C. LES FRAGILITÉS DE L'ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR FRANÇAIS

Face aux menaces que peuvent faire peser les tentatives d'influence menées par des pays tiers, le monde académique français présente d'incontestables fragilités susceptibles de remettre en cause son intégrité sans une prise de conscience rapide.

1. Les établissements d'enseignement supérieur face au défi de l'ouverture internationale

L'internationalisation de l'enseignement supérieur constitue une tendance lourde de ces dernières années au niveau mondial. La France ne fait pas exception, même si dans des proportions bien moindres que les pays anglo-saxons qui ont su créer en la matière une véritable économie, rentable et attractive.

En 2020, la France accueillait un peu plus de 290 000 étudiants étrangers , soit près de 11 % de la population étudiante du pays, en progression de 23 % par rapport à 2014. La hausse est particulièrement élevée pour les étudiants originaires de l'Afrique hors Maghreb (+ 45 %) et du Maghreb (+ 33 %).

Évolution du nombre d'étudiants étrangers en mobilité en France entre 2014 et 2020

2014

2015

2016

2017

2018

2019

2020

Universités

181 040

180 506

183 869

187 642

195 600

202 151

202 140

Formations d'ingénieurs hors université

11 080

11 207

11 592

12 634

12 371

13 379

14 226

Écoles de commerce, gestion et vente

15 661

16 423

17 476

21 276

25 860

30 907

34 653

Autres

27 368

30 043

31 141

33 186

36 632

37 277

39 451

TOTAL

235 149

238 179

244 078

254 738

270 463

283 714

290 470

Part du nombre d'étudiants en %

9,7

9,7

9,7

10

10,3

10,6

10,7

Source : MESRI, retraitement mission d'information

Cette hausse globale correspond à un objectif politique clairement affiché par le gouvernement. Le Premier ministre a ainsi lancé le 19 novembre 2018 une nouvelle stratégie d'attractivité en direction des étudiants internationaux, dite « Bienvenue en France ». Elle vise à permettre d'atteindre l'objectif fixé par le Président de la République de 500 000 étudiants internationaux en France en 2027.

« Bienvenue en France »

La stratégie « Bienvenue en France » se fonde sur trois piliers.

Le premier pilier de cette stratégie consiste à améliorer l'accueil des étudiants en mobilité, avec plusieurs axes d'amélioration : facilité d'obtention des visas long séjour et des cartes de séjour, accès au logement, facilitation des démarches administratives à l'arrivée, intégration dans les communautés étudiantes, cours et accueil plurilingues dans les établissements, cours de français langue étrangère. Le ministère a engagé en 2019 une enveloppe d'amorçage de 10 M€, dont une moitié pour améliorer les bureaux d'accueil, l'autre moitié attribuée sur appel à projets qui a permis de soutenir 152 projets portés par 82 établissements,

.../...

.../...

Le deuxième pilier de la stratégie Bienvenue en France consiste à donner les moyens aux établissements de construire leur stratégie internationale et de poursuivre l'amélioration de leurs dispositifs d'accueil grâce à un système redistributif de droits d'inscription différenciés . Mis en place par l'arrêté du 19 avril 2019, ce nouveau système a instauré des droits d'inscription différenciés pour les étudiants extracommunautaires arrivant en France à la rentrée 2019 pour préparer les diplômes nationaux de licence ou de master ou pour obtenir le titre d'ingénieur. Ces nouveaux droits, d'un montant de 2 770 € en licence et de 3 770 € en master et cycle d'ingénieur, sont associés à une large capacité d'exonération par les établissements et par les postes diplomatiques. Le dispositif de la réforme autorise une mise en oeuvre progressive, les établissements étant assujettis à un plafond règlementaire de 10 % d'exonérations sur l'ensemble de leurs étudiants, ce qui leur permet de prendre le temps de la réflexion pour mettre en place des droits et des exonérations correspondant à leurs priorités stratégiques spécifiques. Ces nouveaux droits permettent à la fois de financer des dispositifs d'accueil au bénéfice de tous et de mettre en place les exonérations voire les bourses que les établissements souhaiteront créer.

Le troisième pilier est consacré à l'accompagnement de la projection internationale des établissements d'enseignement supérieur français , piloté par le ministère de l'Europe et des affaires étrangères, en collaboration avec le MESRI et l'AFD.

Les établissements d'enseignement supérieur sont donc soumis à des fortes incitations pour s'ouvrir à l'international, ce qui facilite également l'accueil à l'étranger des étudiants français. Pour autant, cette politique d'ouverture n'apporte que des résultats limités, compte tenu du refus exprimé par l'ensemble de la communauté académique d'appliquer des droits d'inscription différenciés aux étudiants étrangers. Comme indiqué en introduction, cette absence d'incitation financière, si elle est discutable au plan strictement budgétaire, constitue une protection du système d'enseignement supérieur, à tout le moins dans les universités et les écoles d'ingénieur qui ont indiqué ne pratiquer de majoration de droits que dans des proportions très modestes.

Pour autant, l'attractivité des universités apparait par comparaison en baisse, avec une progression de 11,6 % depuis 2014, contre un doublement pour les écoles de commerce. En 2020, les universités accueillent ainsi 69,6?% des étudiants étrangers, contre 76 % en 2014.

Répartition des étudiants étrangers à l'université par origine et discipline en 2019

Droit

Économie, AES

Lettres, sciences sociales

Sciences et STAPS

Médecine

DUT

Total

Proportion en %

Union européenne

4 593

3 549

13 570

5 833

3 466

193

31 207

15,4

Europe hors UE

829

1 164

2 898

1 466

366

120

6843

3,4

Dont Russie

226

475

1 292

462

69

13

2537

1,3

Afrique

12 062

21 130

21 359

41 220

9 060

2 494

107 325

45,3

Asie

2 374

7 804

13 480

12 428

2 095

773

38 954

19,3

Dont Chine

289

3 359

5 415

4 259

61

427

13 810

6,8

Amériques

2 022

2 434

8 714

3 677

530

100

17 477

8,6

Océanie

30

45

182

40

4

1

302

0,1

Ensemble

21 912

36 130

60 220

64 669

15 523

3 686

202 140

100

Source : MESRI, retraitement mission d'information

Prise dans son ensemble, la communauté chinoise représente environ 10 % des étudiants étrangers . Seule la moitié étudie à l'université , les écoles d'ingénieurs et surtout de commerce apparaissant comme des destinations privilégiées. Ce point a en particulier été relevé devant la mission par le professeur François Godement, qui a souligné l'appétence chinoise pour des grandes écoles jugées plus « prestigieuses » .

Ces écoles peuvent apparaitre en effet comme plus susceptibles de présenter un risque de dépendance financière aux étudiants étrangers. À la différence des universités, ceux-ci payent parfois des frais de scolarité plus élevés, ce qui incite les écoles à augmenter la part de ces étudiants dans ces promotions, et les rend d'autant plus dépendantes des étudiants étrangers. L'hypothèse d'un cercle vicieux poussant à accueillir toujours plus d'étudiants étrangers ne peut donc pas être exclue, comme cela s'est produit pour des établissements d'enseignement supérieur en Australie.

Il apparait dès lors que les établissements d'enseignement supérieur sont pris entre deux injonctions contradictoires :

• d'une part , répondre à l'objectif politique clairement affiché d'ouverture à l'international , objectif lui-même paradoxal puisque, à la différence des pays anglo-saxons, il n'obéit pas une logique financière, au moins dans les universités ;

• d'autre part , un nouvel impératif de contrôle plus rigoureux des étudiants étrangers, face aux risques pesant sur les libertés académiques ou la souveraineté économique du pays et dont le présent rapport entend se faire l'écho.

Lors de son audition plénière devant la mission d'information le 1 er septembre, M. Guillaume Gellé, vice-président de la conférence des présidents d'université, a souligné plus spécifiquement ce point : « [...] nous souhaitons vous alerter sur un certain nombre d'injonctions contradictoires de la part des pouvoirs publics : d'un côté, on encourage les partenariats et on facilite l'accueil des étudiants étrangers ; de l'autre, on nous appelle à une extrême vigilance. C'est difficilement compatible . »

2. Une culture scientifique ouverte par tradition et par nécessité

Deuxième point de fragilité et de vigilance, la tradition d'ouverture et de collaboration qui caractérise le monde académique , plus récemment devenue une nécessité pour la carrière des personnels de la recherche.

Fondé sur la diffusion des savoirs et la libre circulation des idées, l'enseignement supérieur et la recherche cohabitent difficilement avec les concepts d'ingérence, d'influences et d'interférences, qui invitent plutôt à une attitude méfiante, a minima vigilante.

Le professeur François Godement a ainsi fait état de la convergence de deux groupes de scientifiques qui, dans le passé, ont accéléré la coopération avec des pays plus à risque :

- les chercheurs qui refusent, par principe , d'inclure des considérations politiques dans leurs travaux et sont donc ouverts à toute forme de coopération, quel que soit le pays concerné ;

- à l'inverse, les chercheurs plus engagés politiquement , pour qui au contraire la coopération représente une forme de contestation contre une société dite « de surveillance ».

Ces deux tendances ont pu converger pour accroitre les échanges de savoir et les coopérations, ce qui est incontestablement positif, mais sans prendre garde aux risques induits à travailler avec des partenaires qui ne suivent pas nécessairement la même logique ouverte.

Comme l'a souligné devant la mission d'information l'ancien ambassadeur et chercheur Pierre Buhler , il existe un risque, « celui de la dissymétrie fondamentale des situations : liberté d'accès et transparence d'un côté, qui ouvre les portes de l'influence sur le terrain académique, qu'il s'agisse d'enseignement ou de recherche. Les manoeuvres, l'intimidation et l'opacité de l'autre côté, qui dispose d'un énorme appareil de contrôle politique. Ironiquement, l'Etat de droit permet à des régimes autoritaires de procéder à des harcèlements judiciaires dans les Etats démocratiques pour museler des voix trop critiques. Il ne peut évidemment être question, pour les démocraties libérales, de développer une posture offensive de même nature, en se situant sur le même terrain, en usant des mêmes armes, en employant les mêmes méthodes, aux antipodes de leurs principes et de leurs valeurs ».

La menace est cependant différente en fonction des secteurs , et appelle vraisemblablement des approches différenciées si l'on considère :

Ø la recherche fondamentale .  L'objectif peut être l'appréhension et la captation précoces de connaissances en apparence très éloignées de l'application, mais susceptibles, quand elles sont reprises à grande échelle avec des moyens importants, de conférer des avantages technologiques majeurs et durables ;

Ø la recherche appliquée , y compris dans le domaine médical, qui est plutôt le fait de laboratoires privés ou en partenariat avec des institutions publiques. Les cultures différentes d'évaluation des risques économiques peuvent constituer une faiblesse propice à l'obtention de ces technologies à moindre frais . Le développement très important en France ces dernières années, notamment avec le programme Investissement d'avenir, de structures dédiées à renforcer la coopération entre recherche publique et industries, par exemple via les Sociétés d'Accélération de Transferts de Technologies (SATT) présente à ce titre un risque. Le système chinois en particulier comprend certaines caractéristiques encore mal comprises des Occidentaux, avec le risque « d'hybridation », soit l'utilisation à des fins militaires de technologies initialement civiles, y compris dans le domaine de la recherche fondamentale. Au regard de ce danger d'hybridation, il n'est plus possible de considérer aujourd'hui que certains domaines de recherche sont « par essence » déconnectés de débouchés économiques ou stratégiques ;

Ø la problématique est sensiblement différente dans le domaine des sciences humaines et sociales (SHS) . La stratégie, suivie par quelques États, est plutôt d'influer sur les travaux de chercheurs afin d'imposer une vision plus positive de leur modèle, de limiter l'expression académique ou de promouvoir leur doctrine sur certains sujets jugés sensibles, comme par exemple les Ouïghours en Chine.

Par ailleurs, la carrière des enseignants-chercheurs et des chercheurs repose de plus en plus sur la reconnaissance à l'international de leurs travaux . Cela implique la participation à des colloques à l'étranger ou la publication dans des revues internationales. M. Guillaume Gellé, vice-président de la Conférence des Présidents d'Université, a reconnu ce point lors de son audition devant la mission d'information : « le rayonnement de nos travaux passe aussi par l'invitation d'un certain nombre de chercheurs français à l'étranger. C'est l'un des éléments importants de l'évaluation des dossiers scientifiques de nos collègues, mais aussi d'une fragilité potentielle . ».

Cette question rejoint celle, évoquée dans le rapport précité de Pierre Ouzoulias et Pierre Henriet, de la « course à la publication », qui a permis de développer tout un marché de revues parfois de qualité discutable et qui n'offrent pas toutes les garanties des meilleures publications : « L'adage dénonce ainsi la pression qui est exercée sur les chercheurs afin qu'ils publient rapidement, et en quantité, leurs résultats positifs dans des revues scientifiques. »

Privilégier le quantitatif au qualitatif, comme le système de la recherche internationalisée l'encourage aujourd'hui, présente un double-risque pour l'intégrité de la recherche :

- le contrôle par les pairs , qui est le mode de régulation traditionnel du monde académique, ne peut plus s'exercer de façon satisfaisante, en raison de la multiplication des nouvelles publications ;

- les chercheurs sont incités à dévoiler rapidement tout ce qu'ils trouvent, sans prendre toujours garde à la dimension stratégique de leurs résultats, ou sans avoir le temps de prendre toute la mesure des implications de leurs découvertes.

3. En dépit d'efforts amorcés avec la LPR, des moyens encore insuffisants pour l'ESR

Troisième point de fragilité identifié par la mission, la relative faiblesse des moyens de l'enseignement supérieur et de la recherche en France par rapport à d'autres pays.

La discussion au Sénat 51 ( * ) de la loi de programmation de la recherche pour les années 2021 à 2030 a souligné le retard pris en la matière par la France.

Avec un niveau de financement public et privé de la recherche qui stagne depuis le début des années 1990 à environ 2,2 % du PIB et enregistre même, sur la période récente, plusieurs années de baisse, la France s'est éloignée de l'objectif, fixé lors du sommet européen de Lisbonne de 2000 et réaffirmé dans la stratégie « Europe 2020 », d'investir un minimum de 3 % de sa richesse nationale dans la recherche d'ici à 2000 puis à 2020, alors que la plupart des grandes puissances économiques l'ont déjà atteint, voire dépassé. Depuis le début des années 2000, la France se situe en dessous de la moyenne des pays membres de l'OCDE en termes d'effort de recherche. Alors qu'elle occupait la 4 e place en 1992, elle est aujourd'hui en 12 e position parmi les pays de l'OCDE, loin derrière le groupe des pays « meneurs » (Allemagne, Corée du Sud, Japon, Israël, pays scandinaves...).

L'affaiblissement de la position de la France est aussi lié à une grave perte d'attractivité des métiers de la recherche , attestée notamment par la baisse du nombre de doctorants, mais aussi la difficulté du pays à garder sur son sol ses meilleurs éléments ou à recruter les plus brillants talents internationaux.

Ce diagnostic, désormais bien connu et largement partagé, est alarmant, et fragilise considérablement la position des enseignants et chercheurs du pays.

Ainsi, et sans être exhaustif :

Ø les rémunérations de tous les personnels de la recherche, sont très sensiblement inférieures à celles des pays de l'OCDE. Le salaire annuel brut moyen d'entrée des chercheurs en France représentait, en 2013, en parité de pouvoir d'achat, 63 % du salaire moyen d'entrée perçu par les chercheurs en Europe et dans les pays de l'OCDE ;

Ø l'emploi scientifique permanent connaît, depuis plus de dix ans, une érosion due, pour une large part, aux contraintes budgétaires pesant sur la masse salariale des organismes de recherche ;

Ø les conditions de travail des chercheurs et enseignants-chercheurs se sont fortement dégradées, sous l'effet notamment de tâches administratives envahissantes, de contraintes de gestion multiples, de procédures nombreuses et tatillonnes ;

Ø la valorisation du doctorat n'est pas à la hauteur de celle dont il bénéficie à l'international, tant pendant la préparation de la thèse que pendant la période d'insertion professionnelle.

Ø enfin, les conditions d'entrée dans la carrière scientifique sont défavorables au regard des standards internationaux.

En attendant que la loi de programmation puisse produire ses effets positifs, il apparait que le monde de l'enseignement supérieur en France souffre, par comparaison à d'autres pays, d'un sous-financement chronique depuis des années, qui se double d'un manque de reconnaissance du rôle et de la place dans la société des chercheurs et de leurs travaux .

Il est donc possible d'expliquer l'écoute « positive » que peuvent recueillir auprès d'enseignants et de chercheurs français des propositions en apparence tout à fait dépourvues d'arrière-pensées de mener des recherches dans des conditions nettement plus favorables, à la fois financièrement , mais également pour l'environnement général (tâches administratives allégées, contrôle moindre, reconnaissance sociale). De nombreux pays, souvent alliés par ailleurs, ont traditionnellement profité de cet état de fait pour attirer les chercheurs les plus brillants. 52 ( * )

Cette mobilité des chercheurs français ne saurait être vue de manière exclusivement négative, car elle témoigne également de la richesse de notre potentiel scientifique et participe du rayonnement du pays 53 ( * ) . Elle révèle cependant un profond malaise du monde académique, et représente une réelle impotence face à des offres venues de l'étranger qui sont vécues comme des marques d'une reconnaissance que la France ne parvient pas toujours à fournir.

4. Une vigilance qui doit s'exercer à deux niveaux

La mission d'information s'est intéressée à la pratique des établissements d'enseignement supérieur face aux menaces d'interférences . Pour ce faire, elle a adressé un questionnaire à l'ensemble des universités et grandes écoles et a procédé à l'audition de neuf d'entre elles 54 ( * ) . La mission remercie les établissements qui, en pleine période de suspension universitaire, ont pris le temps de lui adresser leur réponse et d'engager le dialogue avec elle.

A la lumière de ces informations, la mission peut formuler trois séries de remarques.

Tout d'abord, les établissements ne font état que d'un nombre extrêmement réduit de tentatives d'influence, voire d'aucune détectée pour la plupart. Par exemple, l'Université de Lorraine cite son refus de financement d'une thèse pour un étudiant proche d'une organisation politiquement contestée au Moyen-Orient, ainsi que son refus d'établir une coopération avec la Corée du Nord. Selon des données communiquées à la mission d'information, en 2020, un peu plus de 10 cas auraient fait l'objet d'un signalement dit « sérieux » de tentative d'influence .

Il n'est pas possible de déterminer si ce constat rassurant provient de la résistance du système académique et universitaire français à l'influence ou bien d'un manque de signalement et de remontée . En effet, les influences étrangères sont de nature si diverses qu'il est difficile de les caractériser, au-delà des cas avérés et clairement reconnus d'intelligence économique. Il n'est ainsi pas aisé de reconnaitre comme une ingérence le financement d'un déplacement pour un chercheur ou l'afflux d'étudiants étrangers. La subtilité des approches pose à l'évidence des questions d'organisation et de remontée des informations qui ne sont pas forcément compatibles avec la tradition de liberté des chercheurs et enseignants-chercheurs.

Cependant, cette rareté de cas identifiés n'a pas pour corollaire une absence de prise de conscience des établissements. Bien au contraire, ils se sont tous déclarés vigilants , conscients des risques, et affichent tous la volonté de protéger les libertés académiques au même titre que le potentiel scientifique de la nation. La mission note cependant l'existence d'un biais méthodologique , qui ne permet pas de généraliser cette attitude. En effet, cette « vigilance » est presque systématiquement évoquée par les établissements qui ont répondu et ceux qui ont été auditionnés, soit probablement les plus intéressés ou concernés par cette problématique.

La vigilance renvoie à deux niveaux étroitement reliés, mais pour lesquelles les modalités de surveillance ne sont pas identiques.

Premier niveau, celui de l'établissement . Si l'on ne peut pas parler au sens strict du terme d'autorité hiérarchique, il appartient aux structures d'encadrement de créer les conditions favorables à une prise de conscience qui, comme la mission a pu le relever, est par bien des aspects à l'opposé de la tradition universitaire d'ouverture et de circulation des idées. M. Guillaume Gellé, vice-président de la Conférence des Présidents d'université (CPU), fait état du caractère protéiforme des menaces, et corrélativement de la complexité de leur traitement : « L'enjeu est donc d'être suffisamment informé pour repérer et contrer toute forme de pratique de désinformation, de propagande ou d'intimidation.

Dans sa réponse écrite, l'université de Lorraine indique avoir « déconseillé à des chercheurs de participer à de grands réseaux des Routes de la soie ». Les points de fragilité les plus souvent identifiés sont les conventions passées avec les établissements étrangers et l'origine des financements obtenus par les doctorants et post-doctorants. Dans ces deux cas, le rôle des instances de l'université ou de l'école et leur degré d'implication parait essentiel, et repose très largement sur la prise de conscience des présidents et des vice-présidents.

Lors de son audition plénière devant la mission, M. Guillaume Gellé, a introduit son propos par la reconnaissance de l'importance des libertés académiques, notamment au regard de la situation à l'étranger : « La question des libertés académiques des enseignants-chercheurs, principe fondamental reconnu par les lois de la République et par le Conseil constitutionnel, est au coeur des préoccupations de la CPU. Dans une grande partie du monde, ces libertés n'existent pas, sinon très partiellement. »

La principale réponse apportée par les établissements passe par la formation. Elle peut être à destination des Présidents d'université, comme le souligne M. Guillaume Gellé : « Nous sommes également en train de préparer, avec les services des ministères de la défense, des affaires étrangères et de l'intérieur, des journées de formation des présidents récemment élus. », mais également des personnels de la recherche ».

Il est également essentiel d'intégrer très en amont au niveau de l'établissement la maitrise de la cybersécurité , en confiant à l'ANSSI la mission d'effectuer un diagnostic précis des systèmes. Ce contrôle ne doit pas se limiter à la question de la protection des données, mais également de la préservation de la sûreté des transmissions , en particulier des cours en ligne qui se sont développés de manière exponentielle durant la pandémie. La mission constate en effet que les efforts des établissements pour assurer une continuité des enseignements les ont contraints, dans l'urgence et faute de moyens, à privilégier l'accessibilité sur la sécurité . À terme, cette orientation peut s'avérer porteuse de dangers tant pour les enseignants que pour les étudiants.

L'individu constitue en effet le second niveau, après l'établissement . En réponse à une question posée sur les menaces pesant sur l'intégrité scientifique, l'université d'Orléans indique ainsi : « Les coopérations en sciences « dures » prêtent sûrement moins le flanc aux menaces sur la liberté académique que des recherches en « humanités » avec des pays peu démocratiques, bien que le bon sens empêcherait la mise en place de tels partenariats ou leurs suspensions immédiates. L'intégrité scientifique, « au sens de l'ensemble des règles et des valeurs qui doivent régir l'activité de recherche, pour en garantir le caractère honnête et scientifiquement rigoureux » ne semble pas être liée à des partenariats, mais repose sur les individus . »

En effet, une large partie des activités des chercheurs et enseignants-chercheurs s'exerce dans une indépendance qui exclut a fortiori , et de manière très légitime, un contrôle renforcé sur leurs activités . Or si certains, de par leur domaine de recherche, sont particulièrement sensibilisés aux questions d'influence, la plupart ne voient dans une invitation à un colloque ou une opportunité de financement que la reconnaissance logique de la qualité de leurs travaux, dans des domaines souvent très spécialisés. Dès lors, il peut leur être difficile d'adopter une attitude « vigilante ».

Dans le cas précité de l'Université de Lorraine, les alertes ont pu être relayées par les instances académiques, mais tel n'est pas toujours le cas. À ce propos, M. Guillaume Gellé note ainsi : « Il faut distinguer les visites institutionnelles entre établissements, souvent bien préparées et cadrées par les services des relations internationales, en lien avec les ambassades et les consulats, des sollicitations individuelles, beaucoup plus difficiles à suivre . » La mission d'information a été ainsi saisie du cas d'un professeur d'université, à l'origine d'une technologie très innovante, auquel un pays étranger a proposé un poste de professeur honoraire associé à une rémunération très supérieure aux niveaux français, très vraisemblablement dans l'objectif de capter son savoir-faire.

Il existe une réelle marge de progression de la part de la communauté académique dans l'appropriation non seulement du cadre légal, mais également, et peut-être surtout, dans les modalités de vigilance à mettre en oeuvre face aux approches d'entités étrangères . Ce paradigme n'est pas aisé à faire admettre à des chercheurs justement attachés à leur liberté de travail et d'expression, d'autant plus que le contexte budgétaire rappelé en supra rend particulièrement attractives des offres en apparence compatibles avec la liberté de recherche. Cependant, face à certaines situations à risques rapportées devant la mission, il est essentiel d'informer à tous les niveaux les acteurs du monde académique de ces périls. Guillaume Gellé indique à ce propos : « La sensibilisation des décideurs est acquise, notamment en ce qui concerne l'accueil des chercheurs étrangers ; il nous faut aller maintenant jusqu'aux chercheurs, qui doivent être mieux formés pour la conduite de leurs travaux individuels, de pair à pair, et ce dès leur arrivée à l'université . »

Plusieurs établissements ont fait part de leur prise de conscience, qui passe par une information délivrée aux personnels de la recherche .

Ainsi, l'université de la Réunion a développé des collaborations avec la DGSI qui ont permis de sensibiliser les chercheurs à l'intelligence économique. L'université de Lorraine indique avoir pu bénéficier de formations du ministère de l'Intérieur qui ont permis « d'être attentifs à toutes sollicitations bien trop alléchantes (cas des Megagrants 55 ( * ) russes par exemple, ou encore le CSC 56 ( * ) chinois) ».

Ces exemples, encore trop rares, et encore trop tournées vers les questions liées à l'intelligence économique, devraient être largement généralisés et promus.

Recommandation 14 : Généraliser la réalisation par l'ANSSI d'un audit sur la sécurité des systèmes informatiques des universités, en y intégrant la question de la confidentialité des cours en ligne.

Recommandation 17 : Créer un régime de transparence sur l'origine des financements extra-européens des projets (colloques, contrats doctoraux, chaires..) menés par les établissements d'enseignement supérieur et de recherche et les think-tanks.

Recommandation 18 : Faire valoir au niveau national des exigences de réciprocité dans les échanges universitaires et scientifiques avec les pays extra-européens.


* 51 Loi du 24 décembre 2020, https://www.senat.fr/dossier-legislatif/pjl19-722.html

* 52 À titre illustratif, on peut citer parmi les derniers Prix Nobel français la récipiendaire du prix d'économie 2019 Esther Duflo, professeur au MIT, ou Emmanuelle Charpentier, Prix Nobel de chimie 2020 et directrice de l'institut Max-Planck de biologie des infections à Berlin.

* 53 En sens inverse, on peut d'ailleurs citer le mathématicien brésilien Artur Avila, médaille Fields 2014, membre du CNRS et qui a obtenu depuis lors la nationalité française.

* 54 La liste figure en annexe du présent rapport.

* 55 Programme de coopération international de la Russie.

* 56 « China Scholarship Council », qui soutient la venue d'étudiants et de chercheurs en Chine.

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