B. UNE ORGANISATION À MUSCLER POUR ACCROITRE NOTRE CAPACITÉ DE PROJECTION
1. Une coordination encore trop balbutiante
Au regard du très grand nombre de protagonistes concourant à l'action internationale de la France en matière patrimoniale, la réussite du déploiement de l'expertise dépend de la capacité de notre pays à répondre de manière commune, coordonnée et stratégique aux besoins exprimés à l'échelle internationale. Si la France a en effet de très beaux atouts à faire valoir, il reste à savoir les mettre efficacement en valeur pour les convertir en une véritable opportunité politique, économique et culturelle. Dans son enquête de 2019 consacrée à la valorisation internationale de l'ingénierie et des marques culturelles, la Cour des comptes observait que l'offre d'expertise souffrait « d'une forte dispersion, d'un manque de stratégie et d'une faible structuration ».
Source : Commission de la culture, de l'éducation et de la communication
Quatre ans après la publication de ce rapport, force est de constater que la politique française dans ce domaine doit encore gagner en cohérence et en efficacité, malgré les outils d'ores et déjà mis en place aux fins de renforcer la coordination :
- la création en 2018, au sein du ministère de la culture, de la mission Expertise culturelle internationale (MECI), destinée à être à la fois le point d'entrée de la demande d'expertise de partenaires étrangers porteurs de projets de développement culturel et l'ensemblier des offres d'expertise, ainsi que le transfert, à compter de 2021, de la responsabilité de la coordination de toute l'action internationale du ministère de la culture au Secrétariat général ;
- l'instauration d'un comité conjoint de pilotage de l'expertise culturelle (CCPEC) entre le ministère de l'Europe et des affaires étrangères et le ministère de la culture ayant pour objet de fixer un cadre stratégique à l'ensemble des opérateurs de l'action extérieure et des opérateurs culturels intervenant au niveau international, et d'articuler les interventions des différents acteurs publics et de veiller à la cohérence de l'offre française présentée aux partenaires internationaux. Il a vocation à se réunir à plusieurs niveaux : un comité restreint chargé de prendre les décisions stratégiques réunissant des représentants de l'administration centrale des deux ministères ; un comité élargi aux opérateurs chargés de la valorisation de l'expertise française (AFD, Expertise France, Business France, Atout France, Institut français), ainsi qu'aux opérateurs chargés de la mise en oeuvre des projets dédiés (Afalula, AFM) et des projets de grande envergure destinés à faire circuler l'information auprès des opérateurs et à passer en revue les projets en cours et les éventuelles opportunités.
Réuni deux fois en 2019 puis mis en sommeil pendant la crise sanitaire, ce comité s'est réuni à deux reprises en format restreint depuis sa relance en 2022, l'une en juin de cette même année, l'autre en janvier 2023. Le comité se décline, par ailleurs, dans un comité opérationnel réussissant tous les trois mois les rédacteurs du ministère de l'Europe et des affaires étrangères compétents à la direction générale de la mondialisation, ainsi que les chargés de mission de la MECI au ministère de la culture. Ce comité opérationnel s'est réuni trois fois depuis le début de l'année 2023.
Malgré leur création, ces outils semblent encore tarder à produire leurs effets. La lisibilité de l'action internationale de la France reste délicate, la répartition des compétences entre les différents protagonistes parfois encore floue - Expertise France et la MECI se disputent tous deux le rôle d'ensemblier des offres d'expertise - et le risque d'une concurrence entre les établissements encore possible, largement alimenté par des demandes de partenaires étrangers adressées parfois concurremment à plusieurs établissements. La clarification de la stratégie d'ensemble du dispositif et du rôle respectif de chacun, ainsi qu'un suivi plus poussé des actions des différents opérateurs apparaissent nécessaires pour que la France puisse convertir ses atouts en une politique d'influence et de rayonnement efficace.
Ces constats mettent en lumière le fait que la coordination doit être améliorée à deux niveaux : entre le ministère de l'Europe et des affaires étrangères et le ministère de la culture, d'une part ; au sein même du ministère de la culture, d'autre part.
La coordination entre le ministère de l'Europe et des affaires étrangères est indispensable dans la mesure où il leur appartient, en tant que tutelles, à la fois de définir les priorités en termes géographiques et sectoriels, et de s'assurer du suivi de ces directives par les opérateurs. Si la mise en place du CCPEC constitue un pas dans la bonne direction, l'organisation de réunions à une fréquence plus régulière et la tenue d'une réunion annuelle consacrée à ce sujet entre les deux ministres permettraient d'y donner une importance plus en phase avec l'ampleur stratégique prise par cet enjeu.
Recommandation : Renforcer la coordination entre le ministère de l'Europe et des affaires étrangères et le ministère de la culture en organisant, chaque année, une réunion entre les deux ministres consacrée à la question de l'expertise patrimoniale de la France dans le but d'assurer un pilotage plus stratégique et plus suivi d'effets.
En dépit de la plus grande efficacité que pourrait présenter cette solution, il ne parait pas, en revanche, souhaitable de confier au ministère de l'Europe et des affaires étrangères un rôle de chef de file sur ces questions, tant l'implication du ministère de la culture au sein de ce dispositif est indispensable, dans la mesure où l'expertise en matière patrimoniale est essentiellement concentrée au sein de ses opérateurs, ce qui lui confère un rôle majeur en termes de structuration et d'organisation de l'offre et de contrôle de l'action de ses établissements.
Les succès rencontrés par l'ALIPH en termes de rapidité de déploiement à la suite de situations d'urgence démontrent combien l'expertise patrimoniale constitue un domaine dans lequel il convient d'être capable de faire preuve de réactivité, de souplesse et d'agilité. Les circuits de validation de l'administration française peuvent porter préjudice à l'expertise publique française dans l'attribution de certains contrats. La création d'une « task force », commune au ministère de l'Europe et des affaires étrangères et au ministère de la culture, dotée de moyens humains plus étoffés que ne possèdent aujourd'hui la direction générale de la mondialisation et la MECI, et autorisée à répondre rapidement aux demandes entrant dans le cadre des orientations stratégiques définies au plus haut niveau, permettrait sans doute de gagner considérablement en réactivité.
Recommandation : Constituer une « task force » commune au ministère de l'Europe et des affaires étrangères et au ministère de la culture autorisée, sur la base des orientations stratégiques définies au plus haut niveau, à apporter une réponse rapide aux demandes présentées à la France par des partenaires étrangers.
L'amélioration de la coordination au sein du ministère de la culture est également rendue indispensable suite au transfert de l'ensemble des compétences et de l'essentiel des équipes en charge de l'action internationale au Secrétariat général en 2021.
Si ce transfert en faveur du Secrétariat général se justifie pleinement, au regard du caractère transversal des actions culturelles que la France peut mener au niveau international, qui ne se limitent pas au seul champ des actions patrimoniales, mais concernent aussi de plus en plus le champ des industries culturelles et créatives, un lien fort avec les directions « métiers » doit rester assuré, dans la mesure où c'est elles qui sont chargées d'exercer la tutelle sur les établissements.
Dans le cas de l'expertise patrimoniale, il est indispensable que des mécanismes garantissent que la direction générale des patrimoines reste associée à la prise de décision, dès lors que c'est elle qui, in fine, a la connaissance et gère les liens avec les établissements placés sous sa tutelle possédant l'expertise patrimoniale. Au-delà d'incarner la politique de la France en matière de patrimoine, elle paraît être la plus à même, au regard de sa connaissance du secteur, de fournir le contenu de l'offre d'expertise des opérateurs au niveau international et d'en assurer le suivi dans le contexte de ses échanges quotidiens. Dans la mesure où elle a désormais perdu les effectifs chargés de l'action internationale transférés au Secrétariat général, à l'exception de ceux relatifs au patrimoine mondial, il apparait souhaitable qu'un comité de pilotage soit institué entre le Secrétariat général et la Direction générale des patrimoines concernant la mise en oeuvre de l'expertise patrimoniale internationale, de manière à garantir, d'une part, que le lien avec les opérateurs soit correctement assuré - les rapporteures ayant constaté qu'une meilleure fluidité de l'information vis-à-vis des établissements concernant le cadre dans lequel leurs actions peuvent s'inscrire et les moyens mis à leur disposition à cet effet se faisait sentir - et, d'autre part, que l'action internationale des opérateurs ne soit pas reléguée au second rang.
Recommandation : Mettre en place un comité de pilotage entre le Secrétariat général et la Direction générale des patrimoines en matière d'expertise patrimoniale.
Dans un souci de lisibilité et de visibilité de l'action française, est souvent évoquée l'opportunité d'un opérateur chargé de valoriser le savoir-faire patrimonial français à l'étranger. Le volume de l'offre française et la multiplicité des acteurs sur le champ de l'expertise patrimoniale peuvent plaider pour l'instauration d'un guichet unique afin de simplifier les démarches des interlocuteurs étrangers. L'Allemagne a annoncé en 2019 la création prochaine d'une agence pour la coopération internationale de ses musées, inspirée du modèle de l'AFM, afin d'offrir aux acteurs étrangers à la recherche de partenaires allemands appropriés un point de contact.
La création d'une agence n'apparait pas de nature à résoudre les problèmes de lisibilité et d'efficacité actuellement constatés :
- sur le plan organisationnel, l'ajout d'un échelon supplémentaire ne devrait pas résoudre la problématique de la coordination, ni permettre de réduire le nombre de points d'entrée, dans la mesure où il est probable que nos grands établissements culturels continuent à être directement sollicités au regard du prestige international historique et scientifique dont ils jouissent. Au final, on peut aussi considérer que l'existence de points d'entrée multiples et à différents niveaux, en dépit de la complexité qu'il génère, constitue aussi pour la France une occasion de saisir davantage d'opportunités à condition que la circulation de l'information et la coordination soient correctement assurées ;
- sur le plan budgétaire, l'équilibre financier d'un tel établissement ne serait pas garanti. Les projets de l'ampleur de ceux du Louvre Abou Dhabi et d'AlUla demeurent exceptionnels et leur occurrence ponctuelle et aléatoire. La grande majorité des projets en matière patrimoniale se fait aujourd'hui sur financements publics français ;
- sur le plan stratégique, la création d'une telle structure pourrait brider l'action internationale des établissements culturels, au risque de les priver des bénéfices qu'ils en retirent en termes d'approfondissement de la connaissance de leurs collections et de renouvellement de leurs pratiques professionnelles.
Il ne semble pas non plus souhaitable de confier ce rôle à l'AFM, en dépit de la création en son sein début 2021 d'une filiale, France-Muséums développement, proposant des prestations de services d'ingénierie culturelle, comme ses statuts l'y autorisent. Le caractère primordial du partenariat avec les Émiriens impose que la mission de l'AFM reste avant tout, à ce stade, d'assurer la poursuite du projet du Louvre Abou Dhabi, dont le chantier n'est pas achevé et doit se poursuivre au moins jusqu'en 2030 - la licence de marque « Louvre » ayant même été prolongée jusqu'en 2047.
Dans le cas de projets de grande envergure, à l'instar de ceux menés par la France à Abou Dhabi et à AlUla, le recours à une agence dédiée semble très largement plébiscité, compte tenu des spécificités propres à chaque projet, qui nécessitent de rassembler des compétences très diverses afin de répondre aux demandes du partenaire.
Dans le cas de projets d'envergure intermédiaire, dépassant la simple demande d'expertise patrimoniale que la MECI est en mesure de gérer en propre - comme par, exemple, les projets nécessitant une assistance à maîtrise d'ouvrage et intégrant des dimensions d'urbanisme ou de développement touristique -, le recours à Expertise France, qui constitue un ensemblier de compétences plus large que la MECI, pourrait constituer une vraie valeur ajoutée, à la condition qu'il se concerte avec le ministère de la culture sur les questions relatives à la conservation et à la valorisation du patrimoine en tant que tel. Le projet mené par Expertise France à Abomey aura valeur de test. Le contenu de la convention en cours de renouvellement entre Expertise France et le ministère de la culture revêt également un enjeu majeur.
Recommandation : Réaliser une évaluation ex post de la conduite par Expertise France du projet qu'elle porte à Abomey afin de déterminer dans quelle mesure cette agence pourrait devenir la référence pour la mise en oeuvre des projets à dimension patrimoniale de type intermédiaire, en collaboration avec le ministère de la culture.
2. Des moyens à adapter au niveau des ambitions définies
De l'avis de tous les interlocuteurs consultés, le manque de moyens reste bien souvent le principal frein à davantage d'interventions à l'international dans le domaine patrimonial. L'enjeu est à la fois d'ordre financier mais également humain. Le ministère de l'Europe et des affaires étrangères observe ainsi qu'un certain nombre de demandes supposent un accompagnement dans la durée et une présence sur place qu'il est parfois difficile d'organiser. Il constate que les opérateurs, qui font l'objet de nombreuses sollicitations, ne sont pas toujours en capacité de mobiliser des ressources rares pour y répondre.
Se pose donc la question des moyens financiers que la France est prête à mettre sur la table au service de cette stratégie d'influence.
À l'exception des crédits de fonctionnement destinés à ses opérateurs, qui n'entrent pas dans le détail de leur répartition entre les différents postes, la contribution du ministère de la culture dans ce domaine reste jusqu'ici très limitée. En dehors de sa contribution au fonctionnement de l'ALIPH, le ministère de la culture prévoit, en 2024, 800 000 euros aux fins des questions mémorielles et de la constitution d'un fonds pour la circulation des oeuvres en Afrique et 500 000 euros pour un appel à projets destiné à accompagner la projection internationale des opérateurs nationaux, à promouvoir leur savoir-faire à l'étranger et favoriser la structuration des partenariats sur des zones géographiques stratégiques pour le ministère comme l'Afrique, l'Asie et le Proche et Moyen-Orient.
De son côté, la plupart des outils financiers mis en place par le ministère des affaires étrangères ne permettent de financer que des opérations spécifiques, et non des partenariats de long terme avec des États étrangers.
Les rapporteures sont d'avis de cibler un certain nombre de priorités budgétaires parmi lesquelles elles identifient :
- les missions archéologiques françaises à l'étranger, compte tenu de la forte concurrence qui existe dans ce domaine et de l'exemple de l'accord conclu avec l'Arabie Saoudite autour du projet pour AlUla, qui a démontré que cet instrument pouvait déboucher sur des coopérations de très grande ampleur en matière patrimoniale ;
- la coopération en matière de formation, en s'appuyant sur les différents établissements sous la tutelle du ministère de la culture (INP, École de Chaillot, École du Louvre, écoles nationales supérieures d'architecture, etc.), les exemples récents de coopération ayant très largement mis en évidence qu'au-delà de la qualité des experts français, l'un des facteurs d'attractivité de la France dans le domaine patrimonial réside dans sa science de la transmission de ses savoir-faire. Loin de constituer une perte d'influence pour la France en dispersant ses savoir-faire, la transmission par la France de ses savoir-faire peut constituer un moyen de se créer un réseau de professionnels proches de la France et sensibles à ses approches, susceptibles à l'avenir de faire appel à ses services lorsqu'ils seront en fonction.
La mise en place d'une dotation spécifique pour venir en aide au patrimoine en péril, au-delà de la contribution de la France à l'ALIPH, leur paraitrait également se justifier, compte tenu des urgences qui peuvent survenir.
Recommandation : Faire des missions archéologiques françaises à l'étranger et de la coopération en matière de formation une priorité budgétaire.
Face à la raréfaction des moyens budgétaires, la France aurait également tout intérêt à inscrire davantage son intervention dans le cadre des actions financées par les bailleurs internationaux (UNESCO, Union européenne, ALIPH, etc.), auxquelles elles contribuent déjà, en tout état de cause, financièrement par le biais de ses contributions. Si les retombées en termes d'influence pourraient s'en trouver diluées, un certain nombre de retombées directes peuvent néanmoins en découler (rémunération de l'expertise), et des retombées indirectes restent possibles, par le biais des liens que les experts français auront tissés sur place avec des experts locaux, susceptibles de susciter des partenariats bilatéraux à venir.
De manière générale, la France ne parait pas valoriser suffisamment son action désintéressée et la part qu'elle prend dans les actions menées sous l'égide d'une organisation internationale ou plurinationale.
Recommandation : Inscrire plus largement l'intervention de la France dans le cadre des interventions financées par des bailleurs internationaux.
La question des ressources humaines dédiées à cette politique constitue un autre défi, tant pour les administrations centrales du ministère de l'Europe et des affaires étrangères et du ministère de la culture, que pour les établissements culturels. Outre une remise à niveau des équipes en charge de la mise en oeuvre de cette politique au sein de l'administration d'État, la création de postes au sein d'un certain nombre d'établissements jugés stratégiques doit faire figure de priorité. L'organisation du soutien logistique des équipes dans les pays dans lesquels elles sont déployées constitue un autre enjeu sur lequel des progrès restent à faire. La direction générale des patrimoines a indiqué être en train de chercher à identifier, dans un certain nombre de pays, les relais sur lesquels elle pourrait s'appuyer pour faciliter le déploiement des agents participant aux différentes missions.
Recommandation : Étoffer les équipes des établissements culturels les plus stratégiques dans la mise en oeuvre de la politique internationale en matière patrimoniale afin de mieux répondre aux sollicitations internationales.