C. DES FACTEURS STRUCTURELS ET CONJONCTURELS À L'ORIGINE DES ÉCARTS CALENDAIRES ET BUDGÉTAIRES CONSTATÉS SUR LE PLAN 15 000 ET LES NOUVEAUX CENTRES ÉDUCATIFS FERMÉS
Si l'engagement du plan 15 000 et du plan de création de 20 CEF est à saluer au regard de l'impératif d'améliorer la prise en charge des détenus et des mineurs ainsi que les conditions de travail des intervenants, la mise en oeuvre des précédents programmes immobiliers du ministère de la justice aurait certainement pu inciter le Gouvernement à faire preuve de prudence.
1. Des retards et des surcoûts inhérents au pilotage et au contenu du plan 15 000 et du plan des 20 CEF de deuxième génération
a) L'absence de standardisation des constructions
La volonté, énoncée dans la présentation du programme 15 000, de créer des établissements innovants et de renouveler le cahier des charges architectural, limite la possibilité de standardiser les constructions, même si des programmes « cadre » sont prévus. Le centre pénitentiaire de Mulhouse-Lutterbach, présenté comme une structure « innovante » par l'APIJ, se compose par exemple de 22 bâtiments, organisés autour de deux voies principales. Seuls deux autres centres pénitentiaires devraient s'inspirer de ce modèle, ceux de Caen et de Troyes. Pour le centre pénitentiaire de Bordeaux-Gradignan, une dizaine de bâtiments sont construits sur une parcelle foncière appartenant au parc de l'établissement et plusieurs bâtiments existants seront détruits et reconstruits, lors de la seconde phase des travaux.
Surtout, au-delà des programmes cadre, l'une des difficultés mises en avant pour expliquer les écarts a trait au fait que les caractéristiques techniques des projets, peu fiabilisées au lancement du plan et en l'absence de retour d'expérience, évoluent constamment, d'année en année, tout comme les coûts réels par rapport aux coûts théoriques. C'est encore une fois lié à la volonté du Gouvernement de faire primer la communication sur le pragmatisme : il a fallu aller vite pour définir des programmes cadres et des cahiers de charge, au risque de les fragiliser : le court-terme l'a emporté sur la vision de long-terme, au détriment de la bonne exécution du plan 15 000.
L'instabilité des caractéristiques techniques constitue ainsi la principale source des délais et des surcoûts, avant l'inflation et les tensions d'approvisionnement sur les matériaux. De même, pour les nouveaux CEF, les écarts budgétaires sont principalement liés à l'évolution des caractéristiques techniques en matière de sécurisation des bâtiments.
Il convient toutefois de souligner qu'il ne s'agit pas ici de remettre en cause le travail mené par l'APIJ, même si des améliorations peuvent être envisagées, en particulier en matière de suivi et d'audit (cf. infra). L'APIJ n'est pas responsable de la fluctuation des caractéristiques techniques et suit, pour toutes les questions de sécurité des établissements, l'avis de la direction de l'administration pénitentiaire. L'Agence a ainsi su démontrer qu'elle était capable de répondre à la matérialisation d'aléas de grande ampleur, qu'il s'agisse de blocages sur la mise à disposition du foncier, de la hausse soutenue des prix des matières premières ou des tensions sur l'approvisionnement des matériaux, ces deux derniers événements ayant durablement affecté le secteur du BTP.
b) La disponibilité du foncier
Le plan 15 000 et les CEF de deuxième génération partagent un objectif commun : privilégier une implantation plus proche des centres urbains afin de faciliter les partenariats avec les services publics et les professionnels concernés (emploi, santé, éducation, culture, sport). Pour les centres de détention, il s'agit également de limiter les coûts de déplacement vers les juridictions et de faciliter les visites des familles.
Cependant, tout projet de cette nature suscite très souvent une forte opposition des riverains, qui craignent tant pour leur sécurité que pour l'image de leur commune ou la valorisation de leur bien immobilier. De multiples recours ont pu être exercés contre certains projets auprès du juge administratif. La question du foncier doit donc être anticipée et traitée le plus en amont possible du lancement du programme immobilier.
Or, si une grande partie du foncier était disponible et avait été mis à disposition pour la première tranche du plan 15 000, tel n'était pas le cas pour la seconde partie du programme34(*) : l'enjeu foncier est dès lors devenu un « risque réel »35(*) pour la soutenabilité du plan et un facteur proéminent pour apprécier sa mise en oeuvre.
Surtout, une fois résolue la question de la mise à disposition du foncier, se pose celle de sa qualité. En effet, comme l'a récemment rappelé le garde des Sceaux36(*), « un site d'implantation d'établissement pénitentiaire doit répondre à un cahier des charges de recherches foncières très contraint, notamment en matière de caractéristiques physiques du terrain. Voici quelques-uns de ses critères : surface ; topographie plane ; absence de surplomb ; proximité de réseaux d'électricité, d'eau et de gaz pour sa viabilisation ; cartographie des risques naturels et technologiques ; compatibilité avec le plan d'urbanisme ; absence de servitude incompatible avec l'implantation d'une prison ; desserte ; accessibilité ; proximité de transports en commun ; contraintes environnementales telles que le zonage Natura 2 000 et la présence d'une zone naturelle d'intérêt écologique, faunistique et floristique (ZNIEFF). »
La détermination du site d'implantation du nouveau centre pénitentiaire du Gard a ainsi duré cinq ans, en raison de circonstances politiques et géographiques (relief accidenté, risques naturels, accessibilité, etc.).
S'ajoutent en effet aux contraintes géographiques des circonstances politiques, l'année 2020 ayant été marquée par les élections municipales. À titre d'exemple, les travaux de la structure d'accompagnement vers la sortie (SAS) d'Orléans comptent déjà trois ans de retard : si le terrain appartient bien à l'État, les travaux ne peuvent pas débuter tant que la mairie ne réalise pas les travaux de voirie nécessaires au lancement de chantier. Le président de la métropole avait donné son accord au mois de juin 2020, le président nouvellement élu a considéré ne pas être lié par les engagements contractés par son prédécesseur. Les trois recours déposés par l'État ont été rejetés, les juridictions saisies s'étant déclarées incompétentes au fond.
Pour les centres éducatifs fermés (CEF), outre le fait que deux d'entre eux ne disposent toujours pas d'un foncier définitivement établi, les travaux d'adaptation qui ont dû être engagés sur six autres parcelles ont conduit à un coût total d'1,2 million d'euros, soit 4 % du budget initialement prévu dans le dossier de presse. Il s'est notamment agi, par ces travaux, d'aménager le terrain rocheux d'Apt, de déconstruire des bâtiments situés sur la parcelle de Rochefort ou encore de créer toute la voirie à Amillis.
2. Des fragilités structurelles accentuées par l'inflation et la pénurie des matériaux
Deux aléas conjoncturels ont accentué les difficultés rencontrées dans l'exécution du plan 15 000 et du plan de création de 20 CEF de deuxième génération : l'inflation, en particulier sur les prix des matières premières, et les tensions d'approvisionnement sur les matériaux. Le rapporteur n'a toutefois pas pu obtenir d'estimation précise du montant du surcoût lié à ces deux phénomènes.
Le ministère de la justice et la direction du budget ont cependant confirmé que l'inflation n'avait entraîné ni d'ajustements matériels dans les projets en cours ni de retards dans l'exécution des programmes de construction, le Gouvernement ayant fait le choix de couvrir ces surcoûts par un rehaussement de l'enveloppe budgétaire consacrée au plan 15 000, et non à moyens constants.
S'agissant des projets pour lesquels les marchés de conception-réalisation avaient été notifiés avant l'inflation et la pénurie des matériaux, des révisions de prix étaient prévues dans la plupart des contrats. Pour les autres, deux circulaires de la Première ministre37(*) ont permis de clarifier les modalités de prise en compte de l'inflation dans les contrats publics. D'une part, des indemnisations spécifiques ont été octroyées en application de la théorie de l'imprévision38(*) aux contrats administratifs39(*). Le montant de ces indemnités a été déterminé au cas par cas, en fonction des circonstances et des diligences mises en oeuvre par l'entreprise pour se prémunir contre ces risques, inhérents à son activité économique. D'autre part, une clause de révision des prix a été insérée dans tous les contrats à venir alors que les provisions avaient déjà été augmentées pour tenir compte du contexte inflationniste.
Si le rapporteur souligne les efforts engagés par le Gouvernement pour éviter que le contexte inflationniste ne se traduise par de nouveaux retards dans l'exécution du plan 15 000 ou par une révision à la baisse de ses ambitions, il estime que ces aléas conjoncturels ne sauraient être présentés par le ministère de la justice comme les principaux facteurs d'explication des décalages constatés, qu'ils soient calendaires ou budgétaires. Faut-il le rappeler, les premières tensions inflationnistes sont apparues à l'été 2021 et se sont durablement installées en 2022 : à mi-parcours du plan 15 000, 7 000 places nettes auraient dû être livrées. Il y en a eu 2 771.
3. Avant de faire plus, faire bien
Au regard de l'ensemble de ces constats, le rapporteur insiste sur le fait qu'à court terme, l'urgence n'est pas de construire encore davantage de places mais d'au moins parvenir à mener à bien le plan 15 000 et à le faire correctement, tant pour les futures personnes qui y seront détenues que pour l'ensemble des personnels de l'administration pénitentiaire et des intervenants extérieurs (santé, éducateurs sportifs, enseignants, entreprises).
Pour autant, les capacités du parc carcéral français apparaissent d'ores et déjà sous-dimensionnées au regard de l'évolution de la population carcérale. Il est donc certain que les travaux préparatoires à l'agrandissement du parc immobilier pénitentiaire devront être lancés avant l'achèvement du plan 15 000. Pour les CEF, la problématique est différente puisque les taux d'occupation moyens sont plus proches de 70 %, contre une cible théorique de 85 %40(*) - laissant de fait davantage de marges à la direction de la protection judiciaire de la jeunesse.
* 34 Secrétariat général pour l'investissement, op. cit.
* 35 Selon l'expression employée dans le cadre de la contre-expertise du plan 15 000, reprise dans l'avis précité du secrétariat général pour l'investissement.
* 36 Audition d'Éric Dupond-Moretti, ministre de la justice, par la commission des finances de l'Assemblée nationale (25 mai 2023).
* 37 Circulaire n° 6374/SG du 29 septembre 2022 relative à l'exécution des contrats de la commande publique dans le contexte actuel de hausse des prix de certaines matières premières et abrogeant la circulaire n° 6338-SG du 30 mars 2022.
* 38 Codifiée au 3° de l'article L. 6 du code de la commande publique prévoit, en cas de survenance d'un « événement extérieur aux parties, imprévisibles et bouleversant temporairement l'équilibre du contrat », que le cocontractant qui en poursuit l'exécution a droit à une indemnité.
* 39 Il a également été recouru à la théorie de l'imprévision pour certains des contrats contenant des clauses de révision de prix, ce droit s'appliquant lorsque l'économie du contrat est bouleversée, au-delà des mécanismes correctifs insérés dans le contrat.
* 40 D'après les données transmises dans le projet annuel de performances annexé au projet de loi de finances pour 2024 de la mission « Justice », s'agissant des cibles de l'indicateur de performance 2.1 « Taux d'occupation et de prescription des établissements » du programme 182 « Protection judiciaire de la jeunesse ».