III. RELANCER UNE VÉRITABLE POLITIQUE DE COMPÉTITIVITÉ AU SERVICE DE NOTRE AGRICULTURE EST UN IMPÉRATIF STRATÉGIQUE
A. LA FERME FRANCE EN PÉRIL, EN L'ABSENCE DE POLITIQUE DE COMPÉTITIVITÉ
L'absence de politique de compétitivité en matière agricole ne se retrouve pas uniquement dans les manuels macroéconomiques ou les longues études universitaires : elle a des conséquences directes, mesurables empiriquement, dans les cours de ferme et l'assiette des Français.
De ces cinq exemples étudiés sur des filières très différentes, on peut mesurer les conséquences d'une telle absence de préoccupation sur les charges, la productivité et la compétitivité hors prix de nos exploitations agricoles.
Elles peuvent être résumées, de manière imagée, par trois effets successifs, illustrant la spirale infernale résultant de cette absence d'attention à la compétitivité d'une filière agricole : l'effet « emmental », l'effet « tarte tatin », et l'effet « repas du dimanche ».
L'effet « emmental », typique du cas du lait, illustre le fait que l'absence de politique de compétitivité mite le revenu des agriculteurs, car leur revenu devient la variable d'ajustement pour conserver nos parts de marché. Pour demeurer compétitifs, quand l'État ajoute des charges aux paysans, les paysans voient leur revenu diminuer afin de limiter l'étendue des pertes de marché. Il en résulte une filière laitière dont la situation, vue de l'extérieur, n'alerte pas ou peu, mais qui, quand on l'ausculte à l'intérieur, présente des failles et des trous de plus en plus grands qui menacent tout l'équilibre de la filière. Sans revenu suffisant, les jeunes de la filière laitière ne veulent plus s'installer et le cheptel connaît une décapitalisation très préoccupante, menaçant tout l'écosystème laitier en France. Durablement, le risque de l'absence de politique de compétitivité, c'est l'effondrement économique d'une filière aboutissant, résultant progressivement de la désaffection de la filière agricole, de la décapitalisation en élevage et d'une baisse de production ayant des conséquences économiques mais également sociales et environnementales.
Pour échapper à cette baisse de revenu, l'État prône la montée en gamme pour se concentrer sur le marché domestique, plus rémunérateur. C'est l'effet « tarte tatin » qui démontre, de son côté, comment l'État raisonne à l'envers. Loin de l'idée que la montée en gamme permet de se recentrer sur le marché domestique, quitte à perdre des volumes à l'extérieur, l'absence de politique de compétitivité aboutit à un renversement de situation : une perte de parts de marché à l'exportation et, en même temps, une hausse des importations sur le segment « coeur de gamme ». Les cas de la farine et de la pomme démontrent que la baisse des parts de marché à l'export, le plus souvent liée à un manque de compétitivité aboutissant à un recentrage sur le marché domestique par une montée en gamme, se traduit rapidement par une percée du poids des importations dans l'assiette des Français.
La chute des exportations de farine, faute de compétitivité a annoncé la chute de la production et la percée corrélative des importations. Alors que les exportations de farine ont été divisées par plus de dix en 25 ans, pour que la filière puisse se recentrer davantage sur le marché intérieur, la production a reculé de près de 20 % et, en parallèle, les importations de farine pour les produits sous marque de distributeur ou dans l'industrie ont explosé.
La pomme prend le même chemin : division par deux de la production et des exportations sur moyenne période, consécutive à la volonté des pouvoirs publics de développer des démarches mieux valorisées sur le marché intérieur, déstabilisation progressive de l'équilibre de la filière créant des tensions sur la filière transformation par manque d'approvisionnements, qui a, dès lors, un recours accru aux pommes importées.
Dans les deux cas, l'absence de politique de compétitivité a sacrifié deux filières d'excellence, autrefois fortement exportatrices, en les privant à la fois du marché extérieur mais aussi en ouvrant le marché des denrées de base en France aux concurrents étrangers. La France perd ainsi sur les deux tableaux : moins d'exportations et plus d'importations.
À terme, si aucune politique de compétitivité n'est mise en oeuvre, l'agriculture française est enfin touchée par l'effet « repas du dimanche », aboutissant à ce que les denrées agricoles françaises deviennent inaccessibles quotidiennement à de nombreux Français et ne soient servies qu'en de rares occasions. La place est ainsi laissée aux produits importés pour les repas du quotidien, en restauration hors foyer ou dans les plats transformés. Pour les familles les plus modestes, cela remet en cause l'accessibilité quotidienne aux produits français, les reléguant à ne consommer que des produits venus d'ailleurs.
C'est ce que connaît la filière poulet. Tout se passe comme si les Français consommaient un bon poulet du dimanche par mois, labellisé et produit en France, tout en acceptant de manger tous les jours du filet de poulet importé, issu d'élevages plus compétitifs. Près de la moitié du poulet consommé en France est aujourd'hui importé, dont près de ¾ dans les plats transformés ou dans la restauration hors foyer. Ce taux s'aggravera encore dans les prochaines années compte tenu de la dynamique de la consommation qui privilégie les coupes de poulet, où la production française a des désavantages compétitifs. Il y a encore trente ans, la France était pourtant le principal producteur de poulet au monde.
Les producteurs de tomates pourraient également être concernés. En utilisant la segmentation comme seule arme défensive en cas de manque de compétitivité ces dernières années faute de soutien de l'État, les producteurs de tomates ont fait évoluer leur production de la tomate ronde à la tomate cerise pour échapper à la concurrence marocaine. Encore une fois, il sont été délogés de leur niche : les importations de tomates marocaines, une fois conquis le coeur de gamme, ont attaqué le marché de la tomate cerise : elles sont ainsi passées de 300 tonnes en 1995 à 70 000 tonnes aujourd'hui. Sans réaction de l'État, la filière a promu une nouvelle spécialisation sur le marché des tomates anciennes pour récupérer de la valeur, quitte à perdre encore un peu plus le marché « coeur de gamme ». En attendant, les Marocains ont progressivement conquis toutes les parts de marché, qu'il soit de masse ou de niche, en s'imposant dans les assiettes des Français.
Dans les trois cas, les producteurs et l'agriculture française sont perdants.
Finalement, quand l'État propose aux producteurs de faire de la montée en gamme sans politique de compétitivité, les producteurs perdent sur tous les tableaux, d'autant qu'un marché peut être perdu en quelques années, mais s'avère alors très difficile à reconquérir.
Ces conséquences sont d'autant plus aggravées quand l'absence de politique de compétitivité devient une politique de non-compétitivité assumée, autrement appelée politique du « tout montée en gamme ».
L'ensemble des acquis de la littérature économique et des exemples concrets repris sur le terrain démontrent l'urgence pour le Gouvernement de remettre en place une politique de compétitivité dans le monde agricole.
La transition agricole ne peut se faire au prix de charges nouvelles pour les agriculteurs au risque que cette transition se fasse bien, mais sans agriculture.
Loin de l'idée des rapporteurs de recommander un arrêt de toute initiative de montée en gamme, au contraire. Pour bien des filières, des segmentations répondant à des demandes sont une voie essentielle pour dégager de la rentabilité, donc du revenu.
Mais prôner la montée en gamme pour tous les produits, toutes les filières, sans l'accompagner de politique de compétitivité, c'est :
- cautionner une hausse des charges pour les agriculteurs sans leur garantir une hausse de revenus, faute de marchés suffisants, ce qui se traduit inéluctablement par une baisse accrue de production dangereuse pour la souveraineté française ;
- accepter de voir la France perdre des marchés à l'international, ce qui réduit sa puissance agricole et sa capacité à nourrir de nombreuses personnes à travers le monde ;
- assurer que les importations de produits agricoles et alimentaires soient de plus en plus présentes dans l'assiette des Français, avec des produits qui ne respectent pas nos normes de production. Autrement dit, c'est réserver la consommation de produits français à certains consommateurs, en reléguant les plus modestes aux rayons des denrées importées.
Or le virus de la décroissance se niche derrière ce discours de la montée en gamme. Sans prendre en compte ces risques évidents, fermant les yeux sur les évolutions en cours précédemment détaillées, il prône l'érosion du potentiel productif agricole national, sans voir toutes les externalités positives et les atouts stratégiques que l'agriculture procure à la France.
Cette fatalité peut être enrayée à une condition : replacer la compétitivité au coeur des préoccupations de la politique agricole nationale après plusieurs années où la hausse des charges des agriculteurs ne préoccupait pas le Gouvernement, voire était cautionnée par ce dernier au prix de sa stratégie de montée en gamme.
Il est temps de corriger le tir.
C'est pourquoi les rapporteurs proposent la mise en oeuvre d'un plan « Compétitivité 2028 » pour la Ferme France, qui pourrait contenir l'ensemble des mesures détaillées dans la partie suivante.