les principaux réseaux criminels européens88(*) porte un regard particulièrement éclairant sur cette notion d'agilité, la définissant comme l'un des quatre traits marquants89(*) de ces réseaux : « Les réseaux criminels les plus menaçants font preuve d'une agilité remarquable. Ils savent faire un usage inventif des opportunités existant dans le monde légal, par exemple en utilisant ou en créant des entités légales pour faciliter ou dissimuler leur activité criminelle et pour blanchir leur argent. Ils savent tirer bénéfice des défis qui se présentent, comme on l'a vu lors des crises géopolitiques récentes, où les business criminels ont continué comme en temps ordinaire. Ils mêlent cette flexibilité dans leurs opérations à un degré élevé de résilience face aux perturbations provoquées par les forces de l'ordre, ayant recours à des contre-mesures où à des pratiques corruptives pour obtenir des informations sur les enquêtes ou pour peser sur les procédures judiciaires ». Agilité et résilience, à tous les niveaux du trafic, permettent aux réseaux criminels de muter sans cesse et ainsi de toujours conserver un temps d'avance sur les forces de l'ordre, pour la simple raison qu'ils n'opèrent pas dans l'environnement réglementaire, institutionnel, social contraint qui est celui des entreprises légales : la path dependency (dépendance au sentier), cet ensemble de manières de faire habituelles qui entravent l'innovation dans les entreprises, n'existe pas au sein d'une organisation criminelle.

Mais cette agilité ne serait pas possible à un tel niveau sans la rentabilité extraordinaire du trafic, sans commune mesure avec celle qu'offrirait une activité légale. Ainsi, selon Bertrand Monnet, « la rentabilité du trafic de coke varie entre 4 000 et 6 000 % »90(*) de la production à la vente au détail ; selon Stéphanie Cherbonnier, cheffe de l'Ofast, pour les grossistes « 1 kilogramme de cocaïne s'achète entre 28 000 euros et 30 000 euros, avant d'être revendu au gramme entre 65 euros et 70 euros »91(*). Pour le ministre de l'économie et des finances, c'est tout simplement « l'un des commerces les plus rentables de la planète »92(*).

Ces marges énormes ont une conséquence majeure : elles permettent aux narcotrafiquants d'opérer sans craindre les pertes, qui sont parfois considérables. Comme l'a souligné Florian Colas, alors à la tête de la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED)93(*), « tant que l'on n'atteint pas un niveau de saisie entre 70 % et 90 % de la production, on ne “mord” pas sur le modèle économique. Le taux de marge sur les 10 % restants est tel qu'il est suffisant pour couvrir les pertes ».

4. Expérimenter sans crainte des pertes, pour garder une longueur d'avance sur les services répressifs

Les conditions économiques très favorables - marges énormes, absence de contraintes légales... - permettent aux trafiquants d'expérimenter et d'innover sans cesse. Cette propension à l'expérimentation est particulièrement frappante dans le cas des vecteurs utilisés pour le transport de la drogue.

Les moyens de transport, illustration de l'inventivité et surtout de la liberté d'action des narcotrafiquants

Plusieurs découvertes incongrues ont émaillé l'histoire de la lutte antidrogue :

· un Boeing 727 trouvé abandonné au Mali, ayant servi à transporter plusieurs tonnes de drogues depuis le Venezuela94(*) ;

· deux semi-submersibles95(*) au large de la Galice en 2019 et 2023, le premier intercepté avec plusieurs tonnes de cocaïne à son bord96(*), le second retrouvé abandonné97(*) ; l'utilisation des semi-submersibles et submersibles pour transporter la drogue est très documentée en Amérique du Sud, au point que le Parlement colombien a voté en 2009 une loi punissant spécifiquement la construction de ces engins98(*) ;

· un ULM accidenté en Seine-Maritime99(*), probablement utilisé pour récupérer de la drogue livrée sur les côtes (drop-off).

Les risques énormes liés à l'utilisation de ces moyens de transport illustrent la liberté d'action des narcotrafiquants : ils peuvent se permettre de perdre des véhicules, du produit et même des hommes sans avoir à rendre des comptes.

a) Le « drop-off » et autres techniques de livraison

L'appétence pour l'expérimentation des trafiquants se matérialise en premier lieu dans l'évolution constante des méthodes de livraison des drogues. En février-mars 2023, plus de 2 tonnes de ballots remplis de cocaïne ont ainsi fait leur apparition sur les plages normandes100(*). En novembre, 700 kilos étaient repêchés en pleine mer101(*). Ces arrivages sont l'illustration de la technique du « drop-off », qui consiste à jeter les ballots de cocaïne à la mer qu'un bateau « fille » viendra récupérer grâce à une balise. Cette méthode a été décrite par les douaniers et policiers rencontrés par la commission au Havre comme de plus en plus utilisée par les trafiquants, en raison du resserrement des contrôles sur le port même. Le Centre d'analyse de la situation de surface, un service des douanes, a désigné ce procédé comme la « méthode du moment ».

« Si vous me permettez cette mauvaise comparaison, ce sera toujours une course entre les gendarmes et les voleurs. Chaque fois que nous rehausserons nos dispositifs, les trafiquants trouveront d'autres moyens. J'évoquais tout à l'heure l'imagination sans limite des trafiquants, entre les personnes placées dans des containers et les caissons contenant la drogue soudés sous les caisses. La cocaïne a cette particularité d'être facilement camouflable dans des liquides ou des pâtes ; on en trouve parfois dans l'armature même des navires, ce qui oblige à les démonter pour la trouver. Si nous parvenons à rehausser le dispositif de contrôle dans les containers, où se trouvent les plus importants tonnages de drogue, nous serons ensuite confrontés à d'autres problèmes. On a déjà trouvé des semi-submersibles. Les trafiquants ont beaucoup d'argent et de moyens à leur disposition, et ils vont se servir des évolutions technologiques. »

Didier Lallement, secrétaire général de la mer, 11 décembre 2023

Autre méthode décrite par les douaniers : l'installation d'hommes à l'intérieur même des conteneurs pendant le transport, afin de faciliter la récupération une fois arrivés sur le port. Trois personnes ont ainsi été débusquées par les douanes lorsque le conteneur a été scanné.

La première méthode se caractérise par un niveau de pertes très élevé, et la seconde par des risques extrêmes pour les personnes ainsi embarquées : toutes deux illustrent la capacité d'expérimentation des trafiquants sans les contraintes de coût - financier et humain - qui vont avec. Les pertes sont pleinement intégrées à l'activité économique. La seconde méthode évoquée ci-dessus semble d'ailleurs, d'après les douaniers, avoir été abandonnée.

Des méthodes originales de dissimulation des produits stupéfiants, qui sont autant de nouvelles preuves de la créativité des trafiquants, sont également recensées par les interlocuteurs de la commission d'enquête :

· dissimulation dans les navires eux-mêmes (cuves à carburant, cages aménagées, utilisations des accessoires du bateau - batterie, bouteilles de plongée...), voire stupéfiants moulés dans la structure ;

· paquets aimantés pour adhérer aux coques ;

· dissimulation sous les coques, sous la ligne de flottaison et au contact de la mer ;

· dissimulation dans la structure des containers ;

· dissimulation dans la cargaison, qu'il s'agisse de nourriture (c'est le cas le plus fréquent, notamment par les denrées en provenance d'Amérique du Sud : ananas, bananes, café, sucre...) ou d'autres marchandises comme le bois et le charbon. Les produits stupéfiants peuvent aussi être mixés avec une marchandise légale, voire être traités chimiquement pour changer leur apparence : des exemples signalés à la commission d'enquête concernent des stupéfiants ayant subi un traitement leur donnant l'apparence du charbon de bois, permettant aussi d'éliminer l'odeur distinctive du produit.

b) Chimie : une dangereuse montée en compétence

Le trafic des drogues a toujours nécessité les compétences de chimistes, l'exemple le plus célèbre étant la French connection, avec ses chimistes installés dans le sud de la France qui transformaient en héroïne la morphine-base.

Cependant, on assiste depuis quelques années à une véritable industrialisation des processus. Deux exemples témoignent d'une évolution particulièrement préoccupante signalée par l'Ofast dans l'État de la menace liée au trafic de stupéfiants 2023 :

· l'incorporation - déjà évoquée - de la cocaïne à d'autres produits comme le sucre102(*), le charbon ou le ciment, qui la rend indétectable au scanner ; elle est ensuite récupérée par traitement chimique par les trafiquants ;

· l'utilisation du précurseur appelé BMK pour la synthèse de la méthamphétamine, qui permet un recyclage partiel du produit utilisé, et ainsi une augmentation de la rentabilité.

« Depuis 2019, souligne l'Ofast, les opérations de démantèlement de laboratoires clandestins mettent en lumière la professionnalisation des unités de traitement de la cocaïne ou de production de drogues de synthèse installées sur le sol européen. [...] Les organisations criminelles européennes et latino-américaines mettent en place des structures capables de produire à grande échelle. »103(*)


* 78 Audition du 27 novembre 2023.

* 79 Insight Crime, The Colombian Cocaine Shift to Europe: the Business No-Brainer, rapport

publié en février 2021.

* 80 Audition du 11 décembre 2023.

* 81 Celui-ci déclarait, lors de son audition du 26 février 2024, que « la Mocro Maffia [...] est parvenue à conquérir Marseille, qui lui donne une base ».

* 82 Audition du 22 janvier 2024.

* 83 Europol, « Decoding the EU's most threatening criminal networks », 2024.

* 84 Audition du 18 mars 2024.

* 85 Cité dans l'article de N. Carretero et A. Lezcano, « Marbella, sede global del crimen organizado », El País, 25 avril 2021.

* 86 Observations émises par des policiers lors du déplacement de la commission d'enquête à Marseille.

* 87 Audition du 18 décembre 2023.

* 88 Europol, Decoding the EU's most threatening criminal networks, rapport publié en avril 2024.

* 89 Ces quatre traits sont Agile, Borderless, Controlling et Destructive : agiles, sans frontières, manipulateurs et destructeurs.

* 90 Ibid.

* 91 Audition du 27 novembre 2023.

* 92 Audition du 26 mars 2024.

* 93 Audition à huis clos du 27 novembre 2023.

* 94 Jeune Afrique, « Affaire « Air Cocaïne » : un Espagnol, un Français et un Malien inculpés au Mali », 7 juin 2011.

* 95 On désigne sous ce vocable les bateaux naviguant sous la surface, mais incapables de plonger.

* 96 Le Parisien/AFP, « Espagne : un sous-marin chargé de cocaïne intercepté en Galice », 25 novembre 2019.

* 97 Littoral Info, « Galice : un narco-sous-marin abandonné et à la dérive a été découvert dans l'estuaire de l'Arousa », 14 mars 2023.

* 98  Loi du 9 juillet 2009 votée par le Congrès de Colombie.

* 99 Exemple cité en audition « rapporteur ».

* 100 Ouest France, « Cocaïne échouée en Normandie : plus de 2 tonnes de drogue et des questions qui persistent », 10 mars 2023.

* 101 Ouest France, « En Normandie, près de 700 kg de cocaïne retrouvés en pleine mer au mois de novembre », 11 décembre 2023.

* 102 BFMTV, « Une tonne de cocaïne cachée dans une cargaison de sucre saisie au port du Havre », 10 mars 2024.

* 103 Ofast, L'état de la menace liée au trafic de stupéfiants 2023.

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